vendredi 30 août 2013

Alep ou Damas ? par Julie d’Andurain

Les accords Sykes-Picot, 16 mai 1916
d'après le document original 
© Julie d’Andurain
Dans les combats qui opposent aujourd’hui le gouvernement de Damas aux rebelles du nord de la Syrie, il est rarement fait mention d’un déterminant historique qui a pourtant son importance, celle de la rivalité séculaire des deux grandes villes syriennes, Damas et Alep. En outre, pratiquement tout le monde ignore aujourd’hui que ce sont les Français qui ont finalement décidé de privilégier la ville des Omeyyades.

Au début de la Grande Guerre, la Syrie telle que nous la connaissons aujourd’hui n’existe pas. Réparti en sandjak, l’espace est une province éloignée de l’Empire ottoman ; pour les Français qui la convoitent, elle correspond à une étroite bande de terre littorale allant du plateau d’Asie mineure aux sables de la Palestine dans l’angle nord-est de la Méditerranée. Le désert n’intéresse guère car seules les villes comptent. Selon les observateurs étrangers, « la Syrie n’a pas de capitale » car l’axe longitudinal du territoire a « toujours fait obstacle à l’établissement d’un centre unique de domination ». Cela ne les empêche pas de la convoiter en lui donnant les contours de la « Syrie intégrale », c'est-à-dire une Syrie littorale allant de la Cilicie au Liban et intégrant la Palestine.

Les accords Sykes-Picot de 1916 valident en partie ce dispositif géographique mais apportent des nuances sur la Palestine dont le statut est volontairement placé dans l’indétermination et sur l’intérieur des terres, les hinterlands, qui deviennent des zones dévolues aux Hachémites en reconnaissance de leur action dans la révolte arabe. Plus clairement, sir Edward Grey précise que les Arabes - autrement dit Hussein, chérif de La Mecque, bientôt roi du Hedjaz et ses fils - doivent obtenir la possibilité d’administrer les villes de Homs, Hama, Damas et Alep, décision acceptée par les Français d’une part parce qu’elle n’empiète pas sur la « Syrie intégrale », d’autre part parce que ces villes sont placées dans la zone A des accords Sykes-Picot, c'est-à-dire sous la tutelle indirecte des Français.

Le règlement des accords de la sortie de guerre complique la donne car les Français ont perdu du terrain pendant le conflit aux dépens des troupes anglaises ; ils n’ont pas vraiment matière à négocier. En mesure de valoriser leur scénario hedjazo-syrien au moment de leur relève par les troupes françaises, les Anglais confirment donc l’administration arabe « des quatre villes » par l’accord du 15 septembre 1919 et font passer du même coup Fayçal sous tutelle française.

Fin politique, Fayçal se rend à Paris pour rencontrer Clemenceau. Sur la base de l’administration des quatre villes de l’intérieur, il réclame au nom des Syriens le soutien du président du Conseil français pour constituer une Syrie indépendante. Rassuré par le Tigre, l’émir accepte qu’elle se fasse à l’ombre de la tutelle française (janvier 1920). De retour en Syrie, il ne ménage donc pas ses efforts pour faire reconnaître le droit à l’indépendance totale en s’inspirant de la rhétorique des colonialistes tout en s’appuyant sur celle des nationalistes arabes. Fayçal développe alors un discours portant sur une « Syrie intégrale arabe » susceptible d’inclure la Palestine mais aussi Mossoul (que les Anglais convoitent par ailleurs).  Durant un temps donc, Français et nationalistes arabes s’entendent sur une Syrie aussi large que possible. Mais l’agitation nationaliste gagnant les quatre villes, les Français, toujours sensibles au syndrome égyptien de 1882, craignent une réaction anglaise et l’émergence possible d’un condominium anglo-hedjazien sur la Syrie intérieure.

Dès lors, le haut-commissaire français en Syrie, le général Gouraud, et son adjoint civil Robert de Caix s’ouvrent davantage aux demandes particularistes qui se multiplient partout sur le territoire, à commencer par celle des Maronites du Liban. En Syrie intérieure, où la vieille rivalité entre Alep et Damas s’est creusée à la faveur de la guerre, cela revient à poser la question du choix d’une capitale pour le pays. Fondée essentiellement sur la géographie, la compétition des deux grandes cités syriennes oppose une ville littorale ouverte sur le commerce extérieur à une ville de l’intérieur dont le nom est certes évocateur d’un passé glorieux mais qui ne fait guère preuve de dynamisme. Elle se renforce au moment de la sortie de guerre en ce que Damas devient le siège du gouvernement arabe dirigé par Fayçal. À une capitale politique putative choisie pour des raisons symboliques et religieuses s’oppose donc une capitale économique qui a la préférence des Français.

En mettant fin au règne de Fayçal en Syrie, la chute de l’éphémère royaume arabe de Damas (« bataille de Damas » plus connue sous le nom de « bataille de Khan Meyssaloun », 24 juillet 1920) relance le débat. La ville des Omeyyades apparaissant désormais comme un foyer de contestation majeure, les directives politiques du général Gouraud de juillet 1920 proposent de séparer les deux grandes villes rivales « pour faire d’Alep la capitale du nord avec Alexandrette comme port et action sur tous les bédouins turcs, kurdes de Assyro-Chaldéens de l’est », Damas restant la capitale de l’intérieur, mais une capitale croupion puisque le haut-commissariat français est alors installé à Beyrouth.

En réalité, le haut-commissariat cherche à instaurer une Fédération syrienne, c'est-à-dire la division du territoire en plusieurs États fédérés, lesquels se trouvent coiffés par le pouvoir mandataire. Mais les projets mis en place dès juin 1921 ne résistent pas aux difficultés économiques du mandat qui en interdisent la mise en œuvre d’autant que l’opinion publique syrienne réclame l’union des États de Syrie. Après une pause de près d’un an, l’hypothèse fédérative ressurgit en juin 1922 avec une affirmation plus claire du problème posé par le choix de la capitale (lettre de Gouraud à Catroux le 5 juin 1922).

A cette date, le projet de capitale alépine s’épuise, essentiellement pour des questions budgétaires puisque les frais de l’accueil des services publics reposent sur les contribuables syriens. Mais toujours soucieux de développer un système fédéral, les Français pensent la capitale syrienne sur un mode multiple et provisoire : un temps, il est question d’une capitale tournante entre Alep et Damas, proposition bientôt doublée par un projet de capitale mobile, associant Alep, Damas et Homs, cette dernière ville étant privilégiée pour  tenter de dépasser la rivalité des deux autres (lettre de Gouraud à Robert de Caix le 28 octobre 1922). Finalement, le choix de Damas comme seule capitale s’impose (entretien Gouraud-Catroux le 16 novembre 1922) car la délégation damascaine se révèle être plus centraliste que la délégation alépine finalement peu désireuse d’accueillir les services publics du cadastre, de la justice, de la gendarmerie. Par son refus de devenir la capitale, Alep économise 7 millions (résultat de la suppression de 1789 salariés) et laisse la place à Damas, position dominante par ailleurs acceptée par les Alaouites à la condition que l’on arrête là le processus de centralisation.

Aujourd’hui, dans la lutte qui s’est engagée en Syrie entre Damas et Alep, le problème de l’unité syrienne est posé. Derrière elle, ce sont bien des questions portant sur la centralisation ou de la décentralisation du territoire telle qu’elles se sont imposées au pouvoir mandataire qui devront être résolues, pendant ou après le conflit. L’Histoire est un éternel recommencement.                

                        Julie d’Andurain
            Agrégée et docteur en histoire, chargée de cours à Paris-Sorbonne et adjointe au chef du Bureau Recherche CDEF/DREX.

mardi 27 août 2013

Quelles options militaires en Syrie ?


L’emploi de la force armée n’est jamais une fin en soi mais toujours le moyen d’atteindre un objectif politique. La probabilité de succès d’une intervention militaire à l’étranger dépend donc en premier lieu de la clarté et la faisabilité de cet objectif et en second lieu des moyens et modes d’action qui sont consacrés à son atteinte.  

Protéger et punir

La première question à se poser dans le cadre de l'intervention militaire occidentale qui semble se dessiner en Syrie est donc bien celle de l’objectif à atteindre. Dans l’immédiat celui-ci paraît humanitaire : punir un massacre de masse et protéger la population civile d’autres attaques, non pas illégales car toutes les attaques contre des civils le sont, mais spectaculaires. 

