En réalité, les éléments techniques indiquent au
contraire un amateur, pour qui c’était le premier et dernier « tir à tuer » de
sa vie. Un tireur un tant soit peu expérimenté sait que, sur une distance de
180 mètres, depuis une hauteur, avec un fusil de précision réglé, la balle
atteindra un cercle d’environ 5 cm autour du point visé et mettra environ un
quart de seconde pour toucher la cible. Cela laisse le temps à la cible, même
assise, de bouger légèrement la tête ou le haut du corps, rendant le cou — zone
étroite — un choix improbable. La cible aurait donc été plus probablement
l’abdomen, la poitrine ou, avec plus de risque, la tête. C’est sans doute l’un
de ces trois points qu’avait visé l’assassin de Charlie Kirk. Mais, sous
l’effet du stress et sans aucune expérience de tir sur un être humain, il a
tout de même réussi, malheureusement, à atteindre in extremis un point vital.
C’est l’inverse de Thomas Matthew Crooks qui, dans des conditions similaires, a
raté de peu Donald Trump en juillet 2024.
L’enquête, quelque peu chaotique, du FBI a confirmé
cette hypothèse en conduisant à l’arrestation de Tyler Robinson, un tireur et
meurtrier politique effectivement amateur, tout comme Crooks. Elle a également
permis d’identifier Ryan Wesley Routh, qui avait tenté de tuer Donald Trump,
Luigi Mangione, le meurtrier d’Andrew Witty, PDG de UnitedHealth Group, ou
encore Vance Boelter, qui a tué le couple Hortman et tenté de massacrer la
famille Hoffman — pour ne citer que les meurtres politiques individuels des deux
dernières années aux États-Unis. Les motivations de chacun sont souvent
confuses, mais il s’agit presque toujours de défendre, individuellement ou en
petites équipes, des valeurs jugées « américaines » à coups d’armes à feu, dans
la grande tradition pervertie des Minutemen.
À l’origine, les Minutemen, miliciens de la
Nouvelle-Angleterre pouvant s’équiper de leur fusil « à la minute », furent les
premiers soldats de la Révolution américaine et les héros de plusieurs combats
mémorables contre l’armée britannique, notamment en 1775 lors des batailles de
Lexington et Concord, où se dresse aujourd’hui la Minute Man Statue. Dans les
faits, les Minutemen ont en réalité joué un rôle secondaire face aux « habits
rouges », comparés à l’armée régulière continentale commandée par George Washington
et aux forces françaises. Qu’importe : les Minutemen sont devenus le symbole du
patriotisme américain et des premiers défenseurs des Américains contre les
ennemis de la « frontière » ou les tyrans potentiels. C’est la raison pour
laquelle les citoyens armés sont reconnus comme nécessaires par le 2ᵉ amendement de la Constitution, alors que l’idée
d’une armée professionnelle permanente, politiquement suspecte, en est
initialement exclue. L’atteinte à la démocratie viendrait d’un homme de pouvoir
utilisant, à l’instar de Cromwell, les instruments de coercition à sa
disposition ; sa défense viendrait des hommes armés « d’en bas », selon la
théorie de Carroll Quigley.
Tout cela n’est pas absurde. Alexis de Tocqueville
décrit le fusil comme l’instrument de l’égalité entre les citoyens et le
Minuteman comme la garantie de la liberté générale — mais aussi une source de
désordre et de violence locale. Frederick Jackson Turner évoquera plus tard le
rôle de ces hommes dans la défense et l’expansion de la Frontière, ainsi que
l’influence de celle-ci sur la société américaine. La frontière est cependant
officiellement fermée en 1890, et les milices ne jouent qu’un rôle médiocre dès
qu’il s’agit d’affronter des armées régulières ; la garantie de démocratie n’a
pas empêché la guerre civile ni la montée de la violence politique dans les
années qui l’ont précédée.
Tout au long du XXᵉ siècle, il est apparu nécessaire de créer des organes de sécurité permanents et
puissants — forces armées, FBI, services de renseignement — venant se superposer à ceux des États (polices
locales et garde nationale, qui remplace les milices en 1903). Il fallut donc
aussi accorder à ces forces de sécurité le monopole de l’usage de la force, tel que défini par le sociologue Max
Weber (1919), au détriment définitif des citoyens armés, qui persistent néanmoins, ne serait-ce que
parce qu’il est très difficile d’abroger un amendement de la Constitution — seul
le 18ᵉ, celui de la prohibition
de l’alcool, l’a été — surtout s’il reste populaire.
