dimanche 28 juillet 2013

Le besoin de victoires

Si on constitue deux groupes pour répondre à un questionnaire identique et que, sans même consulter leurs réponses, on annonce au premier qu’il a obtenu une moyenne de 7 bonnes réponses sur 10 et à l’autre qu’il a obtenu le résultat inverse, on s’aperçoit alors que dans une deuxième  série de tests, le premier groupe fait généralement mieux que la première fois et le second moins bien.

La perception du succès ou de l’échec accroît ou diminue la confiance en soi. La victoire, même petite, facilite la venue d’autres victoires plus importantes. Inversement, comme le souligne Ardant du Picq « l’homme se rebute et appréhende le danger dans tout effort où il n’entrevoit pas chance de succès ».

A long terme l’accumulation des victoires ou des insuccès finit même par provoquer de profondes transformations physiques. Le succès répété par exemple, diminue la pression sanguine, accroît le taux de testostérone (et de spermatozoïdes chez les hommes), ce qui augmente considérablement la confiance en soi. Les vainqueurs sont de plus en plus forts et donc aussi souvent de plus en plus vainqueurs.

Les victoires pour les victoires

L’impact moral du résultat d’une bataille est tel qu’il peut générer des phénomènes de complexes d’infériorité ou de supériorité qui engagent largement la suite des évènements. A cet égard, les premières confrontations sont essentielles car elles révèlent les qualités des uns et des autres dans un contexte de forte émotion. Ces perceptions initiales influent sur la productivité des cellules tactiques et sont ensuite souvent difficiles à modifier.

En 1942, dans les premiers mois de combats en Malaisie et en Birmanie, les Britanniques furent régulièrement humiliés par des Japonais, qui, contrairement à eux, manœuvraient dans la jungle et parvenaient ainsi à les déborder et les surclasser systématiquement. Lorsqu’il prit le commandement des forces britanniques en 1942, le général Slim a alors considéré que son principal travail était de restaurer la confiance de ses troupes. Il a donc obligé ses unités à mener des opérations de plus en plus  importantes depuis les petites patrouilles de quelques kilomètres et de quelques jours en forêt jusqu’à l’engagement en 1944 de six brigades de commandos Chindits des centaines de kilomètres à l’intérieur des lignes ennemies et pendant des mois. Ce travail de mise en confiance tactique fut appuyé par une série d’innovations comme la coopération air-sol ou la médecine tropicale, permettant mêmes aux Britanniques de l’emporter presque systématiquement dans les terrains difficiles.

Lorsque le moral général est atteint, sa restauration par la victoire peut être même la seule justification de la bataille, menée alors à coup sûr. C’est le cas de la seconde bataille d’El Alamein, stratégiquement peu utile tant la position de Rommel était rendue intenable par le débarquement allié en Algérie et au Maroc, mais indispensable pour le prestige britannique et le moral des hommes. Elle fut conduite avec une supériorité de moyens qui ne laissait aucun doute sur le résultat final.

Vingt-cinq ans plus tôt, le général Pétain avait suivi le même raisonnement en déclenchant deux offensives limitées  à Verdun, en août 1917 et à la Malmaison en octobre 1917, avec des moyens considérables. Le but principal de ces opérations était de redonner le sentiment de la victoire aux troupes françaises secouées par les mutineries. Après l’attaque de Verdun, le général Fonclare déclara : « Dans un certain nombre d’offensives précédentes, on avait tout prévu et tout mis au point, sauf l’instrument principal qui est l’homme. Dans l’offensive du 20 août, on a eu la sagesse de ne pas négliger ce facteur prépondérant.» Pour le commandant Coste « le déploiement effectif de la force crée la force virtuelle. C’est déjà vaincre que de voir disposer toutes choses en vue de la victoire. » La vision même la puissance des moyens mis en œuvre à cette occasion, leur parfaire coordination, l’évidence du souci d’économiser les hommes sont en soi un réconfort et un facteur de confiance bien plus que l’annonce d’une victoire facile comme cela avait été le cas en avril précédant avec le général Nivelle, entraînant ensuite une profonde désillusion. La confiance ne s’impose pas elle se suggère.

La confiance peut aussi être restaurée aussi par la précision de la préparation. L’opération de franchissement du canal de Suez en octobre 1973 par l’armée égyptienne planifiée, pour cinq divisions engagées, jusqu’au niveau de chaque groupe de combat d’infanterie ou du génie, de chaque équipe antichars, de chaque pièce d’artillerie et de chaque char puis répétée 35 fois dans son intégralité et des centaines de fois aux différents échelons reste un modèle du genre.

L’inconvénient de ces batailles à coup sûr, c’est qu’elles réclament une telle supériorité de moyens et une planification tellement poussée qu’elles peuvent être en contradiction avec le principe d’économie des forces et donc difficilement généralisables. Elles sont là seulement pour inverser les perceptions et donc augmenter la productivité générale des forces pour des batailles futures qui, de ce fait, nécessiteront des moyens moins importants. 

Le démon des petites victoires

Car les batailles sont avant tout des sommes de combats et à leur petit niveau le premier souci des unités est bien de remporter ceux auxquelles elles participent. Les deux échelons se nourrissent mutuellement. Un combat gagné est un petit pion de Go qui participe à la construction de la victoire dans la bataille et ce sentiment de faire œuvre utile malgré les sacrifices incite à l’action. Que l’on ait le sentiment que ce que l’on fait est vain et le rendement des petites unités devient d’un seul coup plus faible, compromettant le succès de l’ensemble et entraînant tout le monde dans une spirale d’échec. Lorsqu’on commence à se demander si la prise de risque en vaut le coup (ou plutôt le coût), alors la défaite n’est pas loin surtout si l’ennemi, lui, ne se pose pas cette question. La dernière offensive lancée par le général Auchinleck lors de la première bataille d’El Alamein en août 1942 était brillante sur le papier mais elle était menée par des hommes qui après une série d’échecs  n’anticipaient plus le succès. Ce fut un échec total.

Il existe aussi des guerres ou des campagnes sans grandes batailles ou très rares. C’est le cas des campagnes systémiques comme celles des sous-mariniers et anti-sous-mariniers dans l’Atlantique ou le Pacifique ou des campagnes aériennes jusqu’à récemment en Libye. Ces combats sont souvent ingrats car l’impact de ces petits multiples combats sur la victoire totale n’est pas évident. Il faut alors de la patience et de l’obstination pour multiplier les risques et les missions sans voir vraiment les drapeaux progresser sur une carte, résister à l’impatience des politiques et oublier les descriptions d’enlisement des médias. Le sentiment que l’on a l’initiative des opérations est alors essentiel.