Cet objectif peut être atteint a minima par la destruction de l’instrument du délit, comme la France en octobre 2004 détruisant la force aérienne ivoirienne après une agression contre nos forces mais ne punissant pas le pouvoir politique qui l’avait ordonné. Il s’agirait donc en l’occurrence de détruire les dépôts de munitions et de produits chimiques par des raids. Cela suppose évidemment de connaître leur localisation mais aussi de pouvoir les traiter sans toucher la population civile, ce qui est plutôt délicat dans le cas de munitions chimiques. Pour pallier cette difficulté, on peut imaginer de monter une opération de saisie des dépôts par des unités de forces spéciales mais c’est l’opération elle-même (en fait plusieurs puisqu’on parle d’au moins sept dépôts identifiés) qui est très risquée. 

On peut aussi envisager de frapper d’autres cibles militaires clairement identifiées. Détruire les sites de défense anti-aérien par missiles de croisière présente l’avantage de faciliter la suite des opérations aérienne. Outre que cela peut indiquer que l’on envisage d’aller plus loin dans le temps ou l’engagement, ce type de cible est cependant assez éloigné de ce qui a causé l’intervention. On attaquera donc aussi des cibles plus symboliques comme le ministère de la défense et les bases aériennes, sources d’autres attaques spectaculaires possibles contre la population. 

Cette campagne de raids, pour peu qu’elle reste limitée, peut déboucher sur un point d’équilibre. Le régime syrien peut accepter de limiter visiblement l’emploi de sa force et cela peut suffire à satisfaire la coalition occidentale. La guerre civile continuera son cours mais l’obligation de « faire quelque chose » aura été satisfaite. 

Ce point d’équilibre peut toutefois ne pas être atteint en cas de refus d’Assad et son acceptation de l’escalade ou si la coalition élargit la notion de protection des populations en désignant le régime d’Assad comme ennemi (la réflexion stratégique fonctionnant toujours sur deux camps, il est difficile de désigner deux ennemis antagonistes à la fois, les djihadistes attendront). 

Chasser

Compte tenu des grandes réticences diplomatiques et du faible soutien public que l’hypothèse d’une guerre ouverte contre le régime suscite, les marges de manœuvre militaires sont assez réduites pour réaliser cet objectif éventuel. 

La première option est, à partir d’un groupement naval et de l’île de Chypre, peut-être aussi depuis la Turquie, une campagne aérienne d’intensité progressive, passant par des frappes de rétorsion puis la mise en place d’une zone d’interdiction de vol, puis des frappes ciblées contre l’armée syrienne de moins en moins justifiées avec le temps par la protection de la population. Les risques de cette option sont nombreux. Contrairement à la Libye en 2011, les camps sont très étroitement imbriqués. Les frappes aériennes y sont donc délicates avec toujours le risque de provoquer par accident un massacre civil, en contradiction avec la justification première de l’intervention. Elles s’effectueront de plus face à des forces disposant de moyens anti-aériens nettement plus performants que ceux de l’armée de Kadhafi. En affaiblissant le camp d’Assad, elles présentent enfin l’inconvénient de renforcer les rebelles de tous les camps, y compris ceux qui nous sont hostiles.

La seconde option, complémentaire de la première, est le couplage avec une ou plusieurs factions rebelles, en association avec la Jordanie, le Kurdistan irakien et peut-être la Turquie et l'Arabie saoudite. On arme, on forme, on finance et éventuellement on accompagne avec des forces discrètes. Par rapport à la campagne aérienne, elle présente le triple avantage d’être moins coûteuse financièrement, d’être moins « agressive » diplomatiquement et, en cas d’échec, de pouvoir être retirée avec moins de dégâts d’images. Elle nous permet aussi et surtout de privilégier les factions qui nous sont favorables.

Il reste enfin toujours la possibilité d’un engagement terrestre de grande ampleur. Le seul à même de mettre fin au conflit en cours mais avec le risque de remplacer une guerre gagnée par un enlisement. Les Etats-Unis n’ont assurément pas le courage actuellement de se lancer dans une entreprise de ce type et les autres alliés n’en ont pas les moyens seuls. Sans même parler des contraintes diplomatiques qu’elle implique cette voie est pour l’instant inconcevable, sauf sous la forme d’une force de stabilisation une fois la paix acquise. 

D'un autre côté, il ne faut pas oublier que le régime syrien et ses alliés iraniens et libanais disposent aussi de capacités de représailles contre la coalition, sensiblement les mêmes que pendant la guerre froide qui les avaient opposés aux nations occidentales dans les années 1980. De la même façon qu’à Beyrouth en 1983, le Hezbollah peut par exemple s’en prendre assez facilement aux 670 soldats français encore présents dans au Liban dans le cadre de la FINUL. 

S’engager militairement en Syrie, c’est s’engager dans un conflit aussi complexe et mouvant que celui du Liban à partir de 1975. Cela ne signifie pas qu’il faille y renoncer mais qu’il faut bien comprendre que le faire avec timidité, c’est s’assurer à terme de subir de sévères humiliations.

vendredi 23 août 2013

Anticipations stratégiques

L’illusion de la paix universelle prochaine :
« La paix est prévue par la sociologie depuis vingt-cinq ans…Aujourd’hui encore, elle la prévoit pour tout l’avenir de notre transition, au bout de laquelle une Confédération républicaine ayant uni l’Occident, il n’y aura plus lieu à aucun conflit les armes à la main. » Littré, Le National, 18 novembre 1850.
 « L’hypothèse d’une paix universelle et définitive est légitime…parce qu’elle va dans le sens du progrès du droit et de la prépondérance de plus en plus acquise au travail dans la direction des sociétés. » Proudhon, La guerre et la paix, 1861.

Prévisions proches de l’événement :
« Je ne crois pas, je vous le répète, à une guerre prochaine. » Jules Simon, discours au Corps législatif, décembre 1867.
« Est-ce le chiffre de l’armée prussienne qui vous préoccupe ? L’armée prussienne est une armée essentiellement défensive. » Emile Ollivier, discours au Corps législatif, 23 décembre 1867.
 « Dans l’état actuel de l’Europe et dans la disposition de la classe ouvrière, ils [les gouvernements] ne pourraient sans péril pour eux-mêmes, déclencher la guerre. » Résolution finale du Congrès de la Seconde Internationale, Bâle, 1913.
« Ce que je sais bien, c’est que les Allemands ne nous déclareront pas la guerre. Ce ne sont pas des idiots. Ils ne sont pas fous. Je vous le dis, ils ne feront pas la guerre. » Aristide Briand, ministre de la justice, le 31 juillet 1914.
« Croyez-moi, l’Allemagne est incapable de faire la guerre. » Lloyd George, Le Petit Journal, 1er août 1934.
« Mr Hitler est par nature artistique et non politique et, une fois réglée la question de la Pologne, il se propose de finir ses jours en artiste et non en faiseur de guerre. » Sir Neville Chamberlain, déclaration après son entrevue avec Hitler à Berlin, 25 août 1939.
« Ni militairement, ni économiquement Hitler ne pourrait faire la guerre. L’Allemagne manque de cadres qualifiés dans tous les domaines. » André Marty, Discours au Vel’d’Hiv, 19 février 1938.
 « La paix est sauvée pour une génération ! » Sir Neville Chamberlain, Premier ministre, au retour de Munich en septembre 1938.
« Une attaque japonaise sur Pearl Harbour est une impossibilité stratégique » général G F Eliot, « The impossible war with Japan », in The American Mercury, septembre 1938.
 « L’idée que les Arabes puissent franchir le canal de Suez est une insulte à l’intelligence. » Golda Meir, Premier ministre d’Israël, quelques mois avant la guerre du Kippour.

