samedi 24 septembre 2016

Un million d'euros le djihadiste

Profondément modifié le 25/09/2016 à 16h00

Que dirait-on si l’avion de transport A400M Atlas ne pouvait transporter qu’une seule tonne de charge utile, soit 1,4 % de sa masse à vide ? On trouverait cela sans doute relativement peu rentable (en réalité, l’Atlas peut porter 30 tonnes de charge). C’est pourtant ce que l’on demande aux armées puisque pour l’année 2015, 450 millions d’euros avaient été prévus pour financer les opérations militaires extérieures alors que parallèlement le budget de la défense était de 31,4 milliards d’euros (ce ne sont pas les mêmes budgets). Les dépenses furent, comme toujours, supérieures à ce qui était financé au départ, représentant finalement 3,5% du budget de la défense et non 1,4 % , ce qui correspond à la moyenne se situant en 2 et 4% depuis la fin de la guerre froide. Voici donc le rendement général actuel de l’emploi de nos armées. 

Le problème ne vient pas des particulièrement des armées. Les soldats doivent être soldés, ils doivent s’entraîner, renouveler leur équipement, le maintenir en état et assurer enfin des missions permanentes de sécurité (surveillance du ciel et des approches maritimes, protection des enceintes stratégiques). Le budget de la défense actuel est déjà insuffisant pour assurer même tout cela dans des conditions acceptables. 

Le problème vient surtout de l'employeur politique qui refuse, essentiellement par économie, d'aller au-delà d'une « charge opérationnelle utile » de 4 %. Par comparaison, le maintien de notre capacité de dissuasion nucléaire représente 10% du budget de la défense. Pourrait-on aller cependant beaucoup plus loin en l'état actuel des forces ? En tenant des capacités réelles de déploiement (quantité et disponibilité des hommes et des équipements majeurs) et le contrat opérationnel (l'effort maximum demandé aux forces armées) décrit dans le Livre blanc, il est probable que non. Peut-être pourrait-on aller, très empiriquement, jusqu'à 8 %.

Les deux budgets, défense et opérations, sont séparés mais ils sont en effet corrélés. En maintenant simplement jusqu'à aujourd'hui un effort de défense (mesuré en % de PIB) équivalent à celui des années 1980 (il n'était pas considéré comme écrasant à l'époque), on disposerait de capacités d'opérationnelles très supérieures à ce qu'elles sont aujourd'hui. Il est probable que l'on pourrait déployer trois à quatre fois plus de moyens qu'aujourd'hui  (soit le contrat opérationnel du début des années 1990) pour une qualité moyenne supérieure des équipements. Les effets des réductions d'effort ne sont pas linéaires. Comme il existe des coûts fixes incompressibles (les moyens de la dissuasion nucléaire, la maintenance des équipements, l'entraînement, ou simplement et surtout les contrats industriels à honorer), la réduction de l'effort s'est exercée plus que proportionnellement sur les quantités.

En diminuant l'effort de défense par deux depuis vingt-cinq ans, on a en fait divisé la capacité de déploiement par quatre. Inversement, un léger renversement de tendance (disons jusqu'aux fameux 2 % qui apparaissent comme un totem de campagne électorale) permettrait d'un seul coup de remonter largement les capacités d'intervention et donc aussi la « charge utile maximale », peut-être jusqu'à 12-15 %, soit quatre à six milliards d'euros. Cela changerait déjà considérablement les choses.


Concentrons-nous maintenant plus précisément sur l’emploi des forces armées dans la guerre contre les organisations djihadistes. Outre la posture permanente de sécurité, déjà évoquée, trois opérations spécifiques y sont consacrées : Chammal au Levant, Barkhane au Sahel et Sentinelle (opération intérieure) sur le territoire métropolitain. L’emploi des forces armées dans la guerre en cours nous aura coûté 900 millions d’euros en 2015, soit l’équivalent de 3 % du budget de la défense ou encore 0,041 % du Produit intérieur brut. Depuis un an, le Président de la République et le gouvernement parlent de la guerre dans de grands discours, répétant que « tout est fait » pour détruire « l’armée des fanatiques ». Ce « tout » représente donc, en ce qui concerne les armées, 0,041 % de ce que produit la France chaque année. A titre de comparaison, les simples subventions à la SNCF représentent 11 fois ce que nous consacrons à la guerre contre les organisations djihadistes. On est loin de la mobilisation générale.