C’est particulièrement le cas des combats asymétriques au milieu des populations contre des soldats fantômes. Le capitaine Nicol, dans son étude sur le moral des troupes australiennes engagées au Vietnam de 1965 à 1972, montre comment l’accent mis sur le combat d’embuscades et la supériorité tactique acquise dans ce domaine permettaient aux Australiens d’avoir l’initiative dans plus de 80 % des accrochages, ce qui suffisait généralement à obtenir des micro-victoires. Ces victoires constituaient un facteur essentiel du maintien du moral et donc, en retour, de l’efficacité tactique.

Les troupes américaines, beaucoup plus maladroites, subissaient au contraire la supériorité des Viet-Congs dans ce domaine, puisque dans 85 % des cas c’était l’ennemi qui avait l’initiative des combats. La perte d’initiative était alors compensée par la combinaison la plus rapide et la mieux coordonnée possible de moyens de feux considérables. En Algérie, on avait vu comment l’absence de vision politique cohérente rendait vains tous les succès tactiques, on s’aperçut au Vietnam que la manière dont on obtenait les petites victoires pouvait contredire le succès stratégique. L’emploi massif et systématique de la puissance de feu présentait certes l’avantage d’écraser systématiquement toute opposition mais au prix de dommages collatéraux, d’un coût financier important et d’une moindre agressivité de l’infanterie américaine. Chaque victoire les affaiblissait et au fur et à mesure que la guerre se poursuivait les pertes devinrent sensibles car apparaissant de plus en plus comme inutiles. Lorsque le souci de les limiter a définitivement dépassé celui de gagner les batailles même petites, la guerre a été perdue.

La guerre en fragments

Un autre inconvénient des conflits asymétriques est leur longueur. Si les guérilleros acceptent de combattre pendant les 14 années qu’ils durent en moyenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il n’en est pas de même pour les troupes occidentales. Si celles-ci maîtrisent l’espace en étant capables d’être envoyées n’importe où dans le monde, elles ne sont en revanche, au moins depuis la fin de la Guerre froide, jamais engagées au-delà d’une année. Autrement-dit, phénomène inédit, ces troupes ne participent qu’à environ 10 % d’une guerre. Elles n’en voient presque jamais le bout et leur engagement ne représente qu’une petite partie de leur propre histoire entre deux autres opérations extérieures et deux commandements. Cet engagement fragmenté entraîne un sous-emploi des forces.

Au début des années 2000, David Romer, un économiste de Berkeley entreprit d’analyser par ordinateur 700 matchs de National Football League. Il parvint ainsi à déterminer quelles étaient statistiquement les meilleurs choix tactiques en fonction notamment de la position de l’équipe sur le terrain. En comparant ces résultats et les choix réels des coaches, il s’aperçut que non seulement leurs décisions se ressemblaient beaucoup mais qu’ils étaient aussi systématiquement plus prudents que l’ordinateur. Au bilan, la plupart des stratégies adoptées par ces gens pourtant compétents étaient sous-optimales en grande partie à cause des conséquences anticipée d’un échec éventuel. Le coût d’un échec conformiste n’est en effet pas le même que celui d’un échec audacieux, puisque dans le deuxième cas on passera en plus pour asocial ou même fou. Le long terme de la gestion de carrière impose donc à court terme des solutions plutôt conformistes même si celle-ci ne sont pas les plus efficaces.

Les officiers commandant pour quelques mois des unités dans une longue guerre asymétrique qui plus est au sein d’une coalition sur-dominée par un grand allié sont placés dans un contexte similaire. Leurs décisions subit la triple pression du grand allié qui exige des résultats concrets, des habitudes qui indique ce qu’il est « normal » de faire et de sa propre hiérarchie nationale dont le jugement va fortement influencer le futur post-opération de l’unité et de son chef.

L’action du bataillon sera de durée limitée et noyée dans l’action de dizaines d’autres bataillons. Elle n’aura donc qu’un impact limitée au niveau du théâtre tout en étant très importante pour lui. S’il est audacieux et prend des risques, il ne peut espérer que quelques succès limités et provisoires alors que s’il échoue sa carrière est compromise et la réputation de son régiment terni. En revanche, s’il est conformiste et prudent, il peut espérer présenter un bilan peu glorieux mais sans craindre un désastre. Les pertes humaines passeront beaucoup plus facilement dans ce cas.

Au-dessus du colonel, l’action s’inscrit dans le cadre d’une coalition asymétrique où chacun des alliés cherche également à présenter un bon bilan diplomatique au moindre coût électoral. Les moyens sont donc réduits au « juste suffisant » et la priorité est d’éviter un choc médiatique. La question du rapport coût humain-efficacité se pose avec acuité. C’est ainsi que, à force de prudence, on peut imaginer un jour voir quelques milliers de combattants équipés de kalashnikovs tenir tête pendant des années à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord.

Dans ces conflits sans grandes batailles, les indicateurs remplacent souvent les drapeaux plantés dans les villes comme indices de progression vers la victoire. Outre le problème du choix de ces indicateurs et du biais consistant à privilégier ce qui est chiffrable et négliger le subjectif, ces chiffres sont ainsi les normes de la conformité et surtout des fins en soi. On ne gagne plus des batailles, on atteint ses objectifs chiffrés jusqu’à parfois la déconnexion avec la réalité tactique. Au printemps 2004, quelques semaines avant leur relève, tous les bilans présentés par les unités américaines en Irak étaient apparemment positifs. Les attaques contre les forces américaines en particulier avaient considérablement diminué depuis la fin de l’année précédente et les pertes étaient au plus bas depuis le début de l’insurrection. Ce bon bilan avait d’ailleurs justifié une réduction de l’effort américain, trois divisions seulement en remplaçant quatre.

Pourtant, lorsque ces trois nouvelles divisions arrivèrent, elles durent faire face simultanément à la révolte du sud chiite et à la découverte que toutes les villes le long du Tigre et de l’Euphrate, notamment Falloujah, étaient en réalité contrôlées par la guérilla sunnite. Les indicateurs n’avaient été bons que parce que par un accord tacite les deux adversaires avaient intérêt à prendre moins de risques et à moins s’affronter avant la relève.