Plus tactique :
« Les armes sont si perfectionnées qu’un nouveau progrès [militaire] d’influence radicale n’est plus possible. » Engels, Théorie de la violence, 1878.
« La guerre de l’avenir verra se produire de très grandes charges de cavalerie. » général Bonnal, Journal des sciences militaires, 1903.
 « Quant aux chars d’assaut qui devaient nous ramener à la guerre de mouvement, leur faillite est complète. » Général Chauvineau, Une invasion est-elle encore possible ? 1938, préface du Maréchal Pétain.
« Je veux bien qu’on m’appelle Mayer si jamais un avion allié arrive à bombarder Berlin. » Hermann Goering

Prévisions géostratégiques :
« Si l’Europe perdait ses colonies, la dépression économique et sociale qui en résulterait la ramènerait aux stagnations franchies depuis plusieurs siècles en étiolant peu à peu son développement jusqu’à la paralysie de sa civilisation. » Albert Sarraut, Président du conseil, 1931.
« Les peuples révolutionnaires constituant plus des 9/10e de la population du monde, la victoire leur appartient. » Mao Tsé Toung, juin 1960.
« Perrin, la guerre atomique aura lieu. Je ne la verrai pas, mais, vous, vous la verrez. » Charles de Gaulle, à Francis Perrin, haut commissaire à l’énergie atomique, juillet 1959.

Divers : 

« L’antisémitisme d’Hitler ? Blague, blague, blague ! » Charles Maurras.
« L’année 1968, je la salue avec sérénité […] En considérant la façon dont les choses se présentent, c’est vraiment avec confiance que j’envisage pour les douze prochains mois l’existence de notre pays. » Charles de Gaulle, vœux télévisés de nouvel an, 31 décembre 1967.

mardi 20 août 2013

Des léopards dans la casbah (3/3)

Amère victoire

La méthode, parfois brutale, est rapidement efficace. Après les échecs des grèves générales et scolaires, les méthodes d’investigation des parachutistes et des policiers se perfectionnent rapidement. Les auteurs des attentats des stades sont retrouvés en une semaine, grâce à un numéro de teinturerie trouvé dans les restes d’une des vestes abandonnées pour cacher les bombes. Le teinturier est retrouvé ainsi que le nom de son client, jeune garçon néophyte, qui avoue tout. L’interrogatoire de suspects pris avec des exemplaires du Moudjahed, le journal du FLN, permet au 3e régiment de parachutistes coloniaux (RPC) de tomber sur un informateur précieux qui leur livre le nom d’un artificier et le lieu où il fabrique ses bombes. Il leur livre surtout une adresse, rue de la Grenade, où le 14 février, les paras découvrent 25 bombes et plusieurs dizaines d’armes, ce qui permet à Bigeard d’organiser une triomphante conférence de presse. Les interrogatoires multiples ont permis également de remonter jusqu’au maçon qui a construit les faux murs utilisés par le réseau bombes. Celui-ci leur donne une adresse dans la Casbah où, le 16 février, les paras trouvent des bombes. Or, cette résidence est aussi celle du bachaga Abdelkader Boutaleb, une des personnalités politiques les plus importantes d’Alger, alors à Paris pour prendre contact avec le garde des sceaux, François Mitterand. Arrêté une semaine plus tard, le bachaga Boutaleb avoue ses liens avec la rébellion.

Parallèlement, le 3e RPC interroge un inspecteur véreux de la Défense secrète du territoire (DST) qui avoue être en liaison avec Me Ali Boumendjel, premier d’une longue liste d’avocats qui se sert de la protection accordée à sa profession pour aider et notamment cacher les responsables du FLN. La perte de cet écran de protection persaude les membres du CCE de quitter Alger et de laisser le commandement sur place à Yacef Saadi. Avant de partir, Ben M’Hidi se réfugie, rue Claude-Debussy, dans un quartier européen. Son arrivée est immédiatement signalée par un des informateurs du DPU. Ben M’Hidi est arrêté par le 3e RPC dans la soirée du 23 février puis remis à la cellule du commandant Aussaresses qui l’interroge et l’exécute, camouflant sa pendaison en suicide. L’arrestation de Ben M’Hidi et des principaux réseaux bombes constituent le coup d’arrêt du terrorisme à Alger.

Du 20 janvier au 31 mars, la 10eDP a, selon le général Massu, arrêté 1 827 fellaghas dont 253 tueurs et terroristes. Plus de 200 d’entre eux ont été tués et 812 armes ont été récupérées. Ces pertes représentent de l’ordre de 20 % des effectifs du FLN, ce qui suffit à désorganiser les 80% restants. Ces chiffres sont certainement très inférieurs à une réalité qui doit sans doute plus s’approcher des 3 000 disparus comptabilisés par Paul Teitgen, avant sa démission. Les pertes de la division parachutiste, pour les trois premiers mois de 1957, s’élèvent à deux tués et cinq blessés.

Devant ce succès, la division, à sa grande satisfaction, retourne dans le djébel à l’exception d’un régiment qui est relevé régulièrement. Mais si la victoire tactique sur le terrorisme est flagrante, les conséquences stratégiques de la brutalité des méthodes employées sont désastreuses. L’opinion publique française se divise. Portés par certains journaux comme Témoignage chrétien ou L’Express, une campagne se développe protestant contre l’usage de la torture. L’écrivain Vercors renvoie sa Légion d’honneur. Paul Teitgen démissionne, ainsi que le général Jacques Parîs de Bollardière, qui publie une lettre ouverte à ses supérieurs dans L’Express. Henri Alleg, ex-directeur d’Alger républicain, publie La question où il décrit son arrestation et sa détention dans un centre de triage. En mai 1957, devant l’ampleur de la polémique, Guy Mollet forme une « commission de sauvegarde des libertés », présidé par Pierre Béteille, de la Cour de cassation et qui ne comprend aucun parlementaire. Son rapport, tenu secret, est finalement publié dans le journal Le Monde le 7 septembre. Il évoque des cas sporadiques de torture mais réfute l’idée d’un système organisé.

La deuxième bataille d’Alger

A Alger même, l’accalmie est de courte durée. Symbole du sentiment d’impunité qui règne alors, le 17 mai, la mort d’un parachutiste et la blessure grave d’un second, abattus à bout portant dans la rue provoque une « expédition punitive » de ses camarades qui fait 26 victimes musulmanes innocentes sur les lieux de l’attaque. On ne trouve pas trace des sanctions relatives à ce massacre.

Au début du mois de juin les attentats reprennent. Le 3 juin, trois bombes placées dans des lampadaires près d’un arrêt de trolleybus provoquent la mort de neuf personnes et en blessent 89 autres. Le lendemain, les explosions font encore 10 morts. Le 9 juin, l’attentat du Casino de la Corniche fait huit morts et 81 blessés (dont 10 seront amputés des jambes). Les réactions instinctives des Européens sont tout aussi meurtrières.

Yacef Saadi, nouveau chef de la ZAA, a réussi à reconstituer les réseaux « bombes » mais a échoué à « reprendre » politiquement la Casbah. En revanche, il bénéficie du soutien de plus en plus ouvert de personnalités comme l’archevêque Léon-Duval ou Jacques Chevalier, le maire d’Alger.

Devant cette nouvelle menace, le général Massu confie le commandement d’Alger à son adjoint, le colonel Godard, qui installe son poste de commandement près de la Casbah. Sans renfort de troupes, il mène son action avec beaucoup de finesse, en accord avec la légalité et en coordination étroite avec les services de police, notamment la DST. Selon son expression, si la première bataille d’Alger a été menée à l’épée, la seconde l’est au scalpel. A l’exception du secteur du régiment parachutiste sur place, ce sont les gendarmes mobiles qui prennent en main les interrogatoires, la mise en forme des procès-verbaux et la responsabilité des centres de triages. Le « bureau des assassinats » du commandant Aussaresses, que Godard déteste, est dissous.

Il est vrai aussi que Godard s’appuie sur toutes les structures de contrôle de la population mises en place précédemment. Il y ajoute cependant une innovation redoutable : les « bleus de chauffe ».

