vendredi 29 novembre 2013

Sommes-nous prêts à affronter l’ennemi les yeux dans les yeux ?-Par Marc-Antoine Brillant

« Les démocraties ne préparent la guerre qu’après l’avoir déclarée ».
            
Bien que réaliste, cette assertion de George Mandel ne fait qu’effleurer un questionnement plus vaste. Certes elle interroge la compréhension des enjeux de défense dans nos sociétés éloignées de la souffrance, que nos grands-parents ont pourtant connus. Cependant, la problématique de la différence d’appréciation du prix de la vie selon que l’on est « militaire occidental » ou combattant extrémiste n’est pas abordée. La mort d’un camarade fragilise la troupe militaire qui y est confrontée. Pour l’insurgé ou le terroriste, mourir n’est bien souvent que la suite logique de son engagement.

Sans susciter la polémique, le « vivre ensemble » ne nous a-t-il pas rendus plus vulnérables face à un ennemi qui n’a pas la même conception de la vie ? 

Le concept de la guerre « zéro mort » a longtemps donné l’illusion que les armées pouvaient gagner les batailles sans engager de troupes au sol, sans affronter l’ennemi en face à face. Toutefois, la complexité des conflits infraétatiques, avec ses combattants « irréguliers » et le souci de mieux contrôler le milieu humain, a fini par rendre inopérante une stratégie uniquement fondée sur le dogme de la puissance aérienne. A ce titre, la guerre de juillet 2006 entre Israël et le Hezbollah a souligné toute la difficulté pour une armée conventionnelle moderne à affronter un ennemi hybride dilué dans la population, mais capable de mener de vraies actions de combat direct. 

Remises au cœur des engagements, les forces terrestres se sont alors retrouvées confrontées à une « nouvelle » dimension conflictuelle jusqu’alors négligée : la radicalisation de la violence. En effet, une majorité de groupes armés, criminels ou terroristes, pratique une « violence décomplexée » qui n’a de sens qu’au travers de la terreur générée par la cruauté des modes d’action. Même si une logique asymétrique perdure, ces groupes n’hésitent plus à engager un combat jusqu’au boutiste en face à face.

Pour le militaire confronté à ce type d’ennemi, le défi réside avant tout dans la prise en compte psychologique de ce phénomène. En effet, savoir que l’on risque de se faire tirer dessus est une chose. Etre certain d’affronter l’ennemi à courte distance en est une autre.

Longtemps engagées dans des « missions à but humanitaire », durant lesquelles la rencontre avec l’adversaire n’était qu’un cas fortuit, certaines armées occidentales ont redécouvert depuis peu le combat rapproché en face à face. Au-delà de la nécessaire acceptation du risque de perdre des hommes, les forces terrestres sont elles suffisamment préparées à tuer les yeux dans les yeux ?

En d’autres termes, comment s’assurer que le soldat saura combattre dans ces situations éprouvantes et accepter la violence de l’autre comme la sienne ?

En se recentrant depuis 2008 sur l’aptitude au combat rapproché et la « rusticité », les forces terrestres ont entamé la capitalisation d’une formidable expérience « guerrière ». Tout comme une entreprise qui mise sur « l’esprit » de sa marque pour attirer, fédérer et fidéliser clients et employés, l’armée de Terre a développé une culture collective propre, à la fois fixatrice d’identités et idéal à atteindre.

Comprendre l’importance du facteur humain au combat et notamment la nécessité de conserver cette fameuse culture du combat rapproché, sorte « d’esprit combattant », impose de se pencher sur des cas concrets explicites. Ainsi, l’étude comparée de l’emploi des troupes israéliennes lors de la guerre de juillet 2006 contre le Hezbollah avec celui de la force Serval face aux groupes armés djihadistes au Mali en 2013 est intéressante à plus d’un titre. Elle souligne à la fois les dangers courus par la perte d’une force de combat au sol résiliente, tout en mettant en lumière l’indispensable expérience à conserver.

La mort en face

« Je me souviens du terroriste qui m’a visé avec sa mitrailleuse. En une fraction de seconde, j’ai compris qu’il allait me tirer dessus. Puis j’ai senti les balles me transpercer le corps. Je me suis effondré sur le sol, mon fusil baissé. J’ai compris que la première balle m’avait frappé au dos, et j’ai pensé que la prochaine viserait ma tête ».

Capitaine Yoni Roth de la 1ère Brigade d’Infanterie de Tsahal
 lors de la bataille de Bint Jbeil au Liban en juillet 2006.

Symbole de l’échec israélien lors de la guerre de juillet 2006 contre le Hezbollah, la bataille de Bint Jbeil a servi à la fois de révélateur des lacunes de Tsahal, mais aussi d’électrochoc salvateur après le conflit.

Après l’attaque du 12 juillet contre une de leurs patrouilles, les forces armées israéliennes se retrouvèrent face à un dilemme. L’affront devait être lavé. Mais, le chef d’état-major de l’époque, le général Dan Halutz, pensait avant tout représailles par des frappes aériennes massives et ignorait l’option offensive terrestre. Seules de petites actions ponctuelles, sans profondeur stratégique, furent alors menées. Durant celles-ci, les Israéliens furent stupéfaits de voir les membres du Hezbollah combattre avec des procédures similaires aux leurs, utiliser les lance-grenades RPG 7 comme des armes antipersonnel et surtout chercher le combat rapproché pour infliger un maximum de pertes. Cette stupéfaction initiale n’était pas seulement liée à la méconnaissance flagrante de ce qu’était devenu le Hezbollah. Elle s’explique surtout par le tropisme du « tout-sécuritaire » qui avait envahi l’armée de Terre israélienne depuis les années 80. En effet, celle-ci était majoritairement employée dans des opérations de police en « Territoires occupés » (la fameuse culture « check point »). Privilégiant les actions de très faible envergure sans mise en œuvre de l’interarmes, elle avait perdu les réflexes combattants de la glorieuse armée du Kippour. Le fossé entre la réalité de l’ennemi et la perception de celui-ci par les forces terrestres s’était ainsi irrémédiablement creusé. Ce décalage se révéla encore plus douloureux lors de la bataille de Bint Jbeil.