Il y a pire encore lorsque le politique refuse même la notion de guerre et donc d’ennemi, même lorsque celui-ci existe manifestement. Or il est difficile d’obtenir des victoires contre un adversaire qui n’existe pas. C’est ainsi que la France a perdu 92 soldats à Beyrouth tout en déclarant solennellement qu’elle n’avait pas d’ennemi au Liban. Cette situation, que est celle de la plupart des missions d’interposition et de la gestion par des diplomates des forces armées est évidemment la pire pour des soldats. Le principe de sous-optimisation est alors à son maximum. J’ai vu un chef de section décoré de la Légion d’honneur après être tombé dans une embuscade et s’être fait dérobé les hommes qu’il devait escorter, sous le prétexte affiché par son colonel devant des journalistes, qu’il n’avait pas fait ouvrir le feu. Au pire, on en vient à tolérer des massacres.

Le succès est le père du succès et il est obtenu par des hommes. Leur proposer uniquement le risque sans la possibilité de vaincre, c’est faire du bruit avant l’humiliation finale. 

vendredi 26 juillet 2013

L'instrument premier du combat

Un des problèmes fondamentaux des armées est de savoir si les acteurs du combat le sont naturellement ou s’ils sont de pures constructions sociales. A l’appui de la première thèse, on pourrait considérer en regardant la répartition très inégale de l’efficacité des hommes sur le champ de bataille que si une armée est une machine à fabriquer des tueurs, c’est une machine à très faible rendement. A l’appui de la seconde, on a toujours été incapable de déceler a priori ceux qui se comporteront en héros ou en lâches sous le feu. On peut avoir quelques présomptions mais aucune certitude. Evoluer dans une zone de mort est une expérience extrême dont l’expérience ne peut se faire au préalable et dont les formes changent par ailleurs constamment car elle s’effectue en situation dialectique. Il s’agit donc d’un domaine qui relève des sciences du chaos et de la complexité. Les évènements s’y décident avec des dés de fer que les hommes peuvent seulement orienter par leur comportement.

C’est la raison pour laquelle, malgré plusieurs milliers années d’efforts, on ne sait pas encore, et on ne saura sans doute jamais fabriquer, des armées de super-combattants victorieux à coup sûr. Tout au plus peut-on tenter par une alchimie complexe d’armer les individus aussi bien dans leurs têtes et leurs cœurs que dans leurs mains.

Darwin et Diagoras comme recruteurs

Croire que la capacité à résister au stress est avant tout intrinsèque aboutit logiquement à l’espoir de pouvoir déceler et d’écarter ceux qui ne présentaient cette qualité pour obtenir une armée complète d’acteurs.

Cela peut s’effectuer de manière empirique en mettant volontairement l’homme sous pression, c’est-à-dire concrètement en le faisant souffrir, par un entraînement intensif ou des humiliations diverses. Il y a trente ans, ma promotion d’élèves sous-officier d’infanterie est ainsi passé de 180 à 65 en l’espace de dix mois, soit un taux de pertes nettement supérieur à la plupart des conflits. Cette pression peut également s’effectuer entre pairs, comme pendant longtemps en première année de Saint-Cyr, avec toujours cette idée d’inspiration darwinienne de ne conserver que les plus forts. Cette sélection peut s’effectuer de manière plus scientifique par le biais de tests psychologiques. Pendant la Seconde Guerre mondiale, plus de 1,8 millions d’appelés américains, soit 12 % du total, ont été jugés par des psychologues trop fragiles pour combattre.

Ces deux méthodes sont pourtant loin d’être totalement fiables. Il y a eu 470 000 soldats américains rapatriés des zones de combat « sans blessures apparentes » et parmi eux beaucoup de soldats considérés comme solides alors que d’autres qui étaient considérés comme en limite d’exemptions ont bien résisté au stress.

Une autre approche a consisté à déterminer le profil type du bon combattant. La Human Resources Research Organization a tenté de le faire en observant les soldats américains de la guerre de Corée ainsi que l’armée israélienne avec une étude sur ses officiers de 1961 à 1966. Quelques traits particuliers ont bien été identifiés comme une grande stabilité émotionnelle, un quotient intellectuel un peu supérieur à la moyenne ou la nécessité qu’ils ont eu de s’imposer dans le milieu familial plutôt de classe moyenne. On trouve ainsi chez les bons « acteurs » du combat, comme chez les grands champions sportifs ou les assassins américains les plus célèbres ainsi beaucoup plus de cadets ou de benjamins que d’ainés. Leur personnalité s’est bien souvent exprimée avant les combats par un goût plus prononcé pour certaines activités. Si on examine par exemple les 40 premiers As de la chasse française de la Grande guerre on trouve beaucoup de voyageurs et de sportifs d’avant-guerre.

Ces profils types restent cependant assez peu opératoires car ils oublient le principe de Diagoras qui oblige à tenir aussi compte de l’ombre lorsqu’on met la lumière sur quelque chose. Ils ne sont pas statistiquement significatifs et comme les individus jugés fragiles et qui se révèlent excellents combattants beaucoup de cadets sportifs et intelligents sont aussi des figurants sur le champ de bataille. Beaucoup des indices du bon combattant sont aussi des indices sociaux. Si cinq des 40 As pilotes ont pratiqué des sports automobiles, c’est aussi parce qu’ils appartenaient à une classe le permettant et, encore une fois, la  plupart des conducteurs automobiles ne sont pas devenus des As. On oublie également que ces hommes-là sont aussi des survivants et dans le contexte partiellement aléatoire du combat ce sont aussi des chanceux. Beaucoup d’acteurs de cinéma ne percent pas car ils ratent leur premier casting qui leur aurait permis par un beau rôle d’acquérir la confiance, l’expérience et la visibilité pour aller plus loin. De la même façon et à cette différence près que le casting est fatal, des milliers d’hommes qui avaient toutes les caractéristiques pour devenir de très bons combattant sont fauchés prématurément. Ce n’est pas seulement parce que l’on est bon que l’on est un As, c’est aussi parce qu’on a un peu de chance.

Il ne faut jamais oublier enfin qu’en se concentrant sur le profil des hommes connus et ils sont a priori d’autant plus connus qu’ils sont brillants sur le champ de bataille, on néglige les autres catégories. On oublie notamment de considérer la grande sous-efficacité de la plupart des inconnus.