De fait, hors légitime défense, avec la disparition
des ennemis de l’Amérique sur le sol américain, l’emploi individuel des armes
par de simples citoyens devient automatiquement criminel, même lorsqu’il a un
contenu politique. On assiste alors à un accroissement considérable de la
violence, purement criminelle bien sûr, mais aussi raciste (lynchages),
syndicale (IWW), terroriste (KKK, anarchistes), du début du XXᵉ siècle jusqu’à la Grande Dépression, avec
l’assassinat d’un président en 1901 et deux tentatives en 1912 et 1933. Paradoxalement, cette
montée de la violence contribue à l’accroissement de l’armement individuel,
chacun voulant se protéger.
On reconnaît là une phase de discorde décrite par
l’historien Peter Turchin, exprimée dès 2010 dans Nature, puis dans
son ouvrage Le Chaos qui vient, avec cette particularité que ces
phases de désagrégation sociale aux États-Unis voient systématiquement resurgir
les Minutemen, qui se croient investis d’une mission de défense des valeurs
alors qu’ils ne sont plus que de purs assassins.
Peter Turchin décrit les phases de discorde comme la
confluence de trois phénomènes : un appauvrissement de la classe populaire,
parallèlement à une captation des richesses par une « pompe à finance »
concentrée dans le sommet de la pyramide sociale, créant des inégalités
inédites depuis les années 1930 ; une impuissance de l’État, manquant de
ressources pour remplir ses missions régaliennes et compenser les inégalités
sociales ; et enfin, une surproduction d’élites. Ce dernier point est
particulièrement original : le nombre de prétendants aux postes de pouvoir —
politiques, économiques, bureaucratiques ou culturels — croît plus vite que la
disponibilité de ces postes, pour un nombre croissant d’héritiers, prioritaires
à la succession, et surtout de diplômés de haut niveau, de plus en plus exclus.
La conséquence est la constitution d’une contre-élite contestataire, éclatée en
multiples groupes qui expriment leur frustration, de l’extrême gauche à
l’extrême droite, dans de multiples combats spécifiques, parfois reliés aux
préoccupations d’une classe populaire hétérogène, sinon par la stagnation
générale de son niveau de vie.
Turchin estime que la nouvelle phase de discorde a
commencé à la fin des Trente Glorieuses et du grand pacte social de la Great
Generation — hors la minorité noire, qui s’est rappelée au bon
souvenir de la société parfois violemment dans les années 1960 — et trouvera
son paroxysme dans les années 2020 et peut-être jusqu’aux années 2030. Alors
qu’il n’y a jamais eu autant de Minutemen potentiels aux États-Unis — où l’on
compte plus d’armes à feu que d’habitants, et, entre autres, un fusil
semi-automatique AR-15 pour dix adultes — on assiste logiquement au retour des
justiciers qui se croient défenseurs de la liberté contre des membres d’autres
factions ou détenteurs de pouvoir, alors qu’ils ne sont que des assassins. Dans
ce mythe américain de l’individu seul et modeste sauvant le monde, ils agissent
souvent individuellement, comme Tyler Robinson, Crooks et les autres, ce qui
les rend très difficiles à détecter, mais ils peuvent aussi agir en équipes —
Oath Keepers, Three Percenters, Patriot Front, Atomwaffen Division, The Base,
National Socialist Movement, Army of God, Antifa, BAMN, Sovereign Citizens,
Republic of Texas, Branch Davidians, Groypers, etc. — ce qui les rend plus
détectables mais potentiellement plus dangereux. Ces groupes peuvent
s’infiltrer dans les manifestations et les transformer en émeutes, comme en
2020 (25 morts et des milliers de blessés), ou mener des actions spectaculaires,
comme l’assaut du Capitole en 2021. Ils peuvent également organiser des
attentats de grande ampleur, en plus de ceux de la mouvance djihadiste, comme à
La Nouvelle-Orléans, qu’il ne faut pas oublier dans ce paysage de violence.
On n’est hélas sans doute pas près de voir
disparaître ces Dark Minutemen, seuls ou en équipe, assassinant des personnes
de pouvoir au nom de leurs lubies ou de leurs haines. Le seul espoir, selon
Peter Turchin, est que cette violence finisse par purger suffisamment les
frustrations et épuiser la société pour imposer un nouveau pacte social
pacifié. Peut-être à la fin de la décennie. C’est à ce moment-là, et à ce
moment-là seulement, que l’Amérique sera à nouveau grande.
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