Du 25 au 28 juillet 2006, plusieurs bataillons prestigieux de Tsahal tentèrent de s’emparer sans succès de cette ville clé du Sud Liban pour la poursuite de l’offensive vers le Nord du pays. Persuadé que l’aviation avait réduit à néant toute volonté de résistance, l’état-major de Tsahal avait conçu une opération simple, avec peu de soutien et presque pas d’appui. De fait, au petit matin du 25, deux compagnies d’infanterie de la brigade Golani pénétrèrent dans le centre-ville sans se méfier. Attaqués simultanément par plusieurs positions ennemies, les soldats israéliens subirent sans pouvoir riposter. En effet, sans les feux de l’artillerie ou des chars Merkava, les Golani ne purent que se réfugier tant bien que mal dans les habitations à proximité immédiate du lieu de l’embuscade. Bloqués dans celles-ci, les conscrits épuisèrent rapidement l’eau et les munitions, l’état-major n’ayant conçu qu’une action de courte durée (moins de 12 heures). Ce n’est qu’au bout de deux jours qu’ils finirent enfin par se replier et abandonner la ville après avoir perdu une soixantaine d’hommes dont dix-huit tués. Interrogés à leur retour, les « rescapés » confièrent leur stupeur d’avoir affronté des hommes extrêmement déterminés, « en uniformes impeccables avec leur plaque militaire recouverte de ruban noir pour ne pas briller dans la nuit ». Ils souligneront aussi la propension des hommes du Hezbollah à chercher l’imbrication systématique pour semer la confusion et démoraliser les troupes.

Pour les Forces de Défense Israéliennes, une des grandes leçons de cet « épisode » est directement liée à la perte de l’expérience de la guerre, et notamment d’une culture du combat rapproché. Armée de conscription, Tsahal ne dispose en effet que de très jeunes cadres. Rares sont les officiers ayant servi au Liban dans les années 80 et encore présents dans les unités en 2006. Même si le Hezbollah qu’ils avaient côtoyé à l’époque ne correspondait plus à la force paramilitaire qu’il était devenu, leur expérience du feu aurait pu être utile. De plus, sur le plan tactique, l’armée israélienne a clairement oublié les fondamentaux du combat : aucun rapport de force favorable n’a été mis en œuvre comme préalable à toute action terrestre. Pour la conquête de Bint Jbeil, les états-majors décidèrent d’envoyer des fantassins sans appuis, les Merkava ne pouvant se déplacer dans les ruelles étroites et l’artillerie fut jugée non indispensable.

Le sang versé en Afghanistan a servi au Mali

Sans faire de comparaison mal à propos, l’opération Serval au Mali apparaît aujourd’hui comme un véritable succès militaire. Il ne faut cependant pas oublier le chemin parcouru par les forces terrestres pour être au niveau d’un tel engagement. Comme d’autres nations, il aura fallu une prise de conscience douloureuse pour remettre en question nos certitudes et accepter l’idée que nous n’étions pas prêts au combat, encore moins rapproché.

Le durcissement des opérations en Afghanistan à l’été 2008 a initié une véritable réflexion quant à l’état de notre préparation opérationnelle, jugée finalement déconnectée de la réalité. L’aguerrissement, les fondamentaux du combattant ainsi que les procédures opérationnelles ont fait alors l’objet d’une remise à niveau sans précédent. De même, le processus du retour d’expérience a été rénové et davantage orienté vers les enseignements au combat, permettant ainsi d’adapter la doctrine d’emploi des forces, d’améliorer l’entraînement et surtout de créer le mécanisme de « l’adaptation réactive »[1].

Ces leviers, trempés par l’expérience du feu, ont fini par faire émerger une forme de culture combattante, orientée sur l’engagement rapproché.  Mise à l’épreuve au Mali, celle-ci a démontré que les choix effectués par l’armée de Terre durant « l’aventure afghane » avaient été pertinents, notamment parce qu’ils contribuaient à préparer la guerre en général et non pas une guerre en particulier.

Engagés au Mali sur deux fronts distincts et distants de 500 kilomètres, les soldats français ont fait face à un ennemi fanatisé, entraîné et ultraviolent.

Dans le massif de l’Adrar, les groupes de combat d’Al Qaïda au Maghreb Islamique étaient installés en défensive. Certains de ces djihadistes, porteurs de vestes explosives cachées sous leurs tuniques, allèrent jusqu’à se rendre les mains en l’air pour ensuite se faire littéralement exploser dès qu’ils furent faits prisonniers. Face à ce jusqu’au boutisme effrayant, le général commandant la brigade Serval se fixa alors un impératif : prendre l’ascendant sur l’ennemi en moins d’une semaine, avant que les limites physiques et psychologiques des unités ne soient atteintes. L’opération Panthère concentra alors les efforts dans la zone Nord du massif de l’Adrar, en direction des points clés du terrain où l’ennemi semblait s’être retranché. Lors des fouilles de certaines cavités rocheuses, les contacts s’effectuèrent souvent à courte distance (- 5m), nécessitant parfois de pénétrer dans des anfractuosités très étroites, en s’allégeant au maximum.

Dans la zone Centre à proximité de Gao, le groupement d’infanterie blindée français ainsi que plusieurs sections maliennes ont combattu les sarrya[2] du MUJAO. Le 1er mars, lors de l’opération Doro, un détachement franco-malien en reconnaissance à proximité du village d’Imenas, a engagé le combat avec un ennemi agressif et dissimulé dans la végétation. Combattant sans esprit de recul, les terroristes menèrent de véritables actions de freinage. Durant 7 heures, les djihadistes n’hésitèrent pas à monter à l’assaut des VBCI français avant d’être détruits par les tirs des canons de 25mm, à parfois moins de 20 mètres des engins. Les militaires français et maliens, débarqués de leurs véhicules, firent systématiquement face à des hommes déterminés, porteurs de ceintures explosives. Même si aucune perte amie ne fut à déplorer, les soldats français furent marqués par l’extrême détermination du MUJAO et par la vision des effets de leurs armes à très courte distance.

Une question dérangeante vient à l’esprit : le résultat sur le terrain aurait-il été le même si les unités françaises déployées dans le cadre du premier mandat de l’opération Serval n’étaient pas toutes passées par l’Afghanistan et son exigeante préparation opérationnelle ?

Mourir en martyr…et si possible pas tout seul

Face à une armée conventionnelle disposant de la supériorité technique, le combattant irrégulier n’a qu’un choix limité en matière de modes d’action pour infliger des pertes à l’ennemi et espérer, à terme, remporter la victoire. En effet, ne pouvant risquer de s’engager dans une bataille décisive, il va plutôt chercher à appliquer des tactiques de guérilla, dont l’objectif premier sera de se dissimuler pour frapper et  user progressivement la détermination des troupes conventionnelles. Le temps devient donc sa meilleure arme. « L’irrégulier » devra aussi prendre en compte ses propres faiblesses et les transformer en avantages difficilement parables. C’est notamment pour cette raison qu’il va systématiquement rechercher à engager le combat à courte, voire même très courte distance. A titre d’exemple, lors des accrochages de l’opération Doro au Mali, les combattants du MUJAO, dissimulés en zone boisée, attendaient le dernier moment pour se dévoiler et ouvrir le feu presqu’à bout portant. Ce souci de la confrontation rapprochée vise à inverser le déséquilibre entre le fort et le faible. En effet, en misant sur l’imbrication, les éléments armés cherchent avant tout à neutraliser le véritable atout au combat de leur adversaire : les appuis de la 3ème dimension.

