L’esprit humain est ainsi fait qu’il se concentre presque exclusivement sur ce qu’il voit et néglige les phénomènes peu visibles. Tout le monde a en tête les images des attentats du 11 septembre 2001 et ses 3 000 victimes. On néglige en revanche le fait que la peur de prendre l’avion qui en a découlé a engendré un surcroît de trafic routier finalement plus meurtrier que les attentats. De fait, dans la majorité des cas, le conflit en Afghanistan n’apparait sur nos écrans que lorsque nos soldats tombent et selon un processus exponentiel : un seul décès est un « évènement », à partir de trois on parle de « choc » et au-delà de huit on atteint le niveau de « drame national ». La lumière faite sur ces pertes visibles empêche de voir d’autres phénomènes plus discrets.
On pourrait déjà faire remarquer que chaque année la drogue afghane tue trente fois plus de Français que les balles ou les engins explosifs afghans (et accessoirement que ceux que nous soutenons sur place sont parfois impliqués dans ce trafic d’opium). On pourrait aussi constater que la route française est actuellement la zone d’engagement la plus meurtrière pour les forces françaises (environ 30 décès par an dans le cadre du service et 220 hors service), sans que cela suscite la moindre couverture médiatique. Il est vrai aussi que dans ce dernier cas le taux de pertes par accident routier est très inférieur pour les militaires en service à celui de la moyenne de la population. Il n’est donc pas indispensable d’avoir une exposition médiatique suivie de réactions « visibles » (en général, l’annonce d’un surcroît de réglementation et de contrôle) pour adopter des méthodes efficaces de contrôle des risques.
Il existe cependant une différence de nature entre les soldats perdus dans des accidents et ceux qui tombent dans des opérations de guerre. Vouloir réduire à tout prix les pertes par la force protection, qui n’est autre qu’une adaptation de la fonction « sécurité et prévention des accidents », a effectivement des effets visibles. En proportion des risques encourus et des effectifs engagés, les pertes au combat des troupes engagées en Afghanistan sont les plus faibles de notre histoire militaire. La probabilité d’être tué en Afghanistan, même depuis 2008, est par exemple trois à quatre fois inférieure à celle de la guerre d’Algérie.
La question se pose maintenant de savoir quels sont les effets invisibles à long terme de ces mesures visibles immédiates lorsqu’on agit non pas dans le cadre d’un service courant en métropole qu’il s’agit d’optimiser mais dans celui d’un affrontement dialectique armé avec sa logique parfois paradoxale (en combat, le chemin le plus court n’est pas forcément le meilleur car c’est celui où on sera le plus attendu par l’adversaire). A force de prudence et en voulant gagner chaque engagement à « 1-0 plutôt qu’à 3-1 » ne prolonge-t-on pas les opérations en n’obtenant rien de décisif ? Pire encore, en voulant éviter à tout prix les pertes, n’est-on pas tenté de réduire même ces engagements en restant dans les bases ? Tout cela n’engendre-t-il pas une frustration prolongée avec ses conséquences psychologiques ? S’est-on d’ailleurs inquiété des pertes invisibles engendrées par nos manières de procéder (suicides, dépressions, démotivation, non renouvellement de contrat) ? En échangeant de l’argent contre des risques (blindages, appuis, etc.) n’échange-t-on pas aussi une usure physique contre une usure économique ? Beaucoup de questions et pour l’instant peu de réflexions visibles.
Que ce soit dans vos livres ou sur ce blog, mon colonel, c'est toujours un plaisir de vous lire !
RépondreSupprimerVous vous trompez de niveau de réflexion. Vous parlez d'efficacité militaire pour un conflit au sujet duquel le CEMA disait déjà en 2009 que nous n'étions pas là pour gagner la guerre et qu'il ne fallait pas s'engager de trop. Notre présence n'est qu'un simple élément de politique internationale. Il ne faut pas que les Français se posent trop de questions. Il faut donc éviter les scoops médiatiques liés au décès des soldats. Et donc on "blinde" et la force et la communication. Quant aux "états d'âme" de nos soldats, dommages collatéraux de la raison d'état, pourrait-on dire, hélas.
RépondreSupprimerBonjour Monsieur,
RépondreSupprimerComment expliquez-vous que lorsque les taliban tenaient l'Afghanistan la culture du pavot n'existait quasiment pas. Et qu'aujourd'hui il est devenu le premier producteur mondial ?
La production d'opium n'a été réduite par les taliban que pendant moins de deux ans. Les stocks étaient alors suffisants pour compenser cette chute de production. Mais il est vrai que eux ont obtenu des résultats en la matière.
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