Les accords Sykes-Picot, 16 mai 1916 d'après le document original © Julie d’Andurain |
Dans
les combats qui opposent aujourd’hui le gouvernement de Damas aux rebelles du
nord de la Syrie, il est rarement fait mention d’un déterminant historique qui
a pourtant son importance, celle de la rivalité séculaire des deux grandes
villes syriennes, Damas et Alep. En outre, pratiquement tout le monde ignore
aujourd’hui que ce sont les Français qui ont finalement décidé de privilégier
la ville des Omeyyades.
Au
début de la Grande Guerre, la Syrie telle que nous la connaissons aujourd’hui
n’existe pas. Réparti en sandjak, l’espace est une province éloignée de
l’Empire ottoman ; pour les Français qui la convoitent, elle correspond à une
étroite bande de terre littorale allant du plateau d’Asie mineure aux sables de
la Palestine dans l’angle nord-est de la Méditerranée. Le désert n’intéresse
guère car seules les villes comptent. Selon les observateurs étrangers, « la
Syrie n’a pas de capitale » car l’axe longitudinal du territoire a « toujours
fait obstacle à l’établissement d’un centre unique de domination ». Cela ne les
empêche pas de la convoiter en lui donnant les contours de la « Syrie intégrale
», c'est-à-dire une Syrie littorale allant de la Cilicie au Liban et intégrant
la Palestine.
Les
accords Sykes-Picot de 1916 valident en partie ce dispositif géographique mais
apportent des nuances sur la Palestine dont le statut
est volontairement placé dans l’indétermination et sur l’intérieur des terres, les
hinterlands, qui deviennent des zones dévolues aux Hachémites en reconnaissance
de leur action dans la révolte arabe. Plus clairement, sir Edward Grey précise
que les Arabes - autrement dit Hussein, chérif de La Mecque, bientôt roi du
Hedjaz et ses fils - doivent obtenir la possibilité d’administrer les villes de
Homs, Hama, Damas et Alep, décision acceptée par les Français d’une part parce
qu’elle n’empiète pas sur la « Syrie intégrale », d’autre part parce que ces
villes sont placées dans la zone A des accords Sykes-Picot, c'est-à-dire sous
la tutelle indirecte des Français.
Le
règlement des accords de la sortie de guerre complique la donne car les
Français ont perdu du terrain pendant le conflit aux dépens des troupes
anglaises ; ils n’ont pas vraiment matière à négocier. En mesure de valoriser
leur scénario hedjazo-syrien au moment de leur relève par les troupes
françaises, les Anglais confirment donc l’administration arabe « des quatre
villes » par l’accord du 15 septembre 1919 et font passer du même coup Fayçal
sous tutelle française.
Fin
politique, Fayçal se rend à Paris pour rencontrer Clemenceau. Sur la base de
l’administration des quatre villes de l’intérieur, il réclame au nom des
Syriens le soutien du président du Conseil français pour constituer une Syrie
indépendante. Rassuré par le Tigre, l’émir accepte qu’elle se fasse à l’ombre
de la tutelle française (janvier 1920). De retour en Syrie, il ne ménage donc
pas ses efforts pour faire reconnaître le droit à l’indépendance totale en
s’inspirant de la rhétorique des colonialistes tout en s’appuyant sur celle des
nationalistes arabes. Fayçal développe alors un discours portant sur une «
Syrie intégrale arabe » susceptible d’inclure la Palestine mais aussi Mossoul
(que les Anglais convoitent par ailleurs).
Durant un temps donc, Français et nationalistes arabes s’entendent sur
une Syrie aussi large que possible. Mais l’agitation nationaliste gagnant les
quatre villes, les Français, toujours sensibles au syndrome égyptien de 1882,
craignent une réaction anglaise et l’émergence possible d’un condominium
anglo-hedjazien sur la Syrie intérieure.