Le capitaine Léger, dont il a été question précédemment, se rend compte que le FLN a créé par ses exactions mêmes, une situation qui peut se retourner contre lui. Parmi les hommes au nez ou aux lèvres coupés pour avoir fumé et parmi les veuves de ceux qui ont été égorgés, il trouve des volontaires pour l’aider. Il obtient de créer avec eux un groupe de renseignement et d’exploitation (GRE) dont les membres sont d’abord utilisés dans la Casbah comme appâts pour ceux qui étaient chargés de faire appliquer les consignes de vie du FLN (ne pas fumer, ne pas boire d’alcool, ne pas écouter la radio, ne pas jouer). Ils sont ensuite cachés dans des endroits « stratégiques » de la Casbah et signalent aux soldats tous les individus suspects. Ils sont enfin utilisés dans toute une série de manœuvres d’infiltration et d’intoxication qui non seulement permettent de démanteler le réseau terroriste algérois mais aussi de porter des coups à l’extérieur de la ville. Léger et les « bleus de chauffe » (du nom des tenues souvent portées par les « fellaghas urbains ») parviennent à créer l’illusion du maintien d’un état-major FLN à Alger qui demande sans cesse des renforts à l’extérieur. Ceux-ci sont bien sûr capturés et permettent de remonter des filières. Lorsque cette tromperie ne peut plus être maintenue, le stade ultime de la ruse est alors d’annoncer publiquement ces infiltrations. La paranoïa de certains chefs du FLN fait le reste et la « bleuite » provoque des milliers de victimes lors des règlements de compte internes.

Retournements, infiltrations et surveillance apportent rapidement des fruits. Le 25 juin, 33 bombes sont découvertes dans une cache. Hassène Guendriche, dit Zerrouk, l’un des adjoints de Saadi est arrêté le 6 août et retourné. Le 26 août, deux adjoints de Saadi sont tués et 18 bombes récupérées. Yacef Saadi est lui-même capturé le 24 septembre avec sa compagne Zohra Drif. L’interrogatoire permet de localiser le refuge d’Ali la Pointe. Le dernier acte a lieu dans la nuit du 7 au 8 octobre 1957, lorsque Ali la pointe, assiégé dans son réduit avec trois complices, est tué par l’explosion des dizaines de kilos d’explosif qu’il a avec lui. C’est la fin du terrorisme à Alger jusqu’à la fin de la guerre. Le cauchemar quotidien des Algérois est terminé même si les attaques resteront endémiques.

Conclusion

L’engagement et l’autonomie de l’armée dans la lutte contre une organisation terroriste à Alger témoigne de l’ambiguïté de l’action policière effectuée par des militaires. Pour les parachutistes, Alger est un champ de bataille, au cadre espace-temps précis, dans lequel ils s’engagent à fond, sans vie de famille et sans repos, jusqu’à la victoire finale et en employant tous les moyens possibles. En réalité, cette opération mérite difficilement le qualificatif de « bataille » tant la dissymétrie des adversaires est énorme, à l’instar de la police face aux délinquants qu’elle appréhende. La conséquence est que l’action militaire n’est ni freinée dans sa montée aux extrêmes par les adaptations tactiques de l’ennemi, ni par une culture policière d’action limitée par le cadre du droit.

Il est vrai que dès le début du conflit algérien, les unités de combat ont été stupéfaites de voir des gendarmes les accompagner, dresser des procès-verbaux et compter les étuis. Dans le combat elles restaient dans une logique militaire de duel entre adversaires respectables mais dès la fin du combat elles entraient dans une logique policière contraire. L’ennemi anonyme mais honorable devenait un individu précis mais contrevenant à la loi, à condition toutefois de le prouver. Lorsqu’elles ont vu que les prisonniers étaient souvent libérés « faute de preuves », beaucoup d’unités de combat ont simplement conservé leurs ennemis dans la logique guerrière en préférant les tuer plutôt que les retrouver plus tard face à elles. Ce faisant, elles ont franchit une « ligne jaune » morale, bafouant ouvertement un droit en retard permanent sur la logique d’efficacité militaire.

Avec les attentats d’Alger, l’ennemi n’apparaît même plus respectable puisqu’il refuse la logique de duel pour frapper de manière atroce des innocents. De plus, il est marqué du sceau de la traîtrise, notamment du côté européen, puisqu’il frappe des compatriotes. Ajoutons enfin l’importance de la notion si prégnante pour les militaires du sacrifice, à la différence près que dans le cas de la « bataille » d’Alger, on ne sacrifiera pas sa vie (il n’y aura que deux soldats tués et cinq blessés) mais son âme.

En juillet 1957, avant de reprendre un « tour » à Alger, le colonel Bigeard diffuse la note suivante à ses officiers qui résume assez bien ce drame moral :

Nous avons deux éventualités possibles pour « tuer » notre période d’Alger : la première peut consister à se contenter du travail en surface, en évitant de se compromettre, en jouant intelligemment sans prendre de risques, comme beaucoup hélas ! savent trop bien le faire ; la seconde, jouer le jeu à fond, proprement, sans tricher, en ayant pour seul but : détruire, casser les cellules FLN, mettre à jour la résistance rebelle d’une façon intelligente, en frappant juste et fort.

Nous adopterons immédiatement la seconde. Pourquoi ? Parce que c’est une lâcheté de ne pas le faire. […] Il y a ces articles de presse qui nous calomnient. Il y a ceux qui ne prennent aucune position et qui attendent. Si nous gagnons, ils seront nos défenseurs ; si nous perdons, ils nous enfonceront. Les directives concernant cette guerre, les ordres écrits n’existent pas et pour cause ! Je ne peux vous donner des ordres se référant à telle ou telle note de base…Peu importe ! Vous agirez, avec cœur et conscience, proprement. Vous interrogerez durement les vrais coupables avec les moyens bien connus qui nous répugnent. Dans l’action du régiment, je serai le seul responsable.

lundi 19 août 2013

Des léopards dans la casbah (2/3)

Les bases légales de l’action militaire

Si les relations de la division parachutiste sont excellentes avec la gendarmerie, il n’en est pas forcément de même avec les différents services de police. Une réunion quotidienne regroupant tous les acteurs de la sécurité (officiers de renseignement, sûreté urbaine, RG, sécurité militaire, PJ, DST, gendarmerie) permet toutefois de coordonner les actions. Les parachutistes donnent la liste des gens arrêtés et chaque représentant vérifie dans ses fichiers. Il est décidé ensuite quelle est la police qui va travailler en liaison avec l’armée sur tel ou tel cas. Mais comme le souligne le général Massu,  « l’obligation faite à l’armée de s’asseoir à la table de la police et de s’occuper de choses qui ne la regardaient pas jusqu’alors a provoqué quelques bris de vaisselle ». Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture d’Alger, chargé de la police, est ouvertement hostile à l’armée ainsi que la Sûreté urbaine, qui dépend de la municipalité et est donc sensible aux pressions politiques. La plupart des policiers coopèrent cependant et adoptent même souvent la tenue léopard pour les interrogatoires.

Une note d’état-major de 1957 définit les bases légales de l’action de l’armée. Trois cas sont prévus : poursuite des fuyards et des gens surpris en flagrant délit (selon des critères précis), contrôle systématique d’un groupe et opération sur renseignement. Dans le premier cas, la troupe peut pénétrer partout, dans les deux cas suivants, il faut obligatoirement la présence d’un officier de police judiciaire (OPJ) porteur d’un mandat de perquisition pour pouvoir pénétrer dans une habitation privée. Chaque régiment à Alger a donc un certain nombre d’OPJ qui vivent en permanence au sein du corps. Le général Massu, nommément désigné, a le pouvoir d’ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit.

D’après cette note, les individus arrêtés doivent être remis à l’autorité judiciaire ou à la gendarmerie dans les 24 heures mais en cas d’opération importante et longue, les préfets peuvent déléguer à l’autorité militaire le droit d’assignation à résidence surveillée sans dépasser un délai clairement fixé (en principe pas plus d’un mois). Trois centres de triage sont créés (en général pour 10 jours) puis un centre de transit pour la ville. Dans ces centres de triage et de transit, des éléments d’interrogatoire communs à l’armée et à la police sont mis en place.

Cette assignation à résidence est une prérogative précieuse qui permet d’arrêter de simples suspects et de constituer ensuite le dossier qui permettra éventuellement de les présenter au parquet, à l’inverse des méthodes de la Police Judiciaire. Le tribunal militaire du corps d’armée de la région peut également juger les affaires de flagrant délit suivant une procédure très rapide, dite de traduction directe, où un simple procès-verbal de gendarmerie suffit. Le tribunal militaire peut également revendiquer les poursuites exercées par les tribunaux civils et de fait, dans la presque totalité des cas, les HLL (« hors-la-loi ») sont présentés devant lui.