La sélection ex ante des hommes reste une science d’autant plus inexacte que les conditions mêmes du combat, ce révélateur chimique des qualités et des défauts des hommes, changent fréquemment. Les chefs peuvent avoir une idée des hommes qui se comporteront bien pour un type de combat qu’ils connaissent bien. Dans des formes inédites de combat, ce sont au contraire les hommes qui se comportent bien qui s’imposent aux chefs, parfois à leur encontre.

Lorsque le front si fige à la fin de 1914, on voit apparaître spontanément de nouveaux types de combattants comme l’adjudant Lovichi qui va « chasser » seul dans le no man’s land entre les deux lignes et marquer d’un trait sa crosse de fusil à chaque victoire ou le mitrailleur Ryckwaërt, qui fait la même chose avec une mitrailleuse Hotchkiss. C’est la généralisation des combats aériens au début de 1916 qui permet aux Guynemer, Madon et Fonck de dévoiler leurs talents, sans cela ils seraient restés d’anonymes observateurs. Inversement, dans le même période de très brillants cavaliers d’avant-guerre restent dans l’ombre car cette guerre n’est pas faite pour eux. Frustrés, beaucoup d’entre eux, comme Bossut, de Lattre ou de Rose émigrent dans d’autres armes, en particulier les organisations nouvelles comme les chars ou l’aviation. Chaque forme nouvelle de combat voit ainsi apparaître des talents qu’il n’était pas possible de déceler avant.

De la confiance

Dans cette rencontre entre des hommes et des circonstances complexes, les qualités innées ne suffisent pas. Passons rapidement sur les stimulants extérieurs comme les récompenses ou la peur des sanctions. Selon le lieutenant Marot, en 1916 : « Conseil de guerre ou médaille militaire, qui donc y pense dans une vague d’assaut ? On marche dans du danger, dans la mort ; que pèsent les babioles de la justice humaine ? ». Jugement valable au moins dans les armées démocratiques, qui ont de fait abandonné la peine de mort pour les soldats dans l’entre-deux guerres, moins évident dans les armées d’Etats totalitaires. Un adage soviétique disait bien qu’il fallait être très courageux pour être lâche dans l’armée rouge.

Dans cette rencontre entre des hommes et des circonstances complexes, les qualités innées et la chance ne suffisent pas. Le premier cercle de confiance est nourri par l’estimation que chacun de sa capacité à influer sur les événements et, ce qui est lié, à survivre au combat. Cette estimation prend en compte en compte au moins trois facteurs dans son l’environnement immédiat.

Le premier est la qualité des armes que l’on sert en comparaison notamment avec celle de l’adversaire. A El Alamein en 1942, le courage et la compétence des équipages italiens des mauvais chars M13-40 ne leur étaient pas d’une grande utilité dans les duels face aux chars Grant ou Sherman de la 8e armée britannique. La puissance et la supériorité du matériel sont de puissantes sources de confiance. Dans l’infanterie, on note aussi généralement une plus grande solidité psychologique chez les servants d’armes puissantes (mitrailleuses, lance-flammes, etc.) que chez les simples porteurs de fusils, à condition que l’emploi délicat de cette arme n’augmente considérablement les risques.

La sécurisation peut aussi être renforcée par l’emploi de moyens de protection ou la certitude d’être secouru efficacement en cas de besoin. Le gilet pare-balles français employé en opérations, très protecteur mais encombrant, a été conçu pour des missions statiques mais certainement pas pour un assaut. Pour les missions mobiles, c’est le gilet pare-éclats, beaucoup plus léger, qui devait être utilisé. Dans les faits, personne ne songe à quitter les plaques protectrices du gilet pare-balles d’autant plus que, comme les hommes d’Héluin franchissant les barbelés d’un bond, les hommes ne sont plus tout à fait les mêmes dans un combat. De plus, comme le soulignait Ardant du Picq, « Une armure, en diminuant de moitié l’action matérielle à subir, diminue de moitié l’action morale [la peur] à dominer. »

La confiance est surtout le résultat de l’estimation de ses propres compétences techniques, là-encore face à un contexte anticipé, son degré de violence, la forme plus ou moins connue de l’ennemi. On a évoqué tous ces hommes qui se sont révélés dans les combats nouveaux de la Grande guerre mais malgré la nouveauté tous disposaient de compétences permettant de s’y adapter. L’adjudant Lovichi, un des tous premiers snipers français, était toujours sélectionné avant-guerre pour participer aux concours nationaux de tir. Les As de la chasse ont presque tous passé la première année de la guerre a accumulé des centaines d’heures de vol et même les émigrants cavaliers ont su adapter leur maîtrise de l’équitation dans le pilotage des premiers monoplaces de chasse. On remarque inversement par exemple que les mauvais tireurs sont presque toujours des « figurants ».

Agir

L’élément le plus important de la confiance en soi est sans doute la possibilité d’agir, si possible contre la menace, sinon d’agir tout court. Dans le film d’Alain Resnais, Mon oncle d’Amérique, le professeur Henri Laborit décrit une expérience de laboratoire. Un rat, seul dans une cage, subit des décharges électriques. A la fin de l’expérience, le rat présente tous les symptômes  de stress aggravé. Lorsqu’on place deux rats ensemble dans la même cage et sous les mêmes décharges électriques, on s’aperçoit, à la fin, qu’ils ne présentent pas de signe de stress. La différence avec le premier cas est qu’ils se sont battus entre eux. Cela n’a diminué en rien la quantité d’électricité reçue mais, au contraire du premier rat qui n’a fait que subir, ils ont agi.  

La comparaison avec les rats peut choquer, pourtant la réalité est la même, un combattant qui agit diminue sa tension nerveuse, encore faut-il qu’il puisse agir. On a évoqué la difficulté de la période d’attente avant le combat. De la même façon, une étude sur les troubles psychologiques dans la Royal Air Force de 1941 à 1945 montre que ceux-ci frappèrent surtout les équipages de bombardiers, pour la plupart soumis à une menace diffuse mais permanente lors de leur missions. De nombreux pilotes de chasse avouent aussi préférer affronter la chasse adverse que l’artillerie antiaérienne contre laquelle ils ne peuvent rien. Cette action sécurisante consiste souvent à ouvrir le feu, mais chez les hommes trop effrayés pour cela il suffit parfois de les obliger à faire quelque chose de positif comme creuser un poste de combat ou apporter les premiers soins à un camarade par exemple.