Dès
lors, le haut-commissaire français en Syrie, le général Gouraud, et son adjoint
civil Robert de Caix s’ouvrent davantage aux demandes particularistes qui se
multiplient partout sur le territoire, à commencer par celle des Maronites du
Liban. En Syrie intérieure, où la vieille rivalité entre Alep et Damas s’est
creusée à la faveur de la guerre, cela revient à poser la question du choix
d’une capitale pour le pays. Fondée essentiellement sur la géographie, la
compétition des deux grandes cités syriennes oppose une ville littorale ouverte
sur le commerce extérieur à une ville de l’intérieur dont le nom est certes
évocateur d’un passé glorieux mais qui ne fait guère preuve de dynamisme. Elle
se renforce au moment de la sortie de guerre en ce que Damas devient le siège
du gouvernement arabe dirigé par Fayçal. À une capitale politique putative
choisie pour des raisons symboliques et religieuses s’oppose donc une capitale
économique qui a la préférence des Français.
En
mettant fin au règne de Fayçal en Syrie, la chute de l’éphémère royaume arabe
de Damas (« bataille de Damas » plus connue sous le nom de « bataille de Khan
Meyssaloun », 24 juillet 1920) relance le débat. La ville des Omeyyades
apparaissant désormais comme un foyer de contestation majeure, les directives
politiques du général Gouraud de juillet 1920 proposent de séparer les deux
grandes villes rivales « pour faire d’Alep la capitale du nord avec Alexandrette
comme port et action sur tous les bédouins turcs, kurdes de Assyro-Chaldéens de
l’est », Damas restant la capitale de l’intérieur, mais une capitale croupion
puisque le haut-commissariat français est alors installé à Beyrouth.
En
réalité, le haut-commissariat cherche à instaurer une Fédération syrienne,
c'est-à-dire la division du territoire en plusieurs États fédérés, lesquels se
trouvent coiffés par le pouvoir mandataire. Mais les projets mis en place dès
juin 1921 ne résistent pas aux difficultés économiques du mandat qui en
interdisent la mise en œuvre d’autant que l’opinion publique syrienne réclame
l’union des États de Syrie. Après une pause de près d’un an, l’hypothèse
fédérative ressurgit en juin 1922 avec une affirmation plus claire du problème
posé par le choix de la capitale (lettre de Gouraud à Catroux le 5 juin 1922).
A
cette date, le projet de capitale alépine s’épuise, essentiellement pour des
questions budgétaires puisque les frais de l’accueil des services publics
reposent sur les contribuables syriens. Mais toujours soucieux de développer un
système fédéral, les Français pensent la capitale syrienne sur un mode multiple
et provisoire : un temps, il est question d’une capitale tournante entre Alep
et Damas, proposition bientôt doublée par un projet de capitale mobile,
associant Alep, Damas et Homs, cette dernière ville étant privilégiée pour tenter de dépasser la rivalité des deux
autres (lettre de Gouraud à Robert de Caix le 28 octobre 1922). Finalement,
le choix de Damas comme seule capitale s’impose (entretien Gouraud-Catroux le
16 novembre 1922) car la délégation damascaine se révèle être plus centraliste
que la délégation alépine finalement peu désireuse d’accueillir les services
publics du cadastre, de la justice, de la gendarmerie. Par son refus de devenir
la capitale, Alep économise 7 millions (résultat de la suppression de 1789
salariés) et laisse la place à Damas, position dominante par ailleurs acceptée
par les Alaouites à la condition que l’on arrête là le processus de centralisation.
Aujourd’hui,
dans la lutte qui s’est engagée en Syrie entre Damas et Alep, le problème de l’unité
syrienne est posé. Derrière elle, ce sont bien des questions portant sur la
centralisation ou de la décentralisation du territoire telle qu’elles se sont
imposées au pouvoir mandataire qui devront être résolues, pendant ou après le
conflit. L’Histoire est un éternel recommencement.
Julie d’Andurain
Agrégée et docteur en histoire,
chargée de cours à Paris-Sorbonne et adjointe au chef du Bureau Recherche
CDEF/DREX.
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