Guerre de surface et guerre souterraine

Fort de ces pouvoirs, la division parachutiste met en place progressivement et de manière pragmatique plusieurs structures. La première action consiste à organiser un système dit « de surface ». Plus de 200 points sensibles sont gardés, parfois avec l’aide des Unités territoriales. La ville est surtout parcourue quotidiennement de 180 patrouilles à pied de jour et 30 patrouilles motorisées de nuit. Les régiments sont affectés à des quartiers particuliers qu’ils finissent par connaître parfaitement. Un nouveau plan de circulation routière est mis en place permettant un meilleur contrôle du trafic. Ce contrôle constant de la part de soldats ayant « de la gueule » en impose et rassure la population, tout en entravant les mouvements du FLN. Ces patrouilles et embuscades permettent d’appréhender quelques suspects et, peu à peu, cette action en surface cède la place aux actions sur renseignement. Celles-ci font l’objet d’une « directive sur l’extirpation de l’organisation rebelle » édictée par le 2e bureau de la 10e DP et très inspirée par le lieutenant-colonel Trinquier, un des théoriciens de la guerre révolutionnaire.

L’objectif est « la destruction de l’infrastructure politico-administrative » du FLN qui sera obtenu, à court terme, par la mise en place de réseaux de renseignement et d’influence et, à plus long terme, par la création d’une élite musulmane fidèle à la cause de l’Algérie française. Les régiments, voire les compagnies, où tout officier doit se considérer comme un officier de renseignement, sont les premiers acteurs, très autonomes, de cette guerre souterraine. Une équipe spéciale est mise en place au niveau du général Massu, sous la direction du commandant Aussaresses, pour coordonner et exploiter l’action des régiments en liaison avec les polices et la Justice. Les renseignements proviennent de plusieurs sources. La première est la documentation, c’est-à-dire les fichiers, registres administratifs ou documents du FLN qui présentent l’avantage d’être écrits en français. La population est la deuxième source, mais les langues ne commencent à se délier que lorsque l’emprise du FLN se desserre et que la population est administrée. En attendant, on s’appuie surtout des interrogatoires de suspects qui sont souvent synonymes de torture. Il est vrai que l’aumônier de la 10e DP, le père Delarue, a donné sa caution :

Entre deux maux, faire souffrir passagèrement un bandit, et, d’autre part, laisser massacrer des innocents, il faut, sans hésiter, choisir le moindre : un interrogatoire sans sadisme mais efficace.

Quadrillage

Cette action souterraine trouve son efficacité multipliée par la mise en place d’un système dit de « quadrillage de la population ». L’idée du lieutenant-colonel Trinquier est de faire participer la population à sa propre sécurité, volontairement ou non, en organisant un dispositif d’auto-surveillance baptisé Dispositif de Protection Urbaine (DPU), très inspiré des méthodes communistes. Celui-ci consiste en un maillage pyramidal d’arrondissements, îlots, buildings ou maisons ayant chacun à leur tête un chef désigné chargé du contrôle des habitants de sa zone de responsabilité. L’ensemble représente environ 7 500 membres et il fallu deux mois pour le mettre en place. L’encadrement de la population européenne est réalisé rapidement et les consignes des chefs de buildings (liste à jour des locataires, surveillance des mouvements, signalement des suspects, diffusion des consignes) sont strictement appliquées. Cela permet au commandement militaire (les autorités civiles furent toujours réticentes avec le DPU) d’avoir un lien souple avec la population européenne, de recueillir ses sentiments mais aussi de réfréner en partie ses mouvements de foule.

L’organisation des populations musulmanes est plus délicate. Elle est l’œuvre des gendarmes mobiles, qui commencent par numéroter à la peinture tous les bâtiments des bidonvilles de la périphérie et de la Casbah. Ils entreprennent ensuite d’en recenser les habitants qui reçoivent tous un certificat comprenant, outre une photo et les renseignements d’état-civil, le numéro du lieu d’habitation. Une fiche comportant le nom de tous les membres d’une maison est également établie et un exemplaire est remis à un chef de famille désigné. Celui-ci doit porter la fiche sur lui en permanence en cas de contrôle et prévenir de toute modification. Il devient alors difficile de rentrer ou sortir de la Casbah sans être décelé et être contrôlé pendant un couvre-feu sans avoir le certificat sur soi est un exercice dangereux.

Un organisme est créé au centre de la Casbah sous les ordres du capitaine Léger.  Chaque soir, il réunit les chefs d’îlots pour leur donner ses instructions, recevoir des renseignements et écouter leurs doléances. Le capitaine Léger devient rapidement le chef officieux de la Casbah. Le DPU est une source de renseignements inestimable pour éradiquer le terrorisme et peut-être plus encore pour empêcher son retour. Il est aussi un instrument de guerre psychologique.

Pour remplacer l’OPA du FLN, quatre sections administratives urbaines (SAU) sont créées sur les modèles des sections administratives spéciales (SAS) des campagnes. Elles contribuent au réseau de renseignements mais aussi à « la bataille des cœurs et des esprits » par leurs actions sociales et économiques. Une nouvelle élite musulmane est mise en place progressivement sous l’impulsion de l’armée qui ne fait pas confiance à la bourgeoisie locale. Elle se fonde sur les anciens combattants ou les responsables du DPU qui reçoivent une formation administrative, et parfois militaire, sommaire. Des centaines de jeunes musulmans sont envoyés en formation à Issoire. Les femmes sont regroupées en « cercles féminins » pour y recevoir un enseignement pratique sous l’impulsion d’équipes médico-sociales féminines (comprenant obligatoirement des musulmanes). L’armée organise l’information générale de la population (radio, journaux, cinémas itinérants, photos, affiches, tracts, hauts-parleurs, réunions publiques hebdomadaires).

( à suivre) 

dimanche 18 août 2013

Des léopards dans la Casbah (1/3)

Projet avorté de livre

Pour compléter le billet d’Abou Djaffar sur La bataille d’Alger, le film (lire avec grand intérêt ici). La bataille d'Alger, le récit. Article paru dans Ligne de front n°33, octobre 2011.


Pourquoi le terrorisme urbain en Algérie ?

L’idée d’extension de la rébellion aux agglomérations urbaines et plus particulièrement à Alger pour s’en servir comme caisse de résonance médiatique trouve son origine au Congrès de la Soumman qui définit la stratégie et l’organisation sur le terrain du Front de libération nationale (FLN) en août 1956. Le contexte est alors favorable puisque la « question algérienne » doit être débattue à l’ONU au début de l’année suivante. Cette stratégie s’appuie sur une organisation établie l’année précédente mais qui ne devient effective qu’à l’été 1956 après l’élimination du Mouvement National Algérien, l’organisation rivale. Le chef de la Zone autonome d’Alger et de sa banlieue (ZAA) est Ben Khedda, étroitement contrôlé par Ben M’Hidi, membre du comité de coordination et d’exécution (CCE), le « gouvernement » du FLN.

La ZAA est divisée en trois secteurs (centre-ville, banlieues sud et ouest), eux-mêmes divisés en quartiers et îlots. Chaque secteur est encadré politiquement par une pyramide de cellules ternaires. A chaque échelon, un homme ne connaît que son chef et ses deux subordonnés. Cette organisation politico-administrative (OPA) a pour mission d’encadrer la population, collecter les fonds et articles, procéder aux enquêtes, diffuser les mots d’ordre et veiller à leur application sur une zone bien délimitée. Le contrôle de la population se fait par le biais de multiples comités (justice, intellectuels, femmes, avocats) et surtout de la « police politique ». Sur l’ensemble du département d’Alger, pour une population musulmane de 400 000 habitants sur 890 000, on peut estimer les effectifs des militants à 5 000 et celui des exécutants à 1200, pour beaucoup cachés dans les cités périphériques et surtout la Casbah, un immense labyrinthe de 15 000 maisons serrées au centre de la ville.

A cette structure politique se superpose une structure militaire opérationnelle de maquis urbain dirigée par Yacef Saadi, membre du FLN depuis 1955 et déjà arrêté par les Français puis libéré contre la promesse de servir d’informateur. Il est secondé par un proxénète de 25 ans, redoutable tueur régnant sur la pègre, Amara Ali dit Ali la Pointe. Le cœur de cette organisation est le « réseau bombes », avec ses artificiers, en nombre et en compétence toujours insuffisants, et ses « poseuses » musulmanes ou européennes, entourés d’une multitude de tueurs, ravitailleurs, armuriers, guetteurs, agents de transmission, agents de renseignements et logeurs.

