The Structure of Morale du psychiatre
canadien John Thompson MacCurdy est un ouvrage fascinant. MacCurdy était à
Londres pendant le blitz de Londres, cette longue série de bombardements de
septembre 1940 à mai 1941 qui a tué 43 000 personnes et détruit un million
de logements. Comme tout le monde avant-guerre, il était persuadé que les
grands bombardements aériens provoqueraient des désastres immenses et de
grandes peurs. En 1937, le haut-commandement britannique estimait qu’une grande
campagne de bombardement sur le Grand Londres provoquerait 600 000 morts,
plus d’un million de blessés et une immense panique. En prévision, 37 000 soldats
étaient mobilisés au début de la guerre pour gérer tous les mouvements de foule
et maintenir l’ordre. De grands hôpitaux psychiatriques avaient également été
construits en périphérie de la ville. Or, rien ne se passa comme prévu. Il n’y
eu réalité aucun mouvement de panique, sinon très ponctuellement, et les
psychiatres n’eurent qu’un peu plus de patients qu’avant la guerre, très en deçà
en tout cas de ce qui était anticipé. Les hôpitaux psychiatriques restèrent sous-occupés
et certains furent fermés faute d’activité.
C’était en partie pour résoudre cette
énigme que MacCurdy a observé les Londoniens et sa conclusion fut étonnante :
en réalité, la majorité des gens se sentaient plutôt mieux pendant la guerre qu’avant.
MacCurdy remarqua qu’il pouvait partager la population en trois catégories :
ceux qui mouraient, ceux qui étaient de près touchés dans leur chair ou celle
des proches, les « survivants », et ceux qui n’étaient pas touchés
directement, les « épargnés » ou « remote-miss ». C’était
un peu toute la différence philosophique entre la mort à la première, deuxième
ou troisième personne.
L’impact psychologique était alors très
différent selon les catégories, évidemment très fort et dur pour les « survivants »,
mais, et c’était cela le plus étonnant, plutôt positif pour les autres, c’est-à-dire
la très grande majorité des 5 millions d’habitants alors dans le Grand Londres.
Beaucoup déclarèrent en effet à MacCurdy leur sentiment de soulagement et d’excitation
d’avoir échappé au danger et surmonté leur peur. Avec la répétition des événements,
ils avaient développé un sentiment d’invulnérabilité et avaient plutôt l’impression
de vivre une expérience exaltante. Beaucoup qui avaient la possibilité d’être
évacués refusèrent de le faire en déclarant qu’ils n’auraient jamais l’occasion
de vivre ça. Les problèmes parmi les « épargnés » survinrent plutôt après
la guerre sous forme de blues.
A ce stade, je comprenais moi-même
pourquoi je regrettais les moments où on m’avait tiré dessus. Je fais partie de
cette grande majorité de soldats qui ont connu le feu « de loin »
même quand ça passait près, et qui au bout du compte ont trouvé ça plutôt
excitant d’avoir été confronté au danger et d’y avoir échappé à chaque fois. Contrairement
à l’image souvent véhiculée, notamment au cinéma, du soldat forcément
traumatisé au retour des opérations, l’immense majorité revient en très bonne
santé avec surtout comme problème celui de l’ennui après une période forte. J’ai
entendu dire « J’en ai marre de dire
que je vais bien, très bien même. J’y retournerai tout de suite, mais on me
donne l’impression que je ne suis pas normal et que je devrais avoir honte ».
On a trop longtemps sous-évalué le problème de nos blessés invisibles, et ils
méritent encore plus d’attention qu’ils n’en reçoivent, mais il ne faut pas
inverser le problème et s’imaginer comme à Londres que les compagnies revenant
d’opérations difficiles vont remplir les hôpitaux.
Mais MacCurdy allait plus loin que
cette simple typologie et ses observations ont été confirmées par de nombreuses
autres études : la résilience globale d’une population ne dépend pas
seulement de la proportion des « épargnés », mais aussi du contexte
dans lequel ils évoluent.
Il se trouve que j’ai eu l’occasion de vivre
pendant six mois dans une ville assiégée. Je n’ai vécu qu’une fraction de ce qu’ont vécu les gens sur place pendant quatre ans, mais il n’y a pas une journée où je
n’ai entendu des obus (il en tombait en moyenne 300 par jour) ou des balles, où
je n’ai éprouvé le sentiment d’être peut-être dans le viseur d’un sniper. Au
total, en quatre ans de siège 5 000 habitants ont été tués et peut-être 20
000 ont été touchés « de près », sur une population totale de 250 000,
autrement dit comme à Londres la grande majorité des habitants était constituée
d’« épargnés ».