Une autre expérience a consisté à faire travailler deux groupes d’individus dans des pièces séparés mais avec, pour tous, un fond sonore permanent très déplaisant. Les membres d’un de ces groupes disposaient d’un bouton permettant d’arrêter le bruit, les autres en étaient dépourvus. Les résultats des travaux de ceux qui disposaient d’un bouton furent meilleurs mais, ce qui est plus étonnant, sans que ce bouton soit utilisé. Le simple fait d’avoir la possibilité d’agir sur leur environnement avait suffit. A Sarajevo de 1992 à 1995, les règles d’ouverture du feu, dans le cadre des règlements des Nations Unies, pouvaient varier considérablement d’un bataillon à l’autre. Dans certains cas, le chef de corps se réservait seul le droit de faire ouvrir le feu ; dans d’autres unités, au contraire, l’initiative du tir était laissée au jugement de chacun, quel que soit son grade. La complexité des situations fit que les bataillons « décentralisés » n’ont pas beaucoup plus ouvert le feu que les unités « centralisées » mais il est certain que la frustration, et donc les troubles psychologiques, y furent bien moindres.

En résumé, dans ce premier cercle, l’homme doit se sentir fort, capable d’agir et avec le sentiment intime d’avoir de bonnes chances de s’en sortir. Pourtant cela ne suffit pas. En 1944, en Normandie et dans les Ardennes, de nombreuses unités américaines furent disloquées, entraînant la dispersion de milliers de soldats. Ces milliers d’hommes isolés furent d’une efficacité très faible. Les groupes formés à la hâte avec ces isolés ne s’avérèrent guère plus efficaces, limitant leurs actions à leur survie. En revanche les équipes de pièces, groupes de combat ou sections qui avaient été arrachés à leur position et à leurs unités d’origine, mais étaient restés ensemble pendant le repli, furent au contraire beaucoup plus solides. Aligner des hommes compétents ne suffit donc pas, il faut les « coudre ensemble » pour reprendre le mot de MacDonald à Wagram. Cette « couture morale » constitue le deuxième cercle de confiance.

samedi 20 juillet 2013

La force du loup est dans la meute

L’anthropologue et biologiste Robin Dunbar a démontré l’existence d’effets de seuil quantitatifs dans les relations humaines. A la suite de nombreuses observations, il a pu définir ainsi quatre niveaux : celui du petit groupe d’une douzaine d’individus où les liens sont très forts, celui de la tribu du Paléolithique supérieur composé de 30 à 50 individus et celui dit du « groupe naturel » d’environ 150 qui est la limite supérieure où tout le monde peut se connaître personnellement et être influencé par les contacts. Au niveau supérieur, la taille maximale d’une organisation pour créer un sentiment d’appartenance est de 1500-2000.

On reconnaît évidemment dans ces seuils les différents échelons de commandement quasi-universels, depuis le groupe de combat ou l’équipe de pièces jusqu’au régiment en passant pas la compagnie ou l’escadrille. Ce n’est évidemment pas un hasard après des centaines d’années de recherche empirique des meilleures organisations militaires possibles.

Le premier de ces échelons est celui  où les hommes sont « cousus ensemble » par la cohésion, cette qualité qui maintient les hommes ensemble comme la « force atomique forte » unit les particules élémentaires entre elles. C’est tellement puissant que leur brisure provoque des explosions atomiques.

Pour Jean-Paul Sartre, dans Huis clos, « l’enfer, c’est les autres », car la honte n’existe que par le regard d’autrui. L’obligation morale augmente avec la connaissance mutuelle. Si on ne craint pas beaucoup le  jugement négatif d’hommes inconnus, l’opinion de camarades que l’on connaît depuis longtemps a beaucoup plus d’importance. Malgré la peur, les hommes préfèrent alors la souffrance à la honte de passer pour lâche :

L’homme incapable de se dominer pour faire face dignement au danger est aussi incapable, le plus souvent, de se résoudre à la honte épouvantable d’une fuite publique. Pour fuir ainsi, il faudrait une volonté, une sorte de bravoure.

Dans une étude réalisée à partir d’interrogatoires de prisonniers allemands, Morris Janowitz et Edward Shils décrivent ainsi la cohésion des petites unités comme le facteur principal de l’efficacité et de la capacité de résistance de la Wehrmacht. Ces groupes élémentaires ou « primaires » (l’expression est de Charles Horton Cooley), satisfont des besoins comme l’estime ou l’affection et procurent un sentiment de puissance et donc de sécurité. Il faut, pour créer ces groupes primaires, conserver les hommes dans les mêmes cellules aussi longtemps que l’unité existe. La cohésion se construit alors autour d’une poignée d’« anciens » qui connaissent l’histoire de l’unité, son originalité et ses règles non-écrites. Il existe entre eux une communion de pensée, comme des joueurs habitués, depuis des années, à évoluer ensemble au sein d’une même équipe. Le capitaine australien Nicol appelle cela le « principe de camaraderie » et en fait le fondement essentiel de la solidité morale des soldats australiens au Vietnam. Le groupe ou la section, est un endroit où on peut parler et échanger ses expériences. La simple fait de vivre avec des gens et des chefs dont on sait, parce qu’ils le disent, qu’ils vivent les mêmes expériences est une aide précieuse. C’est un excellent dérivatif aux autres moyens habituels de réduction du stress comme l’alcool ou les drogues.

La force et l’importance de ces liens personnels est une constante dans les témoignages. Pendant la Grande Guerre, la compagnie du capitaine Delvert est dissoute après les pertes de la bataille de Verdun. « Quand la nouvelle de cette mesure vint à mes pauvres troupiers, on apportait la soupe. Personne ne put manger. Beaucoup pleuraient. Les liens qui unissaient les combattants entre eux étaient très forts. » Pendant la Seconde Guerre mondiale, un vétéran canadien raconte : « Il m’a fallu  sacrément près de toute une guerre pour savoir pourquoi je me battais. Mais c’est pour les autres, ton unité, les gars de ta compagnie, ceux de la section surtout  […] ; quand il n’en reste plus que quinze sur les trente ou davantage, tu y tiens terriblement, à ces quinze-là. » Plus récemment, parlant de la guerre des Malouines (1982), le général britannique Gardiner tient un discours similaire : 

Nous y sommes allés [au combat] parce que nos amis y allaient. Nous voulions y aller avec eux car je pense que les hommes ne veulent pas être regardés comme ayant laissé tomber leurs amis. C’est cet honneur, ce besoin de respect personnel en tant qu’individu qui constitue le ciment de chaque unité et aussi entre les groupes, pelotons et compagnies.