Est-ce par ailleurs efficient ? Autrement dit les moyens alloués sont-ils utiliser au maximum de leur efficacité ? Le 21 janvier 2016, le ministre de la défense déclarait qu'un millier de combattants de l’Etat islamique avait été mis hors de combat par l’opération Chammal tandis qu’on estime que Barkhane, lancée le 1er août 2014 a permis, de manière plus précise, d’éliminer 200 combattants ennemis au Sahel en deux ans. Rapportés à la seule année 2015, on peut estimer que la France a tué ou capturé environ 900 combattants djihadistes. Sentinelle (170 millions d’euros en 2015) de son côté, n’a éliminé personne, hormis les agressions individuelles et directes sur ses soldats, soit une seule personne en 2015 à Nice (et une autre en 2016). Le calcul est donc vite fait, dans cette guerre où « tout est fait » pour détruire l’ennemi, il en coûte un million d’euros par combattant ennemi éliminé. 

Il ne s'agit là que d'un indice. Le combat ne se limite évidemment pas à la simple élimination des combattants adverses. Se focaliser sur cela (le « body count ») est une réduction stratégique et généralement une source de déconvenues. Mais pour autant, il ne faut pas tomber dans l'excès inverse. Combattre signifie obtenir la soumission de l'adversaire et la destruction de son armée (ce qui n'est pas synonyme de l'élimination physique de tous ses membres) constitue quand même une étape majeure vers cet objectif. Il faut juste constater qu'alors que nous sommes en guerre depuis deux ans contre l'Etat islamique, pour ne considérer que cet ennemi, nous n'avons que très faiblement entamé son potentiel. 

Ce rapport d'un million d'euros par combattant éliminé, montre d'abord que non seulement nous consacrons très peu de moyens à la guerre mais que parmi ces moyens rares nous en consacrons aussi très peu à combattre vraiment l’ennemi. On s'efforce de rassurer les Français en gesticulant avec Sentinelle et on instruit des combattants alliés en Irak ou en Afrique (peut-être l’équivalent, au grand maximum, de deux brigades au comportement incertain). Les frappes aériennes, par nature, ne visent pas non plus forcément les petites unités de combat mais aussi, et surtout, des infrastructures diverses. On surveille et on cherche aussi beaucoup, ce qui est évidemment indispensable.

Au bout du compte quand enfin, nous combattons, cela est aussi très cher. Entendons-nous bien, faire la guerre coûte toujours très cher. Reste à connaître, là-aussi, les seuils qui font que ces coûts élevés deviennent rédhibitoires. En octobre 1917, les Français obtiennent une belle victoire sur le plateau de la Malmaison, en grande partie grâce à une préparation d'artillerie monstrueuse (elle ne sera dépassée qu'en juillet 1943 lors de la bataille d'Orel). Le coût en était tel que ce fut la dernière. La grande offensive française suivante, le 18 juillet 1918, fut réalisée quasiment sans préparation d'artillerie, en utilisant des chars.

Le coût d'emploi des forces peut-être tel qu'il permettre tous les succès tactiques tout en réduisant les capacités d'action globales et donc obérer la victoire stratégique. Notre outil militaire est peut-être excellent face aux concurrents commerciaux mais  il est aussi tellement coûteux à l'emploi, que nous ne pouvons actuellement (et encore une fois avec les ressources allouées) déployer finalement que quelques dizaines de nos machines de guerre les plus sophistiquées, comme les avions Rafale ou les hélicoptères Tigre, ce qui limite grandement nos possibilités, encore une fois non pas locales mais globales. Avec le million d’euros que nous dépensons pour mettre hors de combat un seul combattant, l’ennemi peut, de son côté, former, équipe (véhicules compris) et payer une section d’une trentaine d’hommes. On se dit quand même qu'avec un million d'euros, on pourrait peut-être lui faire un peu plus de mal.

Il ne s'agit pas là d'un raisonnement comptable mais stratégique. En comptabilité bercyenne, il faut éliminer tout ce qui paraît inutile pour réaliser des économies. En stratégie il faut au contraire de l'apparemment inutile (une force de réserve, des moyens diversifiés et redondants) pour faire face à l'incertitude. C'est l'attitude comptable qui nous a mis dans une telle situation de faiblesse globale et même de vulnérabilité (y compris en interne avec Louvois). Non pas qu'il ne faille pas faire attention aux ressources allouées mais là où un contrôleur estimera toujours qu'on peut faire la même chose pour moins cher jusqu'à ce qu'il ne soit plus possible de faire plus, un stratège se demandera plutôt comment atteindre ses objectifs avec ce dont il dispose ou, si ce n'est pas suffisant, comment disposer des moyens nécessaires.