De plus, comme l’ont démontré les combats au Sud-Liban, un ennemi qui vous traque et cherche le corps à corps peut tétaniser et donc inhiber les réactions. A la fin de la guerre de juillet 2006, les soldats de Tsahal confièrent à certains médias leur peur de repartir au Liban et d’affronter un ennemi surgi de nulle part, au plus près et souvent dans le dos.

Enfin, il ne faut pas négliger les « bénéfices » tactiques et psychologiques d’une action suicide perpétrée au cours de combats rapprochés. Ce n’est pas un hasard si nombre de membres d’AQMI et du MUJAO étaient porteurs de vestes ou de ceintures explosives, destinées en dernier recours à se suicider au contact des soldats de Serval. L’action suicide n’était pas vue comme une « mission en soi » mais plutôt comme le moyen le plus sûr de ne pas être pris vivant, tout en faisant diversion au profit d’autres « camarades » terroristes chargés de l’action principale. 

Plaidoyer pour la conservation d’une culture du combat rapproché

Même si les guerres se suivent sans se ressembler, les conflits récents dévoilent donc une constante dans la radicalisation de l’emploi de la violence armée. En conséquence, un des défis futurs pour les forces terrestres françaises sera de préparer ses soldats à combattre dans des conditions de plus en plus difficiles, face à un ennemi imprévisible et fanatisé, pour lequel la mort, la sienne comme celle de l’autre, est une victoire en soi. Toute compétence acquise est vouée à disparaître si elle n’est pas régulièrement nourrie ou au moins entretenue. Lorsque les vétérans des conflits afghan et malien auront quitté l’institution militaire, le risque de perdre cette précieuse expérience sera bien réel. Ne pourrait-on alors pas utiliser la simulation pour préparer mentalement les soldats et ainsi remplacer tout ou partie de l’expérience perdue ?

La cellule de soutien psychologique de l’armée de Terre (CISPAT) répond par la négative en expliquant, d’une part que chaque individu étant différent par nature, la réaction aux horreurs de la guerre ne peut donc pas être prévisible, et que d’autre part, seule la confrontation avec la réalité crée le traumatisme. Ainsi, entraîner les soldats à recevoir des images de violence accrue par la simulation ne prépare pas à la guerre. Pire, la simulation pourrait avoir l’effet inverse soit en déshumanisant l’adversaire avec les risques du manque de discernement, soit en fragilisant certains sujets. L’excellence au combat doit donc se cultiver.

Comment construire alors cette force mentale qui pousse les soldats à se dépasser dans la pire des situations, celle du combat rapproché ?

La plupart des récits de guerre aborde cette problématique. La lecture de certains d’entre eux, notamment les ouvrages d’Erwan Bergot, met en lumière la force du collectif doublée de l’expérience du feu, comme facteurs d’émergence d’une culture du combat rapproché. En s’affranchissant de la pudeur propre aux sociétés qui ne côtoient la guerre qu’au travers du prisme déformant de la télévision, les forces terrestres doivent donc mettre l’accent sur la construction d’un « esprit combattant » et la conservation de cette forme particulière de culture qu’est celle du combat rapproché.

Réduite à sa plus simple expression, cet « esprit combattant » pourrait se résumer en deux éléments constitutifs majeurs : l’esprit de corps et la préparation opérationnelle.

Le premier est le fil de l’émulation qui va lier et fédérer les soldats autour de valeurs communes, comme le culte de la mission, le sens du sacrifice ou bien encore le courage. C’est l’honneur de servir ou « le pour quoi je vais me battre ». On cherche à persuader, c’est-à-dire à agir sur les sentiments des soldats au travers de l’histoire des anciens et d’exemples de bravoure. Transmis au sein des régiments, cet esprit de corps garantit que « le tout » soit plus efficace que la somme des individualités aussi brillantes soient-elles. Cette cohésion doit servir de bouclier protecteur contre les adversités du combat.

Le second est l’aiguille qui tisse le fil de l’émulation en une maille solide et éprouvée. C’est la façon de se battre ou « le comment je vais affronter l’ennemi ». On cherche à convaincre, c’est-à-dire à agir sur la raison des soldats au travers de cas concrets travaillés à l’entraînement. Certes, rien ne remplace l’expérience du feu, mais une préparation opérationnelle réaliste en centre d’entraînement sera gage de crédibilité en mission. Cet entraînement doit amener les hommes à tutoyer leurs limites sans pour autant les user avant leur déploiement.

Alors que le chapitre afghan est en passe d’être clos (88 soldats tués en l’espace de 12 ans) et celui au Mali en pleine mutation (7 morts en 11 mois), les troupes françaises s’apprêtent à intervenir en République de Centrafrique. Il y a fort à parier que nos combattants seront de nouveau confrontés à la mort. Certes leur métier les prédispose à cette rencontre. Toutefois, pour l’opinion publique, « tuer ou être tué » ne doit être ni dénoncé, encore moins édulcoré. Ce que certains appellent « le grand soir » marque profondément les individus qui l’ont vécu. Mais, pour qu’une majorité vive en paix, une minorité doit faire la guerre.

Chef de bataillon Marc-Antoine BRILLANT
Analyste retour d’expérience au CDEF
Lauréat Ecole de guerre 2012

[1] Les documents de doctrine de contre insurrection, d’emploi des unités en zone montagneuse sont issus de cette remise en question. De même, le Détachement d’Aguerrissement Opérationnel (DAO) de Canjuers est né d’une démarche initiée par le RETEX. Processus d’étude et d’achat d’équipements en urgence, l’adaptation réactive a notamment permis la fourniture de matériels de protection individuelle (gilets pare-balle de nouvelle génération) et de surblindage pour les engins blindés.

2 Une Saryya est un terme sahélien décrivant une compagnie, soit un peu plus d’une centaine d’hommes.

lundi 25 novembre 2013

L’armée pétrifiée (face à son passé)

Regardons cette affiche, elle est aussi parlante qu’un patient sur un divan de psychanalyste.

L’intention d’ancrer les vocations militaires dans un long passé, d’honorer l’engagement de nos anciens et d’inscrire nos pas dans leur exemple est évidemment tout à fait louable. Plus étonnant en revanche est le choix qui est fait des batailles censées paver cette longue marche au service de la France.

On constate d’abord avec surprise la solitude de Marignan dans les siècles qui précèdent la révolution française malgré les 400 batailles livrées dans les seuls XVIIe et XVIIIe siècle. Je n’ose croire que les concepteurs de cette affiche considéraient que les soldats professionnels de l’époque ne se battaient que pour le Roi et leur régiment et non pour la France. Ce serait comme dire aux soldats actuels- membres de la première armée entièrement professionnelle sous un régime républicain- qu’ils ne risquent leur vie que par esprit de corps ou obéissance aux ordres du monarque-président. Ce serait évidemment un peu court, le service du Roi ou du Président de la République, c’est tout autant le service de la France. Je suppose donc que c’est pour ne pas indisposer une autre nation que la discrète Suisse. Notre nation a quand même mené trois « guerres de cent ans » contre l’Angleterre sans que l’on en voit ici aucune trace.