Après les attaques contre les membres du MNA, la première agression d’ampleur a lieu le 19 juillet 1956 à Bab El-Oued, quartier européen d'Alger par un commando du FLN qui mitraille des civils et fait un mort et trois blessés. En représailles, les plus radicaux des militants de l’Algérie française se regroupent sous la direction d'André Achiary et organisent un attentat dans la Casbah qui provoque, officiellement, 16 morts et 57 blessés dans la nuit du 10 août 1956. Jacques Susini, futur chef de l’Organisation armée secrète (OAS), avance le chiffre de 400 victimes. Cet attentat, déclenché vraisemblablement avec la complicité de la police, et qui restera comme le plus meurtrier à Alger durant toute la guerre, marque un tournant. Les dernières réticences à frapper les Européens de la même manière sont alors levées.

Le 30 septembre 1956, deux bars du centre d’Alger, le « Milk bar » et la « Cafétéria », explosent faisant 4 morts et 52 blessés dont beaucoup de jeunes atrocement mutilés. Une troisième bombe placée au terminus d’Air France n’explose pas. Le 12 novembre, c’est un autobus qui est frappé à la gare de Hussein Day faisant 36 victimes dont de nombreux enfants. Deux jours plus tard, le communiste Fernand Iveton est arrêté porteur d’une bombe après en avoir déposé une première qui n’explosera pas. Cette première campagne est combinée à des assassinats presque quotidiens et l’annonce d’une grève scolaire illimitée pour le 1er novembre avant la grève générale de janvier.

Les autorités civiles sont surprises et quelque peu désemparées devant ce phénomène nouveau qui apparaît quelques semaines avant l’évocation de « la question algérienne » aux Nations-Unies et juste après l’échec de négociations secrètes à Belgrade. Le ministre-résidant Robert Lacoste fait face à une situation particulièrement difficile. Une partie d’Alger est sous le contrôle du Front de Libération Nationale (FLN). Les populations musulmanes, les plus frappées, sont terrorisées et les Européens, excédés. Le 27 décembre, Amédée Froger, le très populaire président de l’interfédération des maires d’Algérie, est assassiné et ses obsèques sont l’occasion d’une émeute anti-musulmane (« ratonnades ») qui fait plusieurs victimes. Quelques jours auparavant et alors que les parachutistes reviennent de l’expédition de Suez, le général Salan, ancien commandant en chef en Indochine et adepte de la guerre révolutionnaire est nommé à la tête des forces armées en Algérie. Salan s’entoure de vétérans de la guerre d’Indochine, dont les généraux Dulac ou le lieutenant-colonel Trinquier.

L’appel aux Centurions

Le 4 janvier 1957, en s’appuyant sur la loi sur les pouvoirs spéciaux votée à la quasi unanimité en mars 1956, le président du Conseil Guy Mollet décide de confier à l’armée la responsabilité de la lutte contre le terrorisme. Deux jours plus tard, Robert Lacoste, ministre-résident annonce au général Salan, commandant les forces françaises en Algérie depuis quelques semaines, sa décision de passer la main au jeune général Massu et à sa 10e division parachutiste (DP) si efficace dans le « djébel ». Le lendemain, le préfet Serge Baret signe une délégation de pouvoirs au général Massu dont l’article premier est rédigé ainsi :

Sur le territoire du département d’Alger, la responsabilité du maintien de l’ordre passe […] à l’autorité militaire qui exercera, sous le contrôle supérieur du préfet d’Alger, les pouvoirs de police normalement impartis à l’autorité civile.

Massu est chargé par ce décret :

d'instituer des zones où le séjour est réglementé ou interdit; d'assigner à résidence, surveillée ou non, toute personne dont l'activité se révèle dangereuse pour la sécurité ou l'ordre public; de réglementer les réunions publiques, salles de spectacle, débits de boissons; de prescrire la déclaration, ordonner la remise et procéder à la recherche et à l'enlèvement des armes, munitions et explosifs; d'ordonner et autoriser des perquisitions à domicile de jour et de nuit; de fixer des prestations à imposer, à titre de réparation des dommages causés aux biens publics ou privés, à ceux qui auront apportés une aide quelconque à la rébellion.

La bataille d’Alger commence. Les premières unités parachutistes arrivent dans la nuit du 7 au 8 janvier et marquent leur volonté d’agir en fouillant de fond en comble la Casbah quelques jours plus tard. Les « paras » pénètrent même dans le refuge de Yacef Saadi, 7, rue de la Grenade, mais ils ne songent pas encore à sonder les murs, ce qui sauve non seulement Yacef mais aussi Ali la Pointe et surtout Larbi M’Hidi, cachés dans un faux mur. Au bilan, 1 500 suspects sont arrêtés dans ce premier bouclage mais les renseignements obtenus sont peu nombreux. Ils permettent cependant de commencer à remplir par la base les organigrammes de la ZAA et surtout ils montrent à tous que l’armée est décidée à relever le défi. Les quatre régiments « paras » qui se partagent la ville sont aidés du 9e régiment de zouaves, présent dans la Casbah, de deux régiments de cavalerie placés en périphérie, de tous les organes de police et des Unités territoriales (des réservistes souvent européens activistes, normalement dédiés à la garde des points sensibles et dont les plus déterminés servent dans une unité blindée de 1 500 hommes).

Le 18 janvier 1957, le général Massu donne la méthode à suivre  dans son ordre d’opération :

Il s’agit pour vous, dans une course de vitesse avec le FLN appuyé par le Parti Communiste Algérien, de le stopper dans son effort d’organisation de la population à ses fins, en repérant et détruisant ses chefs, ses cellules et ses hommes de main. En même temps, il vous faut monter votre propre organisation de noyautage et de propagande, seule susceptible d’empêcher le FLN de reconstituer les réseaux que vous détruirez. Ainsi pourrez-vous faire reculer l’ennemi, défendre et vous attacher la population, objectif commun des adversaires de cette guerre révolutionnaire !

Ce travail politico-militaire est l’essentiel de votre mission, qui est une mission offensive. Vous l’accomplirez avec toute votre intelligence et votre générosité habituelles. Et vous réussirez. Parallèlement se poursuivra le travail anti-terroriste de contrôles, patrouilles, embuscades, en cours dans le département d’Alger.

L’orientation est très clairement celle de la guerre révolutionnaire ou guerre psychologique que les vétérans d’Indochine, très impressionnés par l’efficacité des méthodes vietminh, parviennent à infuser dans l’ensemble des forces armées en Algérie. Selon cette conception l’action militaire doit avoir pour objectifs simultanés le contrôle étroit de la population et le démantèlement des réseaux combattants, la première nourrissant les seconds et les seconds terrorisant la première.

Le 18 janvier, un bus est attaqué en pleine ville. Le 26 janvier, trois bombes explosent dans des lieux publics très fréquentés, faisant 5 morts et 34 blessés, et la grève générale est annoncée pour le 28 janvier. Le général Massu décide de la briser.

Quelque jours avant la grève, la division parachutiste lance l’opération « Champagne », qui consiste à arrêter simultanément et de nuit tous ceux qui sont à même de jouer un rôle dans la préparation de la grève. Plusieurs centaines d’entre eux sont rassemblés à l’école de transmissions militaires de Ben-Aknoun. Des tracts sont largués par hélicoptères au dessus des terrasses de la Casbah incitant les musulmans à se rendre au travail. Le 28, tous les points vitaux de la ville sont tenus par les paras. Les piquets de grève des services publics (électricité, gaz, transports) sont dispersés et des équipes vont réquisitionner les travailleurs. Au bout de quelques heures, les services publics fonctionnent à nouveau. Les commerces sont obligés d’ouvrir, quitte à arracher les rideaux de fer. A l’Arba, village proche d’Alger, le colonel Argoud fait même, après sommation, tirer au canon de char sur un rideau fermé. D’un autre coté, les pillards qui profitent de l’ouverture des rideaux de fer et de l’absence des boutiquiers sont arrêtés. La population voit ainsi des Européens arrêtés par les parachutistes. Les grévistes sont systématiquement contrôlés et parfois remplacés (et payés !) sur leurs lieux de travail par des suspects retirés du centre de Ben-Aknoun. Simultanément, les paras sont omniprésents dans la Casbah et manquent de peu, une nouvelle fois, de capturer Yacef Saadi. Celui-ci est dès lors obligé à une mobilité permanente qui gêne son action et ses rapports avec le CCE. 