Ce sentiment se fabrique avec du temps. Dans un sondage réalisé pendant la Seconde Guerre mondiale, dans les unités de novices 56% s’estimaient fiers de la compagnie à laquelle ils appartenaient contre 78 % dans les unités de vétérans.

Pour Jesse Glenn Gray :

Cette confrérie du danger et du risque n’a pas son équivalent pour créer des liens entre individus aux désirs et aux tempéraments divergents, des liens qui, pour utilitaires et étroits qu’ils soient, et malgré leur caractère fortuit et général, ne sont pas moins passionnés.

Ce principe de camaraderie est encore renforcé par l’interdépendance des rôles dans le combat. Paul Lintier décrit parfaitement ce phénomène dans l’artillerie : 

Pour nous, l’unité c’est la pièce. Les sept hommes qui la servent sont les organes étroitement unis, étroitement dépendants, d’un être qui prend vie : le canon en action. Cet enchaînement des sept hommes entre eux, et de chacun d’eux à la pièce, rend toute défaillance plus patente, plus grosse de conséquences, la honte qui en résulte plus lourde […] Le fantassin, lui, se trouve le plus souvent isolé au combat. Sous la mitraille, un homme couché à quatre mètres d’un autre est seul. Le souci individuel absorbe toutes les facultés. Il peut alors succomber à la tentation de s’arrêter, de se dissimuler, de s’écarter hypocritement, puis de fuir.

Cette interdépendance apparaît cependant dans l’infanterie lorsque les alignements d’« hommes-baïonnettes » sont remplacés par des équipes de combat. L’emploi de la grenade à main par exemple impose d’avoir des tireurs pour protéger les lanceurs puis des pourvoyeurs. A partir de 1916, le combat s’organise autour du fusil-mitrailleur ou de la mitrailleuse légère dans des dispositifs beaucoup plus aérés et décentralisés. Les responsabilités des sergents et des simples caporaux augmentent considérablement. Les notions de solidarité et de confiance mutuelle deviennent alors primordiales.

Dans une étude datant de 1982, deux économistes américains, Geoffrey Brennan et Gordon Tullock, ont fait l’analogie entre le sort du combattant et le fameux dilemme des deux prisonniers séparés qui ont chacun le choix entre avouer ou non et dont le sort est lié au choix de l’autre. Le soldat sait que l’issue sera la victoire ou la défaite. Il sait aussi qu’il ne constitue lui-même qu’une petite partie de la force armée engagée. S’il se donne « à fond » son action n’aura qu’une influence limitée sur les événements mais en revanche il augmentera sensiblement les risques de se faire blesser ou tuer. S’il se maintient en retrait, en position de figurant, le risque diminue nettement pour lui alors que l’effet global n’aura guère varié.  Logiquement, il a donc, ainsi que tous ses camarades, intérêt à ne pas agir, ce qui peut rendre difficile la conduite de la bataille. De plus, s’il estime que ses voisins pensent comme lui et s’apprêtent à ne rien faire ou s’enfuir, sa conviction qu’il ne sert à rien de lutter s’en trouvera renforcée.

Ce raisonnement est mis en défaut par l’interdépendance des rôles car dans ce cas, le fait de « ne pas y aller » à des conséquences beaucoup plus importantes sur la performance, au moins de son groupe d’appartenance. En retour, les conséquences peuvent être négatives aussi pour soi. Paradoxalement, lorsque la meilleure protection n’est plus la dissimulation mais les autres et que vous êtes sûr que votre voisin va prendre des risques pour vous appuyer de son tir ou cherchez votre corps sous le feu si vous êtes frappé, c’est le non-engagement qui devient le plus dangereux.  L’interdépendance incite à l’action y compris pour son intérêt personnel. Le nombre d’acteurs, même en seconds rôles, augmente avec l’interdépendance.

Ce surcroît de solidité morale induit plusieurs effets tactiques positifs, qui par rétroaction renforcent encore la solidité du groupe. Le premier est la capacité à continuer le combat malgré les pertes. En octobre 1918, deux bataillons de chars légers sont engagés simultanément dans les Flandres. Celui qui vient juste d’être formé et dont les hommes se connaissent à peine doit être retiré après 16 %. Dans les mêmes conditions, l’autre bataillon, formé depuis plusieurs mois, résiste à une semaine de combat intense et à 50 % de pertes. Cette capacité à endurer les combats permet aussi dès le temps de paix de résister à un entraînement difficile qui lui-même permettra de mieux supporter le combat.

La cohésion permet aussi de faire des choses plus complexes. Daniel Wegner, psychosociologue américain, a démontré qu’un individu ne stocke qu’une partie de l’information qui lui est nécessaire et laisse facilement de côté celle qui lui est facilement accessible. Dans un test sur 59 couples se fréquentant depuis plus de trois mois, il s’est aperçu que les couples mémorisaient beaucoup plus d’énoncés sur des sujets très variés que les couples d’inconnus car ils avaient mis en place un système implicite où ils se spécialisaient dans la mémorisation des sujets qu’ils appréhendaient le mieux. La cohésion permet également de mieux conserver les compétences. Après la guerre du Kippour, le général américain est venu visiter l’armée israélienne. Après avoir vu une séance de tir de char particulièrement impressionnante, il demanda à l’équipage combien ils avaient dû tirer d’obus pour atteindre un tel niveau. Le tireur lui répondit : « Oh, peut-être 6 ou 8, mais rappelez-vous que nous sommes ensemble dans un char depuis au moins quinze ans ».

La cohésion a surtout pour effet de réduire l’incertitude du combat, sa friction. La confiance mutuelle permet en effet de se concentrer sur l’environnement tactique, et en particulier l’ennemi, sans être parasité par d’autres facteurs comme les défaillances possibles de ses voisins ou de son chef. La connaissance mutuelle permet aussi de savoir, comme dans une équipe de sport, ce que vont faire ses camarades sans le dire.

L’action peut donc être plus facilement décentralisée et comme elle nécessite moins d’informations explicites (ordres et comptes-rendus), elle est aussi généralement plus rapide. La troupe à forte cohésion dispose donc de compétences accumulées mais aussi de ressources de concentration et de temps qui lui permettent donc d’agir sensiblement mieux et surtout plus vite qu’une troupe moins cohérente. La supériorité micro-tactique est alors potentiellement énorme, à tout autre facteur (armement notamment) équivalent.