Étrangement, les deux empires napoléoniens s’en sortent mieux en se voyant créditer de deux batailles chacun. On peut cependant s’interroger sur le choix de Dantzig, par forcément la plus brillante des victoires de l’Empereur, ou de celui de Puebla par rapport à Solférino ou Magenta. Les guerres coloniales n’apparaissent pas en revanche, indignes d’intérêt ou plus sûrement indignes tout court comme l’Ancien régime.

Les guerres de décolonisation en revanche n’existent que par la guerre d’Indochine, et avec une défaite : Dien Bien Phu. Il y a eu, comme pour l’épopée napoléonienne, pourtant de belles victoires au Tonkin avant le désastre final. Aurait-on imaginé de mettre Waterloo en avant ? Il y a alors quelques années quelques membres de la société française fêtait certes Dien Bien Phu comme une victoire (je me souviens d’une « allée de la liberté » à Valmy en 1989 arpentée par le Président de la république précédé de deux bœufs blancs et où ce désastre figurait en bonne place sur une stèle). Ce ne sont pourtant plus que les lumières résiduelles d’une géante rouge désormais disparue.

C'est bien sûr la guerre d’Algérie, où plus 2 millions de Français ont servi et où 24 000 d’entre eux y ont laissé leur vie, qui éblouit le plus par son absence. C’est pourtant l’engagement militaire français qui comprend encore, et de loin, le plus de vétérans, qui prennent évidemment cette absence comme une nouvelle humiliation. Très clairement le « Soyez fiers de votre héritage » qui barre le bas de l’affiche est mensonger. L’armée française n’est fière que d’une partie de son héritage et a accepté l'idée d'un côté obscur, comme s’il s’agissait de fâcher seulement ceux qui ont combattu dans ses rangs et surtout pas les descendants de ceux qui combattaient en face.

Les armées, comme les individus, peuvent subir des traumatismes et l’armée française en a connu de nombreux depuis, l’ « année terrible » jusqu’à la guerre d’Algérie en passant par les défaites de 1940 et de l’Indochine, pour ne citer que les plus importants de ces 150 dernières années. Plus récemment et à moindre échelle, les « engagements aberrants » au Liban en 1982-83 ou en Bosnie dix ans plus tard ont laissé des marques fortes dans l’inconscient collectif militaire sinon dans celui de la société française. Ces chocs brutaux ou lents orientent son comportement mais aussi l’image que l’on a de soi et celle que l’on veut montrer aux autres. Par peur panique de déplaire, nous acceptons sans broncher les petites morsures de ceux qui veulent se faire une gloire universitaire, littéraire ou journalistique à nos corps non-défendant et définissent le périmètre de plus en restreint l’« héritage dont on peut être fier ».

A ce rythme, il faut espérer qu’on ne se rende pas compte que nous avons tué beaucoup d’Allemands dans notre histoire, sinon l’affiche risque d’être aussi vide que notre courage hors du champ de bataille.

jeudi 21 novembre 2013

MILINDEX-La plus grande base de données française d'histoire militaire est désormais opérationnelle

Fruit d’une collaboration de trois années entre le bureau Recherche du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces (CDEF), le Centre de Documentation de l’Ecole militaire (CDEM) et l’Université, la base de données MILINDEX vous permet d’accéder aux sommaires de périodiques militaires des IIIe, IVe et Ve Républiques ainsi que certains périodiques en langue anglaise.

MILINDEX ne donne pas accès au document lui-même. Il donne simplement la référence d’un article c'est-à-dire le nom de son auteur, le titre exact de l’article et l’ensemble des éléments scientifiques (date, tomaison, pages) qui permettent de le repérer correctement en bibliothèque.

À ce jour, près de trente revues ont été référencées, d’autres suivront. Parmi les plus importantes, vous trouverez les revues d’arme de la IIIe République : la Revue d’artillerie (1872-1939), la Revue de cavalerie, la Revue d’infanterie (1887-1939), la Revue du service de l’Intendance militaire (1888-1959), la Revue militaire du génie (1887-1959) ; la Revue militaire générale (1907-1973) ; le Journal des Sciences militaires (1825-1914) ; la Revue militaire de l’étranger (1872-1899) et sa suite la Revue militaire des armées étrangères (1899-1914) ; le Spectateur militaire (1826-1914) ; la Revue des Troupes coloniales (1902-1939).

Des périodiques plus proprement historiques tels que la Revue historique des armées, la fameuse RHA, figurent également sur ce site ainsi que la Revue d’histoire de la Guerre mondiale (1923-1939), les Cahiers du Centre d’Études d’Histoire de la Défense (1996-2008), 14-18, le magazine de la Grande Guerre (2011-2012), de même quelques grandes revues intellectuelles de la IIIe République, intégralement dépouillées : Revue des Sciences Politiques (1911-1936), La Revue Politique et Parlementaire (1894-1971).

Enfin, sur des questions plus contemporaines, des périodiques en langue anglaise, plus récents ont également été référencés : Comparative Strategy, European Security ; An International Journal ; Comtemporary Security Police ; Conflict, Security & Development ; International Security ; Mediterranean Quarterly, A Journal of Global Issues ; Strategic Studies, Quarterly Journal of the Institute of Strategic Studies Islamabad, etc.

MILINDEX regroupe à ce jour près de 80 000 références scientifiques d’articles peu connus, mais dont certains sont assurément de grande qualité. Il est ainsi possible d’établir une solide bibliographie scientifique avant d’aller consulter les documents en bibliothèque : le Centre de Documentation de l’École militaire, particulièrement mais aussi à la bibliothèque du SHD (Service Historique de la Défense à Vincennes) et à la Bnf, certaines revues étant par ailleurs numérisées sur Gallica.

Ces revues abordent de près ou de loin le fait militaire que ce soit par des aspects stratégiques, opératifs ou tactiques ou par l’histoire militaire proprement dite, française ou étrangère. Le mode d’accès à la base de donnée (par titre, par périodique, par auteur ou par année) permet d’envisager des thématiques très variées touchant aux armées comme le commandement, le recrutement, l’étude des armées étrangères avec une recherche par pays, les questions de contre-insurrection et de guérilla, le mercenariat, la santé aux armées (hygiène, maladie, prophylaxie, etc), le renseignement, etc, la liste n’étant bien évidemment pas exhaustive.

Vous trouverez MILINDEX sur le site du CDEF :  www.cdef.terre.defense.gouv.fr. Les codes d'accès y sont donnés et il suffit ensuite de cliquer sur Login. 