J’ai vu des morts, des blessés graves,
des gens s’effondrer en larmes, des gens vivants comme des zombies dans des
abris obscurs et cloaques, mais j’ai vu aussi plein de gens vivre forts près de
la mort. Ils s’étaient adaptés au pire. Ils avaient trouvé comment réduire la
probabilité d’être tués en s’abritant là où il fallait et en adoptant les
attitudes qu’il fallait à l’air libre. Leur travail principal dans la journée
consistait à nourrir leur famille s’ils n’avaient pu l’évacuer à temps. Le reste
du temps, ils aidaient les autres ou se reposaient, buvaient de la slibovic, s’amusaient
et faisaient l’amour.
Notre politique était alors d’aller autant
que possible au milieu des gens, se lier à eux et faire en sorte qu’ils pleurent
en nous voyant partir six mois plus tard. Nous leur donnions une partie de
notre nourriture et notre eau, des soins médicaux, et puis en liaison avec
plein de gens formidables, nous sommes passés à des opérations plus sophistiquées :
raid blindé avec des profs pour récupérer des livres scolaires entreposés sous
la poussière dans un coin de la ville, nettoyage de notre secteur avec une
société locale à qui nous fournissions carburant et protection, spectacles de
marionnettes avec transport et escorte de la troupe et des enfants, protection
de tous et distribution de rations. À la fin du mandat, on a organisé en commun
la construction d’un gazoduc en bordure de notre zone de responsabilité, une œuvre
titanesque qui nous valut quelques accrochages violents avec les Bosno-Serbes
qui nous accusaient de creuser des tranchées pour leurs ennemis.
Nous avons rencontré à cette occasion
plein de gens « impliqués », qui ne se subissaient pas, travaillaient,
éduquaient, et continuaient à tout prix à organiser des spectacles, à écrire
des journaux et des livres, à aider les blessés, réparer les dégâts, éteindre
les incendies. Ils étaient forts parce qu’ils avaient un foyer, un chez-soi
sécurisant, mais aussi parce qu’ils agissaient. Ils étaient ravis aussi quand
nous tirions aussi contre ceux qui leur voulaient du mal. Lors du premier
combat dans la ville, une heure à peine après notre arrivée, une femme était
venue me voir tout sourire en me disant « Vous
êtes venus tuer les snipers ? Merci ». En réalité, avec nos
petits moyens on ne pouvait pas faire grand-chose, mais cela contribuait à l’idée
de ne pas subir.
Ceux qui les faisaient souffrir étaient
aussi à l’intérieur, la vieille ville en particulier était tenue par des bandes
de mafieux impitoyables, qui n’hésitaient pas à racketter les gens et à détourner l’aide
humanitaire, à les tuer parfois comme ce gamin égorgé par Tsatso, le pire de
tous. Tsatso est le chef de la zone dans laquelle nous étions implantés. Nous
nous battions en réalité surtout contre lui et ses hommes, jusqu’au jour où le
gouvernement bosniaque a pris les choses en main et nettoyé la ville de ces bandits.
Au cours de la bataille, Tsatso a été pris en compte par le père du gamin
égorgé. Les obus tombaient toujours autant sur les gens, mais leur environnement
était un peu moins oppressant.
Nous courrions statistiquement les mêmes
risques que les gens assiégés, une probabilité quotidienne nettement plus
élevée de se faire abattre mais sur un temps plus court. Je me suis aperçu que
nous renforcions leur résilience, mais qu’ils faisaient de même pour nous, en
nous avertissant des dangers mais aussi en nous donnant un sens, des choses à
faire, l’impression de ne pas subir et même de faire reculer la souffrance. Il fut
difficile de partir, j’ai même demandé à rester un peu plus longtemps pour accueillir
ceux qui nous relevaient. Certains d’entre nous ont été meurtris, mais
étrangement quand nous évoquons cette mission c’est avec des regrets.
Je suis retourné à Sarajevo juste à la
fin de la guerre. J’y ai vu du soulagement, de la joie et de l’enthousiasme, les
bars étaient pleins. Tout était à reconstruire, mais il y avait un espoir et de
l’énergie. J’y suis retourné à nouveau il y a quelques années, certains m’ont
avoué alors qu’ils ne souhaitaient pour rien au monde le retour de la guerre, mais
qu’ils regrettaient eux aussi certaines choses.
Une différence notable, le fait que l'on est a faire à un virus qui si application stricte des consignes limite les contact sociaux et donc la libération de la parole. Cette libération de la parole permet de soulager le psychisme et de renforcer entre autre la capacité de résilience qui autorise une adaptation voir une reconstruction sociale dans la difficulté. La va être le grand combat à mener, trouver le juste milieu entre limiter les contacts afin de limiter la contagion et mobiliser les ressources collectives.
RépondreSupprimerMais maintenant il y a internet les réseaux de téléphonie fonctionneront. La libération de la parole à lieu (détournementsur Facebook par exemple), il y a donc d'autres moyens permettant la résilience face à ce danger qu'est ce virus. Étant confiné depuis vendredi et en télétravail je vous assure qu'il y a soutien mutuel.
RépondreSupprimer