En 2013, l’opération Serval a permis d’éliminer 3 000 combattants du territoire malien (mais pour combien de pertes définitives ?) pour 640 millions d’euros, soit un peu plus de 200 000 euros par ennemi, avec par ailleurs de vrais effets opérationnels (la destruction des bases et implantations dans le nord du pays) sinon stratégiques. Cela a été aussi efficace (et efficient) parce que nous avons su remarquablement conjuguer combat rapproché et appui indirect. Ces 200 000 euros par ennemi constituent sans doute un ordre de grandeur du minimum à consentir si on veut être efficace dans une opération moderne au loin.

Depuis Serval nous avons réduit au maximum les combats rapprochés pour privilégier les frappes à distance, surtout au Levant. C'est finalement à la fois plus coûteux et moins efficace. On peut donc arguer que cela permet de sauver des vies françaises (militaires mais pas civiles). On pourra rétorquer aussi que cette acceptation du risque est justement ce qui fait la différence entre la guerre totale que mène nos adversaires et notre guerre timide. C'est cette différence qui fait que cette dernière soit aussi si peu efficace, donc longue…et donc coûteuse y compris en vies humaines.

Depuis que nous nous sommes engagés dans la guerre contre l’Etat islamique plus de 240 civils français ont été tués (dont certains d'ailleurs revendiqués par AQPA, contre qui nous ne faisons pas grand-chose). Il y en aura malheureusement certainement beaucoup d’autres encore avant que l’ennemi ne soit vaincu. Le prix aurait peut-être été moins grand si, dans le cadre d’une stratégie un peu plus cohérente, la France avait engagé une division mécanisée dès la fin de 2014 en Irak (nous l'avons bien fait contre Saddam Hussein en 1990) et en coopération avec l'armée irakienne et l'appui américain, la ville de Mossoul serait déjà reprise depuis longtemps. A la manière de Serval cela n’aurait pas suffi à obtenir la victoire définitive mais cela aurait été un grand pas dans cette direction, pour un coût humain sans doute au total finalement moindre. Si nous transférons simplement les surcoûts de Sentinelle et, disons, ceux de notre engagement tout aussi peu utile au Liban pour faire simplement en Irak et même en Syrie, ce que nous faisons actuellement au Sahel, c'est-à-dire prendre un peu plus de risques en élargissant le champ des moyens de raids (hélicoptères Tigre, blindés légers, etc.) nous serions déjà considérablement plus efficaces contre l'ennemi (nous pourrions même beaucoup plus facilement éliminer sur place les traîtres français qui l'ont rejoint). Le décalage entre l'audace de l'engagement au Mali en 2013 et la faiblesse de celui contre l'Etat islamique, ne cesse de surprendre.

Au passage, si on se soucie autant de la vie de nos soldats, et plus particulièrement des sapeurs et surtout des fantassins puisque ce sont eux qui tombent au combat, pourquoi avoir attendu 38 ans pour les doter d’un fusil d’assaut moderne (coût : 0,013% du PIB) ? Avoir toléré qu’ils tirent au combat des munitions importées de faible qualité ? Pourquoi ne pas les avoir dotés tout simplement d’équipements équivalents à ceux des forces spéciales ? Cela n’aurait représenté qu’un petit pourcentage des « dividendes de la paix » du Grand désarmement entamé il y a 25 ans et cela aurait évité des centaines de morts et de blessés parmi nos soldats. Cela permettrait d’être un peu plus audacieux et donc d’avoir un petit peu plus de chance de l’emporter.

Heureusement que nous sommes riches car pour l’instant nous sommes faibles. Le potentiel de la France est immense mais nous semblons incapables de l’utiliser pour lutter efficacement. Nous déclarons, au sens premier, la guerre mais sans la faire vraiment. Les coups que nous avons reçus ne sont visiblement pas encore assez forts pour avoir la volonté de vaincre et la force de se doter des moyens nécessaires et adaptés.

lundi 19 septembre 2016

Islamic State Air Force

Lorsque l’US Air Force bombardait par erreur un mariage ou un camion-citerne en Afghanistan, le général (de l'US Army) Scales la surnommait la Taliban Air Force. Ces bavures faisaient tellement le jeu des ennemis de la Coalition qu’on aurait pu croire en effet qu’il s’agissait de pseudo-opérations menées par des pilotes taliban à bord de faux avions américains. Ces erreurs tragiques, tirs sur population civile ou sur des troupes alliées, sont la plaie des campagnes de frappes et un de leurs principaux talons d’Achille.