En dépit des précautions prises lors de l’élaboration de cet outil, il n’est pas impossible qu’il y ait encore quelques coquilles. Afin que nous puissions les corriger, veuillez avoir l’amabilité de les signaler à la responsable du projet Mme Julie d’Andurain : julie.d-andurain@intradef.gouv.fr  ou julie.andurain@gmail.com

mardi 19 novembre 2013

Vers une armée d’ingénieurs, de fonctionnaires et de robots-par Patrick Lamiral

Il y a quelques années, alors que notre armée était « au milieu du guet » de la professionnalisation, nous étions lourdement sensibilisés au nécessaire maintien du lien armée-nation, cordon ombilical dont dépendait notre armée, ne serait-ce qu’en termes de recrutement…. « Avec ce casque 400 métiers ! » pouvions-nous lire et entendre au travers des campagnes de recrutement qui suivirent.

Qu’entend-on aujourd’hui ? L’inverse. Ce casque est devenu celui du technicien de la lutte armée, « Un casque, un métier ». Le reste, jugé annexe et en dehors du sacro-saint « cœur de métier », perd peu à peu sa couleur kaki pour être confié au monde civil, logique financière oblige.

Danger ! C’est bien mal connaître notre armée, son histoire, ses capacités, ses limites et ses objectifs que de vouloir ainsi castrer un outil essentiel à notre pays en le privant de toute la cohérence et la richesse qui lui ont permis jusqu’à aujourd’hui de remplir efficacement et loyalement les missions que les politiques lui ont confiées. Comme disait un adjudant-chef aguerri de la coloniale de manière fine et juste à son général : « Vu d’en bas mon général, … on va dans le mur ! ».

Plus que jamais, la France doit veiller à ce que ses officiers, ses sous-officiers et ses militaires du rang ne soient pas réduits à des systèmes d’armes mono tache sans aucune prise avec leur environnement. Déconnecter le militaire de son « écosystème » en le transférant à des civils, aussi bien intentionnés soient-ils, est une faute qui risque de couper définitivement le soldat de sa nation et réduire à néant le précieux capital acquis chèrement au cours des siècles écoulés. Cette déconnection entraînerait la mutation progressive du soldat en robot, réduisant la fonction militaire à celle d’outil au service d’ingénieurs et de fonctionnaires.

En effet, en le coupant de son environnement immédiat (l’appui et le soutien aux forces) on le réduit à une fonction qui ne peut qu’aboutir à un appauvrissement de la ressource humaine, tant dans son recrutement que dans sa formation. Ceci entraînant inéluctablement une incapacité du combattant à rester en lien avec sa nation et, pire, à appréhender toute la complexité du milieu au sein duquel il est engagé en opération. Tout cela au détriment de l’efficacité de nos armées et donc du bien commun.

Déconnection du soldat  de son environnement immédiat :

Il s’agit ici des fonctions de soutien et d’appui en charge de l’équipement et de la gestion administrative des forces. Au-delà des restructurations organiques qui ébranlent déjà grandement la cohérence de l’institution militaire, le poids grandissant des ingénieurs et des fonctionnaires gouvernant ces organismes conduit à l’éviction du militaire des sphères décisionnelles. Cela ne peut mener qu’à un sentiment de frustration d’une part et à un manque de pertinence dans les choix stratégiques de qui seront faits d’autre part.  Gardons à l’esprit que l’objectif est bien de gagner la guerre de demain avec les moyens dont nous disposerons et non de gagner des sous et rationaliser à tout crin, ce qui est différent… Si dans le premier cas le militaire impose, sous contrainte financière, sa logique opérationnelle, dans le second cas c’est le fonctionnaire ou l’ingénieur qui impose, sous contrainte militaire, sa logique technocratique ou financière. On ne peut pas prétendre qu’il en soit autrement, c’est l’ordre naturel des choses, chacun agit selon ses intérêts et en fonction de ce qu’il connaît et maîtrise le mieux. L’homme ne peut que se référer à ce qu’il a expérimenté, or le métier des armes ne s’apprend pas sur les bancs de l’ENA, sciences po, l’ENSIETA ou même l’X. On peut arguer que cette déconnection existe déjà au sein même de la famille militaire. C’est en partie vrai. Depuis toujours et à tous les niveaux, les guerriers des unités accusent ceux de la passerelle de ne rien comprendre et ceux des tranchées d’affubler de tous les maux les planqués de l’arrière ! Mais ces guerres intestines ne sont pas des luttes de pouvoir et ici personne ne veut prendre la place de l’autre. Le bien commun, qui seul mérite d’être défendu, n’est pas mis en danger et la cohérence d’ensemble est préservée car tous sont animés par la même ambition du succès des armes. La perte d’influence du militaire l’amènera demain à subir les choix de ceux sensés l’appuyer ou le soutenir. C’est comme cela que les unités sont déjà bombardées de systèmes d’information en tous genres, inadaptés à l’utilisateur et ne répondant à aucun besoin exprimé. Garde à vous !

Cette première étape de l’isolement annoncé du militaire entraînera inexorablement, par effet de dominos, un rétrécissement du champ d’action et donc du profil de la fonction militaire, limitant d’autant les compétences recrutées et donc celles disponibles pour remplir les missions.

Appauvrissement de la ressource humaine :

Il s’agit ici du vivier d’hommes et de femmes qui s’engagent, puis servent chaque année sous les drapeaux. Recentrer le métier de soldat sur une fonction, celle du combattant, entraînera un appauvrissement du recrutement puis de la formation et in fine de la capacité d’adaptation et donc de l’efficacité des forces armées.

A l’entrée dans l’institution tout d’abord. La perception des jeunes volontaires est celle d’une armée où chacun a sa place. Sans démagogie, comme malheureusement l’armée a pu en user au début de la professionnalisation, l’armée française s’est toujours appliquée à recruter des profils variés. Le propre de notre armée est sa « biodiversité ». Car même si celle-ci a déjà beaucoup souffert de la professionnalisation, elle caractérise toujours nos rangs. D’une armée capable de s’enrichir de la diversité de sa ressource en faisant fructifier les talents des individus, aussi divers soient-ils, nous nous dirigeons vers un taylorisme industriel qui ne saura se nourrir que d’acier et transformera le GV en Ford T. Notre armée devra se séparer du « superflu » pour ne garder que « l’essentiel », défini comme le « savoir se battre ». A vouloir enfermer le soldat dans ce rôle de guerrier les armées risquent de modifier la perception que les jeunes en ont et dissuader ainsi une frange non négligeable de la population de rejoindre les rangs. Il en résultera une perte qualitative de la ressource.