Le 4 février, l’échec de la grève générale est flagrant. C’est la première victoire des parachutistes contre les terroristes. Ceux-ci ripostent par des attentats particulièrement meurtriers tels que ceux qui frappent les stades d’El Biar et du Ruisseau le 10 février et qui tuent 11 personnes et en blessent 56. La population européenne, furieuse, tue trois musulmans innocents tandis que trois condamnés à mort dont Iveton, sont exécutés.

(à suivre)

dimanche 11 août 2013

La fabrique des soldats

Modifié le 13/08/2013

« Je ne me suis pas engagé pour devenir moi-même 
mais pour devenir un autre »
Sergent Yohann Douady

Après des centaines d’années de pratique empirique on sait fondamentalement comment faire faire des choses extraordinaires à des hommes ordinaires. Il suffit de les modeler à l’aide de plusieurs méthodes plus ou moins dangereuses suivant un dosage délicat qui dépend en grande partie de la vision que l’on a de l’homme. 

L’école du dressage

Une première approche, héritée de l’époque moderne, à la fois scientiste et aristocratique considère le soldat comme un rouage dans une grande machine, rouage dépourvu fondamentalement d’honneur et à qui, bien avant Taylor et Pavlov, on impose un apprentissage de gestes élémentaires par répétition ou drill. Bien plus que le courage on recherche chez lui la discipline. Le soldat avance alors sous le feu par dressage (le terme est utilisé jusqu’au XXe siècle) et par peur du châtiment inévitable s’il trahit. Cette école n’est pas sans mérite, comme dans les disciplines sportives, la répétition incessante de gestes individuels et collectifs est encore le meilleur moyen de les accomplir lorsque le réflexe doit remplacer la réflexion. Elle induit aussi un conditionnement utile à l’obéissance. Elle est cependant évidemment insuffisante à faire face à l’accroissement de la complexité du combat.

Elle est surtout limitée par sa sous-estimation des capacités humaines. Selon l’article de l’Encyclopédie écrit par le philosophe Jeaucourt, le soldat français est recruté dans la partie la plus vile de la nation. A partir de la Restauration, il n’est même plus volontaire puisque tiré au sort dans les milieux les plus pauvres et sans instruction pour effectuer six à huit ans de carrière militaire. L’idée persiste donc longtemps de sa faible valeur intellectuelle ou morale et cela aura des conséquences stratégiques considérables.

La première, c’est particulièrement le cas en France au moins jusqu’à une époque récente, est qu’on considère que les limitations intellectuelles des hommes du rang sont telles qu’on pense qu’il ne sert pas à grand-chose de pousser l’instruction technique très loin. Avant la Première Guerre mondiale, on considère ainsi que les artilleurs servant le canon de 75 ne sont capables d’apprendre que trois types de tir pendant leur service, alors que la guerre montrera qu’ils sont capables d’en maîtriser plus de vingt. Plus grave, on considère à la même époque que le fantassin français est forcément un tireur médiocre, on ne fait donc pas d’effort particulier pour relever le niveau et on privilégie les tirs collectifs. Dans ces conditions et alors que des prototypes de fusils automatiques, c’est-à-dire se réarmant seuls, existent avant la Grande guerre on refuse d’en équiper les hommes pour éviter le gaspillage de munitions qui résulterait inutilement de cette grande cadence de tir. Le sous-armement des fantassins français est d’ailleurs une constante au XXe siècle, avec le coût humain que l’on imagine. L’armée française est encore la dernière armée moderne à adopter un fusil d’assaut à la fin des années 1970, plus de trente ans après les premiers modèles allemands.

On considère aussi que cette limitation est aussi morale et que si on relâche la surveillance et la pression les hommes vont se relâcher, de la même façon, le repos et des conditions de vie courante trop agréables vont entrainer un ramollissement. C’est notamment le cas lorsque les lignes de tranchées apparaissent à la fin de 1914. L’obsession du commandement français, qui se méfie du « confort » des tranchées, est alors de maintenir l’ « élan » par des attaques incessantes aussi meurtrières que le plus souvent inutiles. L’infanterie termine l’année 1915 terriblement meurtrie et épuisée, au bord de la rupture. C’est à ce moment-là seulement que l’on commence à prendre en compte la nécessité du repos et de la reconnaissance, avec la croix de guerre. Cette conception d’un décalage moral entre le corps des officiers et le reste de la troupe n’a pas forcément complètement disparu. En 1989, un de mes instructeurs à l’Ecole militaire interarmes introduisait le cours d’éthique et déontologie en disant que l’éthique était ce qui différenciait l’officier du sous-officier.

Une autre conséquence est qu’avec cette vision de l’homme, former un soldat acceptable demande du temps, au moins deux ans pour le commandement français au XIXe siècle. C’est le minimum pour envisager une armée mobile et offensive, en deçà, cela paraît impossible. C’est une des raisons pour laquelle, le corps des officiers français s’oppose farouchement à l’armée de milice proposée par Jaures, méprise les réservistes et bascule de la doctrine hyper-offensive et agressive de 1914 à une doctrine de plus en plus défensive au fur et à mesure de la réduction de la durée de service dans l’entre-deux guerres. Même le colonel de Gaulle lorsqu’il envisage sa force blindée de réaction rapide en 1934 ne conçoit pas qu’elle puisse être servie par des conscrits. Il faudra l’expérience de la Seconde Guerre mondiale et des exemples des armées créées à partir du néant comme l’armée américaine pour comprendre qu’on peut, en partant de rien mais avec une organisation adaptée, construire des unités efficaces, y compris des divisions blindées, en moins d’un an. 

Des hommes entourés d’acier

A cette conception à la fois aristocratique et behavioriste (un environnement dur va engendrer des hommes durs) on peut opposer une autre approche plus démocratique et inspirée de la pyramide de Maslow, dont le principe premier est qu’on accomplit plus facilement des tâches plus difficiles dans un environnement sécurisé. Au moins jusqu’à une époque récente, l’armée israélienne est un bon exemple de cette approche. Les hommes y sont rares en Israël par rapport à leurs adversaires d’alors et le soin apporté à leur productivité tactique a longtemps été considéré comme le premier facteur de la puissance nationale. Prenons l’exemple des tankistes israéliens pendant la guerre du Kippour en 1973.

Les équipages israéliens n’étaient pas seulement bien formés, ils étaient aussi placés dans une situation suffisamment sécurisante pour leur permettre de combattre efficacement bien plus longtemps que leurs adversaires. Si on calculait en termes de chars le rapport de forces était défavorable aux Israéliens ; si on calculait en potentiel d’heures de combat par semaine, ce même rapport de forces basculait nettement en leur faveur. Pour y parvenir, les Israéliens ont combiné des facteurs humains, techniques et organisationnels. Ils ont d’abord mis l’accent sur la résistance physique des hommes. Les guerres israélo-arabes se comptent en jours. Des équipages capables de combattre efficacement trois jours de suite avec peu de repos constituent un atout énorme, surtout lorsqu’on combat sur un petit territoire et que les renforts ne peuvent intervenir qu’au bout de deux jours de mobilisation.

Le plus grand soin a ensuite été apporté au confort des hommes dans les engins. Les Israéliens ont toujours préféré les chars à fort blindage, comme le Centurion, aux engins plus petits et inconfortables comme ceux de leurs ennemis. Ils ont aussi développés des blindages passifs (patins de chenilles, plaques additionnels) et ont été sans doute les premiers à expérimenter les blindages actifs, c’est-à-dire des blocs d’explosifs pour repousser les charges creuses. Cet effort de protection et de confort rencontrait des limites pour des engins qui n’avaient pas été conçus en Israël mais ce fut une des priorités dans l’élaboration du char national Merkava dans les années 1970.

Simultanément, un effort particulier avait été fait sur la sauvegarde des hommes blessés et la réparation rapide des machines. Les hommes avaient reçu un entraînement poussé aux premiers soins et les procédures d’évacuation par hélicoptères étaient et sont toujours très rapides vers des hôpitaux proches du front. Les blessés légers pouvaient souvent rejoindre leurs camarades avant même la fin des combats. Les unités de chars bénéficiaient également de la présence de fantassins mécanisés dans la brigade blindée dont une des missions prioritaires était l’évacuation ou la protection des équipages de chars détruits. Lorsque le char Markava a été conçu ensuite, il a été prévu de pouvoir enlever très vite une palette d’obus à l’arrière pour y protéger un ou plusieurs hommes. Les Arabes, qui ne disposaient pas de tels systèmes de protection et d’évacuation ont perdu beaucoup plus rapidement leurs personnels qualifiés.