Quoique l’on fasse, et ne serait-ce que parce l’ennemi a intérêt à ce que ces erreurs surviennent, il y a statistiquement toujours des erreurs de frappe et alors qu’une frappe réussie n’a généralement, sauf cible à très haute valeur, qu’un intérêt tactique, une erreur de cible a immédiatement des effets stratégiques. Tous les effets attendus de la campagne de frappes contre le Hezbollah en avril 1996 (opération Raisins de la colère) ont été annihilés en 20 minutes lorsque des obus d’artillerie ont tué 106 civils réfugiés dans le camp libanais de Qana protégé par les Nations-Unies. Dix ans plus tard, lors d’un nouveau conflit contre le Hezbollah, l’aviation israélienne bombardait à nouveau un bâtiment à Qana faisant encore 28 morts, dont 16 enfants. L’émotion est très forte, les frappes israéliennes furent suspendues pendant plusieurs jours et la pression internationale s'accrût fortement pour faire cesser la guerre. On pourrait évoquer aussi le bombardement américain sur l’ambassade de Chine à Belgrade en mai 1999 ou celui de l’hôpital tenu par Médecins sans frontières à Kunduz en octobre 2015.

Encore ne s’agit-il là que des « cygnes noirs », les évènements les plus spectaculaires (car importants et médiatisés) et les plus dévastateurs, en termes humains pour les victimes, en termes d’images pour les frappeurs. En général, au cours d’une même campagne, ces bavures ne représentent pourtant qu’une petite fraction du nombre total de victimes civiles (les fameux dommages collatéraux). De 2008 à 2014, les frappes aériennes américaines ont, officiellement, tué 1 595 civils en Afghanistan. Les frappes israéliennes ont tué environ 2 700 civils palestiniens dans les trois guerres de Gaza de 2008 à 2014 contre 13 israéliens tués par le Hamas. Les pertes civiles occasionnées par la Coalition en Irak et en Syrie sont estimées entre 1 600 et 2 400 (ici).

Bien sûr, lorsqu’il n’est pas possible d’éviter le scandale, comme en Libye en 2011, on expliquera que toutes les précautions avaient pourtant été prises et que la faute en revient à l’ennemi qui se cache lâchement parmi les gens, parfois gardés en otages, ou qui utilise des leurres. On peut même dire parfois que c'est la faute de la population qui n’est pas partie alors que tout avait été fait pour l’avertir de l’imminence de frappes. On peut même tenter de relativiser en rappelant que l’ennemi est affreux ou en expliquant que d’autres, moins scrupuleux, font pire (comme les Russes en Syrie-entre 6 000 et 7 500 victimes civiles (ici)- ou les Saoudiens au Yemen).

Tout cela peut être vrai mais le mal est déjà fait. Les images sont des munitions et elles peuvent faire de grands dégâts, d’image justement, et il y a toujours des survivants qui parlent. Les erreurs de frappes sont parfois si énormes qu’elles alimentent les thèses complotistes les plus fantaisistes. Elles nourrissent surtout et d’abord la propagande de l’ennemi, ses effectifs ensuite, sa motivation enfin.

Le pire est que parfois ses frappes touchent aussi ceux qui combattent les ennemis, entre 18 et 23 soldats irakiens à Falloujah ont été tués par des Américains le 18 décembre 2015, et surtout, hier, le 18 septembre 2016, au moins 62 soldats de l’armée syrienne dans la zone de Deir ez-Zor tenue par les loyalistes. La frappe a été immédiatement exploitée par l’Etat islamique qui a pu, après une journée de combat, s’emparer d’une position favorable face à l’aéroport. Quelques jours après un accord russo-américain, si cela permettait à terme à l’EI de s’emparer de cette position, devenue un symbole de résistance après plusieurs années d’isolement, l’impact politique plus encore que tactique de l’erreur serait important. Rarement un raid raté, qui implique au passage aussi des Canadiens et des Australiens, aurait eu alors autant d’impact.

Les tirs fratricides ou touchant les civils existeront probablement toujours dans les conflits sauf lorsqu’on a la possibilité, rare, d’affronter les combattants ennemis dans un désert. On peut voir cela comme un phénomène malheureux mais obligé, comme pendant la Seconde Guerre mondiale, et considérer avant tout l’écrasement de l’adversaire. Cela peut fonctionner. L’Allemagne et le Japon sont des Alliés de ceux qui ont largué des millions de bombes, parfois même atomiques, sur leur population. Cela peut aussi engendrer des haines durables et des conflits sans fin.