Après avoir recruté des clones, l’armée en fera des robots capables d’accomplir une seule tâche orientée vers l’affrontement et le combat. L’ouverture vers l’autre qui prévaut aujourd’hui, notamment dans la formation des cadres, n’aura plus raison d’être demain. Il n’y a qu’à observer la richesse du parcours de certains officiers, qui après avoir été trempés dans la forge de l’opérationnel, explorent de nouveaux horizons au sein des autres agences et directions du ministère, voire en interministériel, pour comprendre ce que l’on risque de perdre à l’avenir. Aguerris d’une vision nouvelle de leur métier tout en pouvant faire valoir les réalités de la finalité opérationnelle de notre armée, ces cadres ont toutes les cartes en main pour prendre, le moment venu, la meilleure décision au meilleur moment. A l’un de ses élèves qui s’interrogeait sur l’utilité de faire des sciences pour le futur officier qu’il voulait devenir, un professeur de mathématiques spéciales lui répondit : «Les mathématiques sont une brique parmi d’autre qui vous permettront demain de faire les bons choix ». Il est probable que la décision de « recentrer le soldat sur son cœur de métier » privera nos futurs soldats et décideurs de ces briques d’aide à la décision pourtant de plus en plus nécessaires à la compréhension de l’environnement complexe dans lequel ils agiront. Car si le soldat, demain le robot, est aux côtés de l’ingénieur et du fonctionnaire à l’arrière, au front il demeure seul face à ses responsabilités…

Et si demain, à l’instar du remplacement des avions de combat par des drones dans l’accomplissement de certaines missions, la fonction « combat au sol » est assurée par des machines équipées pour se déplacer, renseigner, détecter, identifier et délivrer des feux…. quid de nos militaires ? Des cadres faisant de l’audit terrain et des planificateurs en état-major ? A moins que des consultants ne s’en chargent…

Perte du lien armée nation :

Une armée robotisée sera une armée dans laquelle la nation, plus que jamais, ne se reconnaîtra pas. La gent militaire sera relayée au statut du corporatisme de la violence projetable et, cercle funeste, aura de plus en plus de difficultés à faire entendre sa voix dans une société préoccupée par son modèle économique et son bien vivre.

Certains argueront qu’après tout nous tendons vers un modèle américain que l’on caricature volontiers comme une armée de robots mono tâche mais qui reste profondément ancrée au sein de la société… Oui mais la France n’est pas les Etats-Unis et qui plus est les Etats-Unis ne gagnent pas toutes leurs guerres… Deux raisons majeures font que dans un cas l’armée restera au cœur de la nation, et de l’autre elle s’en éloignera.

Tout d’abord la notion de mono tâche vs polyvalence. La spécialisation à outrance convient si le volume pallie la carence des compétences individuelles, or le volume de l’armée française ne cesse de fondre et les fonctions que le militaire ne peut plus remplir, ce n’est pas un autre militaire qui les remplit mais un civil. L’armée française n’est qu’une maquette au 1/5° de l’armée US avec un budget au 1/15°…

Vient ensuite l’argument de l’attachement de la nation à son armée. Là encore les deux cas sont distincts. La violence est ancrée dans la culture américaine, aussi bien dans le monde civil que militaire. L’américain est par nature coutumier de la violence et n’a donc aucun mal à se reconnaître dans l’agressivité du métier des armes, au contraire. Le Français, lui, ne veut pas en entendre parler. La violence est écartée du paysage et n’est acceptée qu’à distance. De plus, les autorités militaires sont absentes du paysage médiatique et depuis belle lurette plus aucun chef de guerre n’est porté en exemple aux jeunes générations. Didier Deschamps a remplacé le général Leclerc et Ribéry a balayé l’adjudant-chef Vandenberghe aux oubliettes.

In fine…

Ainsi, le recentrage sur le « cœur de métier » risque d’atrophier le cerveau et l’agilité de notre armée au prétexte de vouloir en muscler le bras. C’est oublier que le combat n’est pas qu’une affaire de force et c’est refuser d’admettre que l’intelligence humaine, d’un bout à l’autre de la chaîne du ministère, est une condition nécessaire à la victoire. Jusqu’à ce jour, la cohérence globale des actions menées, tant à l’arrière qu’au front, a été rendu possible grâce à cette intelligence, fruit de la formation et de l’expérience, et présente à travers l’ensemble des composants de « l’écosystème défense ». Ecarter le militaire des sphères périphériques du monde opérationnel pour finalement l’enfermer dans une fonction mécanique reviendrait à supprimer ce liant intelligent et liquéfier l’ensemble.

Certains auront donc confondu la nécessité de fédérer les efforts de tous vers une seule finalité « l’efficacité opérationnelle » avec le désir intéressé de borner le militaire à sa fonction ultime. La fonction militaire doit être pensée dans son ensemble et non pour sa finalité.

Les individus ne sont pas interchangeables…

vendredi 15 novembre 2013

La France et la guerre depuis 1962-Dans la guerre mondiale en miettes

Alors que de 1962 à 1991, la presque totalité de nos investissements matériels et de nos réflexions ont été tournés vers l’hypothétique affrontement avec le Pacte de Varsovie, nos ennemis réels- ceux qui nous ont provoqués 99 % de nos pertes- s’appelaient Frolinat, Tigres kantagais, Polisario, Hezbollah, Amal, et autres. Après la disparition de l’ennemi soviétique, cette guerre mondiale en miettes a continué, cette fois plutôt contre des sigles : FPR, HIG, AQMI, MUJAO, etc.

Bien que cette situation historique dure depuis plus de cinquante ans, nous continuons à l’appréhender avec difficultés.

D’abord parce qu’elle sort du cadre clausewitzien de la guerre entre Etats. Nous avons eu beau affronter le Vietminh et le FLN nous continuons à hésiter à qualifier de guerre les affrontements contre les organisations non-étatiques. Alors même que l’on venait de connaître le 18 août 2008 le combat le plus violent depuis notre arrivée en Afghanistan- un combat d’embuscade des plus classique qui a fait au moins 80 morts de part et d’autre - le ministre de la défense de l’époque refusait de parler de guerre, puisqu’il n’y avait eu aucune déclaration. Quelques mois plus tôt, après des tergiversations identiques, Israël venait de qualifier officiellement de « Seconde guerre du Liban », l’affrontement de 2006 contre le Hezbollah.

Il est vrai que le mot « guerre » à une connotation très forte dans des pays qui ont été particulièrement meurtris par les deux conflits mondiaux. En dépassant ce reflexe inconscient, il faut pourtant bien admettre qu’un affrontement armé entre deux organisations politiques, étatiques ou non, est bien une guerre.

Le prolbème est que ces organisations non étatiques, hors d’un soutien extérieur, trouvent souvent leurs ressources dans l’économie illégale et surtout que, dans ce contexte de conflits infraétatiques, les Etats hôtes ont, à l’instar de la France face au FLN en 1954, tendance à préférer parler de délinquants plutôt que d’ennemi (qui sous-entend un statut d’égal).