Selon une étude de l’Institute for Defense Analyses (IDA), il semble même que l’introduction d’inconnus dans une troupe au combat qui aurait subi des pertes aurait tendance à en réduire encore plus la capacité opérationnelle. D’ailleurs à la question « préféreriez-vous aller au combat avec juste les 9 hommes restants du groupe, ou avec ces 9 plus 4 marines [pour atteindre l’effectif théorique d’un groupe de combat de marines] aussi bien entraînés mais que n’avez jamais rencontré auparavant ? » Tous les marines interrogés indiquèrent préférer rester à 9.

mercredi 17 juillet 2013

Tuer


Corrigé le 18 juillet

Entretien radiophonique :
Sous-lieutenant X : Je crois qu’il n’y a rien de plus beau que de mourir pour la paix 
Journaliste : Et vous, qu’en pensez-vous ? 
Sous-lieutenant G : A choisir, je préfère tuer pour la Patrie.

D’après une étude américaine environ un homme sur cinquante (et une femme sur cent) serait insensible à l’idée de donner la mort. Je crois être parmi ceux-là. Je n’en tire ni gloire, ni honte. Je ne me sens pas non plus anormalement constitué. C’est ainsi.

J’ai très exactement connu 14 moments où j’ai essayé, en ouvrant le feu moi-même ou, plus fréquemment, en donnant des ordres de tir, de tuer des ennemis, ce qui doit constituer un chiffre assez moyen pour un officier français actuel. A l’issue de ces 14 moments, deux individus ont été tués de manière certaine, deux autres qui étaient dans mon viseur ont été épargnés, les autres sont restés dans le domaine des probabilités. Comme pour l’expérience du chat de Schrödinger, ils resteront toujours pour moi à la fois morts et vivants. 

Dans aucun de ces cas, je n’ai jamais ressenti autre chose que ce refroidissement qui m’a saisi chaque fois que j’ai moi-même été pris pour cible ou que j’ai croisé des spectacles horribles. Par la suite, je n’y ai que rarement repensé et toujours avec la même froideur. Je n’en ai jamais rêvé.

Le fait, pour un soldat, de donner la mort me paraissait tellement naturel que, jusqu’à peu, je n’envisageais même pas de l’évoquer dans le cadre de cette étude sur le combat. C’était une erreur. Bien plus que le sacrifice, le pouvoir de tuer dans un cadre légitime est la vraie spécificité de la condition militaire. Pour beaucoup de soldats ce pouvoir exorbitant ajoute une dimension tragique supplémentaire qui se superpose encore à la pression psychologique de la peur au combat.

La distance et le meurtre

Contrairement à la légende, les membres des équipages de B-29 qui ont largué des bombes atomiques sur le Japon n’ont pas particulièrement souffert de troubles psychologiques. D’une manière générale, le caractère horrible de la plupart des missions de bombardement a laissé infiniment moins de traces dans les âmes des équipages que les drames qu’ils ont vécu dans leurs propres zones de mort, 20 000 pieds au-dessus des villes qu’ils détruisaient.  Gwynne Dyer, qui a étudié leur cas dans War a décrit des hommes qui savaient intellectuellement ce qu’ils faisaient mais qui ne pouvaient se le représenter réellement. C’est aussi le cas des marins ou des artilleurs qui eux-aussi tirent à distance sans voir concrètement le résultat de leur tir, hormis quelques observateurs mais qui ne sont pas ceux qui tirent.

Avec les caméras de bord et la précision des munitions modernes, l’excuse possible de l’incertitude de la mort donnée par son projectile n’existe pratiquement plus. Pour autant, les pilotes n’entendent toujours pas crier leurs victimes et la mort donnée reste encore largement une abstraction.  Pendant l’opération Harmattan en Libye en 2011, un pilote de chasse déclarait « Quand on tire, sur le coup, on ne ressent pas grand-chose. On est trop accaparé par le reste : s’occuper des menaces, rechercher le ravitailleur.  Le niveau de technologie que l’on emporte nous permet de le faire de façon sereine ».  Quelques années plus tôt, à la question « que ressentez-vous quand vous larguez une bombe au-dessus de Gaza ? », le général Dan Halutz, chef d’état-major des armées israéliennes, répondait : « Une légère secousse lorsque la bombe décroche, puis ça passe au bout d’une seconde ». Preuve néanmoins d’un certain malaise, on évite cependant de parler des bilans humains de ces frappes aériennes pour ne comptabiliser que des sites ou des véhicules comme si ceux-ci étaient vides. Comme par ailleurs, les seuls noms propres que l’on cite officiellement sont ceux des machines que l’on souhaite exporter, on se retrouve déjà sur les écrans des journaux télévisés à regarder des guerres sans hommes. 

Savoir que l’on tue est très différent de voir que l’on tue. Dans Les griffes du Tigre, le capitaine Brice Erbland dit avoir lu et écouté beaucoup de témoignages, beaucoup parlé avec ses camarades et beaucoup réfléchi sur l’idée de donner la mort. Il avoue pourtant avoir été « frappé de plein fouet par des émotions auxquelles je n’avais pas pensé ». La réticence à tuer ne provient pas de l’ampleur de l’acte mais surtout de sa proximité. La chose devient nettement plus délicate dès lors que l’on commence à voir la chair que l’on coupe ou, pire encore, qu’on la touche. Dans la fameuse expérience de Stanley Milgram sur l’obéissance, le malaise des cobayes était au plus haut lorsqu’ils recevaient l’ordre de de remettre en place les fils électriques directement sur le corps de la (fausse) victime. C’est à ce moment-là que les refus de continuer l’expérience ont été les plus importants. Dans On killing, Dave Grossman décrit le cas d’un fantassin américain qui avait tué plusieurs ennemis au Vietnam et dont le plus grand trouble était lorsqu’il évoquait celui qu’il avait poignardé. 