Le même principe était appliqué aux engins. L’accent mis sur la capacité de réparation des unités (pièces vitales facilement accessibles et remplaçables, formation des équipages, unités de maintenance jusqu'au niveau de la compagnie, ateliers de réparation bien équipés et abondamment pourvus en personnels qualifiés) permettait de récupérer jusqu'à 50 % des engins dans les quelques jours qui suivaient leur mise hors de combat et de reconstituer rapidement les unités blindées. On a même vu sur le Golan dans les deux premiers jours de la guerre, des blessés sortant des hôpitaux de campagne pour former des équipages de fortune et récupérer des chars en réparation dans un atelier à proximité et repartir au combat.

Un dernier effort était fait également pour réduire au minimum les pertes de temps dues aux approvisionnements en carburant et obus. Le char Merkava, conçu d’abord par des équipages de chars, ne reçoit plus ses obus un par un par un trou mais par palettes entières. Coté arabe, le manque de personnels qualifiés et la légèreté de la logistique, obéraient ces possibilités. La conception et l’installation des différents ensembles des chars soviétiques empêchant pratiquement toute réparation sur le terrain ce qui entraînait soit l’évacuation loin à l’arrière, soit l’abandon du véhicule.

Les Israéliens partaient du principe que le soin apporté aux hommes ne les amollissait pas mais leur permettait au contraire d’être plus efficaces au combat. La sécurisation n’était pas conçu comme paralysante mais comme permettant l’audace. C’est le même principe qui avait prévalu pendant la Seconde Guerre mondiale avec la mise en place par la marine américaine d’un système très performant de récupération en mer de ses pilotes. Non seulement cela leur permettait, contrairement aux Japonais qui n’avaient pas fait cet effort, de préserver un personnel très qualifié, mais aussi de faire preuve de plus d’audace comme pendant la bataille de Mariannes en juin 1944 où ils lancèrent leurs avions au-delà de leur rayon d’action, acceptant que 80 d’entre eux se crashent en mer au retour.

Cette approche devient toutefois contre-productive lorsque la protection devient une fin en soi et étouffe non seulement l’audace mais aussi la manœuvre. Les mêmes tankistes, si performants en 1973, se sont retrouvés dépourvus face aux combattants du Hezbollah en 2006.  

La mithridisation

La particularité de l’apprentissage au combat n’est pas l’acquisition de savoirs techniques individuels et collectifs, cela est commun à toutes les professions ou aux disciplines sportives. La vraie difficulté est l’application de ces savoirs à l’ambiance du combat. La maitrise des compétences est évidemment nécessaire pour assurer les missions, elle l’est également pour renforcer la confiance. Elle est cependant insuffisante pour appréhender la puissance des sensations à l’intérieur d’une zone de mort.

Faire en sorte que l’expérience la plus traumatisante de sa vie soit abordée avec le moins de stress possible est une préoccupation des armées depuis toujours mais elle a été renouvelée avec l’expérience terrible et massive de la Grande guerre. Le mois d’août 1914 vit en effet la conjonction de l’oubli de la guerre après 43 ans de paix et d’une capacité de destruction inédite. Les pertes françaises furent terribles et les défaillances nombreuses, y compris chez les généraux. L’armée française résista malgré tout, preuve que la discipline, l’entraînement physique et le conditionnement d’avant-guerre n’étaient pas sans qualités.

On constata aussi les insuffisances des méthodes classiques et on mit en place, pendant la guerre même, une nouvelle approche d’aguerrissement progressif par le contact avec les vétérans dans les centres d’instruction divisionnaire, l’instruction complémentaire sur les arrières  parfois sur des ouvrages reconstitués, l’incorporation en première ligne dans des secteurs calmes et lorsque la situation le permettait l’exécution de missions de danger croissant, en commençant par les patrouilles. Plus les unités au front avaient de l’expérience et, selon les termes d’un officier de l’époque, plus « le baptême du feu devenait pour les innombrables nouveaux venus un événement de plus en plus simple ».

Après la Grande guerre, l’apport des sciences sociales mais aussi des nouvelles technologies de l’information comme le cinéma permirent d’envisager également la possibilité de mieux appréhender les sensations du combat. Dans les années 1930 et aux débuts de la Seconde Guerre mondiale, cette approche réaliste se généralisa.

Pour réduire le décalage entre l’anticipation et la réalité, on découpa le cauchemar en morceaux en espérant le faire absorber progressivement comme Mithridate s'empoisonnant un peu tous les jours pour s'immuniser. Par des films et des photos, par la visite d’abattoirs ou en accompagnant des sapeurs-pompiers, on s’efforça de réduire le choc des visions horribles. L’entraînement physique, avec notamment l’influence de Georges Hebert et l’invention des parcours du combattant, s’efforça de coller un peu plus à la réalité de l’effort réellement demandé. Par des exercices à balles réelles, en faisant ramper par exemple sous des tirs de mitrailleuses, on espéra aussi habituer un peu les hommes à évoluer sous le feu. Cette approche réaliste porta ses fruits pendant la Seconde Guerre mondiale.Dans un sondage réalisé en 1944 en Italie, 80 % des fantassins américains se félicitaient de l’entraînement dur et réaliste qu’ils avaient reçu, beaucoup estimaient même qu’il aurait dû comporter plus d’entraînement avec balles réelles. Le combat lui-même fut étudié de plus en plus scientifiquement. Sur l’initiative d’officiers de terrain les méthodes d’entraînement au tir plus proches de la réalité furent mises en place dans les armées occidentales dans les années d'après-guerre

Cette approche réaliste trouva un nouveau souffle grâce aux nouvelles possibilités de simulation par l’emploi conjuguée de l’informatique et de moyens d’observation. A la suite de la découverte du faible rendement de leurs pilotes de chasse au Vietnam surtout dans leurs première missions, l’US Navy et le corps des marines puis l’US Air force mirent en place des centres d’entraînement permettant aux pilotes de réaliser des missions dans des conditions très proches de la réalité face à des adversaires qui évoluaient comme les ennemis potentiels. Le principe fut adopté par les forces terrestres avec en particulier la création du centre national d’entraînement de Fort Irwin en Californie en 1981, puis par la plupart des armées modernes.

La sueur épargne le sang

L’approche réaliste comprend cependant une limite indépassable qui est que l’on n’y a pas vraiment peur de la mort puisqu’on sait qu’elle est, sauf accident, exclue de l’équation. On a donc cherché à compléter ces approches mécaniste, sécurisante et réaliste par une voie complémentaire, celle de la peur. A l’imitation des unités de commandos de la Seconde Guerre mondiale, on créa des centres où par des « pistes d’audace » on plaça les hommes dans des situations assez peu réalistes mais éprouvantes car jouant sur toutes les peurs possibles comme le vertige ou la claustrophobie. Cette approche s’est accompagné d’une intense formation physique dont le but étaient à la fois de former aux efforts spécifiques du combat mais aussi à pousser encore une fois les hommes jusqu’à leurs limites.

Dans un système de recrutement par volontariat, avec donc la possibilité de quitter volontairement le service, cette approche avait également pour vertu d’écarter les moins motivés. La limite est cependant ténue entre un entraînement dur et la torture, le risque est aussi de faire de cette expérience quelque chose de plus traumatisant encore que le combat ou qui s’ajoute encore à son usure. L’homme n’est capable que d’une certaine quantité de terreur, disait Ardant du Picq. Il n’est capable aussi que d’une certaine quantité d’effort et de peurs. 

Le soldat et particulièrement le soldat professionnel moderne est donc le fruit d’une alchimie complexe entre plusieurs approches parfois incompatibles et dont chacune présente des inconvénients. Cette alchimie nécessite donc d’être organisée rigoureusement, de comprendre des phénomènes de compensation du stress par la sécurisation et de l’effort ingrat par la considération. Elle suppose de s’appuyer sur le préalable d’une forte cohésion des individus avant que cette cohésion soit elle-même nourrie par l’épreuve.