Cette qualification est pourtant importante car l’emploi de la force n’est pas du tout le même dans la guerre et dans la sécurité. Prendre l’une pour l’autre est souvent à l’origine de déconvenues. De fait, la grande majorité de  nos échecs et plus de la moitié de nos pertes humaines sont le résultat de ce refus de voir des ennemis là où il y en avait et du choix de méthodes alternatives à l’affrontement. S’il y a bien un enseignement à tirer de toute cette période c’est que l’interposition ne fonctionne pas.

Les guerres contre les organisations armées n’ont pas non plus le début et la fin claires (déclaration de guerre et traité de paix) des conflits clausewitziens. Les organisations armées ne surgissent généralement pas du néant et se construisent progressivement face à un Etat affaibli. Lorsque nous intervenons, elles ont déjà formé une armée réduite et l’affrontement prend le plus souvent la forme d’un duel des armes. Cela peut suffire (Kolwezi ou l’opération Lamantin en Mauritanie en 1978) mais le plus souvent, le combat se poursuit le long d’une « grande traîne », car les problèmes internes qui ont donné sa force à l’organisation armée n’ont généralement pas disparu. Il est alors nécessaire d’accompagner l’Etat hôte à normaliser la situation tout en continuant à maintenir la pression sur les groupes armés ennemis. Cela prend généralement plusieurs années et la normalisation ne signifie pas non plus une paix définitive. L’engagement au Tchad est à cet égard typique. Un premier engagement très ponctuel en 1968 sauve l’armée tchadienne du désastre et l’année suivant on s’engage avec l’équivalent d’une brigade à la fois aéroterrestre et civilo-militaire pour à la fois traquer les bandes armées du Frolinat au Nord et au Sud, reconstituer l’armée tchadienne et l’administration. Il faut alors quand même trois ans pour pacifier le pays utile (un des très rares exemples modernes de contre-insurrection réussie), pour revenir ensuite en 1978 lorsque la situation s’est à nouveau dégradée, puis encore cinq ans plus tard.

D’un point de vue opérationnel, nous pouvons distinguer plusieurs types d’organisations armées en fonction de leur implantation populaire et de leur sophistication. Les bandes armées sans implantation populaire et sans armement antichar et antiaérien moderne (les « gendarmes katangais » par exemple ou même AQMI au Mali) ont toujours été vaincues par une intervention rapide et plus ou moins puissante. Les organisations implantées (telluriques) et sans moyens importants sont plus délicates et impliquent souvent une « longue traîne » (HIG, Talibans, MUJAO) et donc une présence militaire importante adossée à un gouvernement local le plus légitime possible. Nous n’avons pas pour l’instant affronté d’organisations armées sophistiquée (qualifiée parfois d’hybrides) comme le Hezbollah depuis le début du XXIe siècle. Il est vrai que celles-ci sont encore rares.

Les succès dans les combats ont été obtenus grâce à la vitesse d’intervention, des moyens adaptés et une bonne combinaison entre capacité d’appuis feux et capacité de combat rapproché. La vitesse d’intervention est elle-même le résultat d’une chaîne de commandement rapide, un consensus général sur cet emploi « discrétionnaire » des forces, des forces prépositionnées, des éléments en alerte, une bonne capacité de projection à moyenne distance.

Les résultats des « longues traînes » ont été plus mitigés par manque de moyens humains mais aussi parce que la centralisation de la décision est aussi une faiblesse sur la durée quand les élus de la nation, les responsables des partis politiques et l’opinion publique n’ont pas été associés. Entre un exécutif et des médias également pressés qui sont incités, pour le premier à annoncer toujours des bonnes nouvelles et pour les seconds à se concentrer sur les mauvaises, les particularités de ces phases de contre-insurrection (longueur, absence de résultats spectaculaires) sont mal expliquées et donc mal connues des citoyens. La continuation normale des opérations est souvent associée à un enlisement et cette perception négative incite alors l’exécutif à s’immiscer dans ces mêmes opérations et donc à les entraver. L’historique de l’engagement en Kapisa est symptomatique de cette même mauvaise gestion politique.

Ajoutons pour terminer que ce type de guerre se prête mal au travail en Coalition ou alors il faut agir dans le même esprit et avec la même culture militaire, ce qui n’est jamais arrivé durant ces cinquante années.

Résumons. Pendant cinquante ans nous n’avons pas cessé de mener de faire la guerre, en Afrique et en Afghanistan contre des organisations armées. Lorsque nous sommes intervenus en refusant le combat, nous avons toujours été humiliés. Lorsque nous avons accepté le combat nous avons toujours gagné le duel entre forces armées. Nous avons gagné parce que nous sommes intervenus vite, seuls, avec des moyens adaptés et une forte supériorité qualitative de nos combattants. A l’exception de l’opération Lamantin en Mauritanie, la décision est là encore toujours survenue au sol. La poursuite de la sécurisation en parallèle ou en prolongement de ces combats a toujours plus délicate. Le succès, presque forcément relatif, y est néanmoins possible à condition d’y consacrer les moyens humains nécessaires dans des domaines variés et d’être patients. De fait, les militaires sont les seuls à pouvoir être engagées sur les différentes lignes d’opérations. Au bout du compte, la légitimité et la force du gouvernement local restent les clés de la réussite à long terme. 

(à suivre)

mardi 12 novembre 2013

La France et la guerre depuis 1962-Les conflits interétatiques

Même s’il est source d’illusions, le passé reste infiniment moins trompeur que l’avenir et son analyse bien plus fertile que la prospective quand il s’agit de définir sinon des grandes visions, du moins des heuristiques pratiques.

5 sur 115

Si on fait un bilan des 115 opérations militaires menées par la France depuis la fin de la guerre d’Algérie (rapport Thorette), on remarque tout d’abord que seulement 5  d'entre elles concernent des conflits que l’on peut qualifier d’interétatiques. Ces conflits-contre l’Irak en 1990-91, la république bosno-serbe en 1995, la Serbie en 1999, l’Etat taliban en 2001 et le régime de Kadhafi en 2011-sont tous survenus depuis la fin de la guerre froide.

Le premier constat est donc évidemment que le conflit interétatique a été l’exception et la lutte contre les forces irrégulières la norme. Sur les 396 soldats français « morts pour la France », 4 seulement ont été tués dans le cadre d’un conflit contre un autre Etat. Outre que cela est historiquement inédit, cela signifie aussi que ce type de conflit a été en moyenne moins meurtrier que les affrontements contre des organisations non-étatiques.

La conjonction des effets de dissuasion nucléaire entre puissances et du maintien d’une capacité conventionnelle de « châtiment » des agissements des Etats transgressant le droit international, la faiblesse de beaucoup d’entre eux, peut-être aussi une nouvelle manière d’envisager les rapports internationaux semblent indiquer la poursuite de la rareté de ce type de conflit au moins pendant un horizon visible de dix à quinze ans.