Sauf face à des troupes fanatisées, le nombre de soldats que l’on effraie est toujours plus important que celui de ceux que l’on tue. Et on effraye plus en utilisant des armes contre lesquelles on ne peut rien ou qui prennent pas surprise mais aussi par la recherche du contact physique. C’est le secret du maintien des baïonnettes pour les combats rapprochés, comme à Verbanja, alors que celles-ci ne sont de fait jamais utilisé (le taux de pertes par armes blanches est inférieur à 1 % depuis la fin du XIXe siècle). L’arme blanche fait peur tant chez celui qui craint de la subir que chez celui qui craint de s’en servir. Si à grande distance, les adversaires cherchent à se rencontrer pour obtenir des effets tactiques, à très courte distance, au contraire, les polarités s’inversent. La peur de mourir et la réticence à tuer y deviennent exponentielles.  C’est lorsque les atomes se rencontrent que l’énergie libérée est à son maximum.

Tuer c’est faire vivre 

Il y a bientôt vingt ans, à Sarajevo, je me suis retrouvé avec un tireur de précision en traque d’un homme qui venait de tirer sur un de nos soldats depuis un bâtiment situé à seulement 70 mètres (ce qui en fait sans doute un des sniping les plus courts en distance de l’histoire). Dès mon arrivée en poste, j’ai vu un tir de kalashnikov partir depuis une fenêtre. J’ai placé mon tireur face à la fenêtre en lui ordonnant de tirer dans la poitrine de tout homme portant une arme qui passerait dans son viseur. En fait, nous avons vu arriver une femme qui mettait le couvert sur une table, puis son fils et enfin un homme, en tenue civile et désarmé. Après avoir parlé à celle qui était sans doute son épouse, il s’est installé à la fenêtre en fumant une cigarette. J’ai eu alors environ deux minutes pour décider de son destin. Après avoir longuement hésité. Je me suis contenté de faire tirer dans le mur au-dessus de sa tête et de surveiller le bâtiment pendant toute la nuit et une partie de la nuit suivante. A aucun moment, je n’ai ressenti de pulsion quelconque. Je n’ai même pas songé à demander à mon tireur ce qu’il avait ressenti. Les choses auraient peut-être été différentes si j’avais vu le corps du Bosniaque partir en arrière et si j’avais entendu les cris de sa femme et de son fils. Les choses auraient été à coup sûr différentes s’il avait repris son arme quelque temps plus tard et tué un des nôtres. C’était là ma seule angoisse. 

Brice Erbland plusieurs situations ambigües de ce type. Il raconte aussi avec pudeur la première fois qu’il a été certain d’avoir tué un homme depuis son hélicoptère Tigre : « Ma caméra est toujours pointée sur l’objectif, mais les deux paires de jambes n’apparaissent plus à l’écran. A la place ce sont d’innombrables petites tâches de chaleur qui parsèment l’image thermique ». 

Une dizaine de jours plus tard 

Confortablement allongé dans ma chambre à Kaboul, je ne trouve pas le sommeil. Mon esprit semble avoir perdu tout contrôle et je subis littéralement les sensations qui m’envahissent. Je suis pourtant éveillé, mais je ne peux m’empêcher, comme en rêve, de vivre le scénario qui défile dans ma tête de manière particulièrement réaliste 

Pendant trois heures, Brice Erbland revit alors la scène mais du côté de la cible. La situation se reproduira en Libye après avoir vu un servant de canon anti-aérien s’écrouler dans son siège après son tir. Catholique, il finira par prier pour le soldat tué. La foi est pour lui une aide mais peut-être aussi une des causes de son malaise, forcément plus fort lorsque son acte est l’objet d’un interdit religieux. Pour autant, ce trouble touche beaucoup de monde, y compris parmi les non-croyants. Mon tout premier instructeur, un adjudant-chef parachutiste de marine, m’a avoué un jour avoir été malade pendant plusieurs jours après avoir tué son premier ennemi en Algérie. La charge émotionnelle a ensuite diminué mais elle n’a jamais disparu. 

De la même façon qu’on se protège de multiples façons contre les balles et les obus, on se protège du trouble du meurtre par plusieurs blindages comme l’absolution collective, l’obéissance aux ordres (pour son premier tir de combat, Brice Erbland fait confirmer l’autorisation d’ouverture du feu, acte inutile en soi sauf pour s’aider à passer à l’acte), parfois la détestation de l’ennemi avec de temps en temps de bonnes raisons (je me souviens très bien d’un sous-officier essayant en vain de sauver deux enfants abattus devant lui par un sniper) et surtout l’idée que son acte réduit les souffrances plus qu’il ne les crée. Eliminer des snipers, c’est sauver des vies. Tuer un servant d’arme anti-aérienne, c’est sauver des camarades. Pour Brice Erbland, en Libye, c’était lui ou mes deux camarades, je n’ai même pas eu à choisir tant la décision était évidente. En Afghanistan, le fait était pour lui plus mal à accepter car il ne s’agissait pas d’une aide à des soldats français mais une action offensive : « il m’a fallu un peu de temps et beaucoup d’introspection pour digérer et accepter les émotions issues de cet acte en tous points similaires à un assassinat, hormis bien sûr le cadre légal d’un conflit armé ». C’est peut-être en partie pour cela que certains soldats, environ un sur six dans le sondage auprès des vétérans de la guerre d’Espagne, ont plus peur des fantômes de l’après combat que du combat lui-même.

Tout est aussi affaire de décor. A Sarajevo, nous baignions dans une ambiance de violence depuis cinq mois. Ce qui aurait fait le une des journaux en France n’était même pas inscrit sur les rapports de situation quotidiens. Pendant que je décidais de la vie ou de la mort d’un homme, le chef de corps dinait normalement avec son état-major quinze mètres derrière moi. Il y a une accoutumance à la violence mais aussi parfois saturation. Alors que j’attendais de tuer le milicien qui nous avait tiré dessus, un chef de bataillon m’avait dit en passant : « Laisse le vivre. Il en y a marre de tout ce sang ».

Ce blindage moral, cette accoutumance ne sont pas non plus sans risques. Poussés trop loin, elles ouvrent la porte à ce que Patrick Clervoy appelle le décrochage du sens moral. Un seul fantassin français porte sur lui de quoi tuer au moins 150 personnes, qu’un seul franchisse cette porte et c’est une tragédie autant qu’une défaite de la France. Il faut donc un verrou et ce verrou c’est l’éthique des armes nourri par le professionnalisme. Après avoir appris à tuer, le soldat doit apprendre aussi à ne pas le faire et c’est presque aussi complexe. 

Une conseillère d’une ex-ministre de la défense demandait ce que pouvait bien apprendre un soldat après avoir appris à tirer et marcher au pas, voilà ce qu’il doit aussi apprendre et cela demande du temps.