Jusqu’à présent la France est intervenue dans ces cinq conflits dans le cadre de coalitions dominées par les Etats-Unis qui, à chaque fois, ont fourni les moyens, de loin, les plus importants. Ces opérations ont toutes consisté en « duels  clausewitziens » entre forces armées.

La manière américaine

Si on examine maintenant la manière dont ces cinq duels ont été conduits, on constate d’abord l’importance de la supériorité écrasante du système américain de renseignement et de frappes à distance. C’est ce feu fois précis, massif et distant qui a constitué le premier facteur de succès contre des armées régulières visibles et sans véritables contre-mesures.

Pour autant, ce système de frappes s’est toujours avéré impuissant à lui seul à emporter la décision. Dans tous les cas, il a fallu combiner cette action à distance avec une action au sol de combat rapproché. Même la campagne aérienne lancée contre la Serbie en 1999, souvent citée en exemple car seul significatif, aurait eu un autre destin sans la menace d’une force terrestre puissante et prête à pénétrer au Kosovo.

De fait, dans la quasi-totalité des cas, la décision tactique a été obtenue lorsque les centres de puissance de l’ennemi ont été physiquement occupés ou totalement détruits. Cette action forcément terrestre a pu être  le fait de forces expéditionnaires (première guerre du Golfe, Bosnie, Kosovo) ou de forces locales appuyées (Alliance du Nord, Conseil national de transition libyen). La supériorité des feux était cependant telle qu’elle rendait la victoire tactique relativement aisée même avec des forces locales faibles. Bien que présentes presqu’à chaque fois, les unités de mêlée françaises n’ont vraiment combattu (et en considérant les miliciens Tchetniks comme tels) des forces régulières que de manière limitée à Sarajevo en 1995.

Plusieurs questions tactiques restent encore en suspens comme le dosage entre l’action en profondeur et l’action au contact ou la répartition de l’effort au sol entre les forces locales et les forces étrangères. Sur ce dernier point, si l’implication de forces occidentales pose certains problèmes politiques (intrusion, pertes possibles), l’expérience tend à montrer que cette option est beaucoup plus sûre que l’appel exclusif à des troupes locales qui, si elles existent, sont souvent faibles et surtout suivent leurs propres objectifs stratégiques. La faiblesse des forces rebelles face au régime de Kadhafi et surtout l’échec des hommes forts alliés des Américains à capturer Oussama Ben Laden et le mollah Omar en décembre 2001 relativisent l’intérêt de cette approche.

Ce qu’il faut surtout retenir c’est la dépendance française aux moyens et à la manière américaine de procéder. La participation des forces françaises aux campagnes de frappes n’a représenté qu’au maximum 25 % du total (Libye) et ce niveau n’a pu être atteint qu’avec le soutien logistique américain. Autrement-dit, hormis sans doute le cas de la Bosnie en 1995, la France seule aurait eu les plus grandes difficultés à mener des campagnes de frappes équivalentes, face à des entités qui n’étaient pas pourtant des grandes puissances militaires. La crise syrienne récente a définitivement montré que sans les moyens américains, nous n’étions pas capables d’appliquer le modèle américain.

Le retour d’industries alternatives aux industries occidentales capables de fournir à nouveau des armements modernes aux Etats ou proto-Etats potentiellement hostiles ne peut qu’aggraver cette tendance.

La difficulté à obtenir la paix

Sur le plan stratégique, le schéma clausewitzien de la guerre conçue comme affrontement de trinités armée-Etat-peuple a globalement résisté aux approches alternatives. Soumettre un Etat c’est d’abord vaincre son armée et vaincre une armée c’est d’abord gagner des batailles terrestres. Il s’avère cependant que les succès opérationnels, toujours obtenus en l'espace de quelques semaines, n’ont guère abouti à des paix claires.

Il ne suffit pas en effet de gagner les batailles pour obtenir la paix surtout lorsque la destruction de l’ennemi est confondue avec la victoire. On peut, malgré les succès tactiques, rater cette destruction et persister quand même en refusant toute négociation (Talibans). On peut aussi réussir cette destruction et se retrouver comme en Irak avec plus personne pour faire la paix et voir surgir de nouveaux adversaires. On peut parfois être obligé d’aller jusqu’à cette destruction lorsque le centre de gravité de l’ennemi se confond avec la personne du chef (Kadhafi) et que celui-ci refuse toute soumission. Il faut alors être conscient que la fin d’un régime laisse normalement la place à un désordre dont les conséquences sont imprévisibles.

La gestion de ce désordre doit donc être anticipée. Les conflits contre la république, non reconnue, bosno-serbe en 1995 et la Serbie en 1995 sont les seules à avoir correspondu aux canons clausewitziens du duel des armes suivi de la soumission de l’Etat vaincu. Cela n’a pas empêché dans les deux cas la nécessité de mettre en place une force de stabilisation importante pendant plusieurs années pour consolider cette paix.

Comment mener une guerre interétatique sans les Américains ?

Si on suit toujours la logique de ces vingt dernières années, la France sera confrontée à la perspective d’au moins un conflit interétatique dans les cinq à dix ans à venir, conflit qui sera, comme tous les autres, probablement une surprise.

On peut aussi élargir le regard et constater que les cycles stratégiques dépassent rarement les vingt ans depuis le début du XIXe siècle. Certains indices comme la « fatigue » américaine des interventions ou la fermeture progressive de la fenêtre de liberté accordée aux interventions-châtiment par le Conseil de sécurité des nations-Unies semblent effectivement annoncer un changement de paysage stratégique. La réticence générale à intervenir contre le régime syrien, impensable il y a seulement quinze ans, marque à cet égard peut-être un tournant.

De fait, la seule vraie question que devrait se poser la France n’est pas de savoir comment peser dans une coalition mais de savoir si, avec le repli américain, elle est capable pendant les dix ou quinze ans de ce reflux de mener à nouveau une guerre interétatique seule pour la première fois depuis 1961 (dégagement de Bizerte contre la Tunisie). Concrètement, cela signifie de réfléchir à la manière de déployer les moyens prévus par le dernier livre blanc face à différents Etats. Il est singulier de constater que ce contrat opérationnel (15 000 soldats, 45 appareils de combat, un groupe aéronaval) est désormais inférieur à celui de l’expédition de Suez (à une époque où la France avait plus de 400 000 hommes en Algérie et encore des forces conséquentes en Centre-Europe). Les moyens ne sont évidemment plus les mêmes mais ceux de la plupart de nos adversaires potentiels non plus.

On peut considérer aussi, pour la première fois de toute notre Histoire, que ce n’est plus à notre portée et accepter le déclin.

(à suivre)