On peut aussi décider de tout faire pour épargner la population et éviter au moins les désastres. Dans ce cas-là, il faudra peut-être éviter de se fier exclusivement à des moyens qui frappent depuis plusieurs milliers de pieds ou depuis des dizaines de kilomètres. S’il y a autant de pertes civiles, c’est d’abord parce qu’il y a transfert de risque de nos soldats, que l’on préserve à tout prix, vers les civils. Alors effectivement, peu de soldats américains ou alliés tombent en Irak mais c’est au prix d’une certaine stérilité et d'une grande vulnérabilité aux « cygnes noirs ». Cela fait maintenant deux ans qu’une coalition qui représente 70 % du budget militaire mondiale bombarde un groupe armé qualifié d’ « équipe de basket de troisième division » par Barack Obama. Comme l'action militaire est peu efficace, le conflit dure, et comme le confit dure les pertes civiles s’accroissent. On se retrouve finalement dans une situation inconfortable.

Ce transfert de risques est aussi une lâcheté. En septembre 2009, le bombardement aérien de deux camions-citernes à Kunduz avait provoqué la mort affreuse d’une centaine d’habitants venus se ravitailler (les camions avaient été capturés par les Taliban puis offerts à la population). Lorsque des officiers afghans, effarés, m’avaient demandé pourquoi, si ces citernes étaient si importantes, les Allemands (qui avaient la responsabilité de la région et avaient demandé les frappes) n’avaient pas envoyé une compagnie venir les récupérer. J’avais expliqué que les Allemands ne voulaient pas prendre le risque d’avoir à combattre. Il me fut bien sûr répondu que dans ce cas, ce n’était pas la peine de venir en Afghanistan. 

Il faut bien le comprendre, notre absence de prise de risques fait durer plus longtemps la souffrance des populations, celles des pays où nous sommes engagés sans l'être mais aussi la nôtre, qui reste exposée aux attaques de l'ennemi.

mardi 13 septembre 2016

Les tout petits canons de Wagram

Le 6 juillet 1809, la bataille de Wagram a longtemps été indécise. La victoire a finalement été remportée grâce à la puissance de nos canons et au courage des grognards du Maréchal Mac Donald. 

J’ai eu le privilège d’être invité le 8 septembre dernier à la salle Wagram pour écouter le discours du Président de la République sur la guerre en cours (ici). Je n’y ai malheureusement vu que peu de grognards et surtout aucune grande batterie susceptible de terrifier l’ennemi. 

Qu’avons-nous appris justement sur cet ennemi ? Qu’il s’agit du terrorisme islamiste et même de l’islamisme radical (pour ceux qui croyaient que l’islamisme était déjà une radicalité), affublé des qualificatifs adéquats : barbarie, fanatisme meurtrier, obscurantisme religieux. Le chef de armées se posait visiblement en audacieux en déclarant cela (« Voilà l’ennemi, nous le nommons »), il n’était que flou. Il est vrai qu’il allait plus loin que les déclarations de janvier 2015 où on faisait la guerre à la « barbarie » ou, plus étrange encore, au « terrorisme ». On ne fait donc plus la guerre à un qualificatif, un mode d’action, mais à une idéologie, l’islamisme, sans préciser cependant aucunement, sinon par antiphrases, de quoi il s’agit vraiment, quelle est son origine et surtout ce qui fait qu’elle existe et croît. Aurait-on pu imaginer un discours de guerre contre « le communisme », sans aucune précision que « barbare, etc. », ou « le nazisme (voire le « nazisme radical ») sans citer l’Allemagne ?

Ne pouvait-on être plus précis en n’évoquant pas juste un vague dévoiement d’un Islam sunnite unique mais, par exemple, le courant wahhabite-salafiste ou, celui plus politisé des Frères musulmans, en opposition à l’ancien courant soufi (le modernisme n’est pas forcément où on croît). On aurait pu parler plus restrictivement de la mouvance jihadiste (mot totalement absent du discours) ? Ces qualifications sont pourtant importantes car elles renvoient précisément à des champs d’opposition un peu plus précis qu'un « islamisme » issu du néant.

Si l’ennemi est une idéologie, ce n’est plus seulement une réunion de psychopathes isolés. Le combat à mener n’est alors plus simplement une « recherche et destruction » d’individus mais il s'exerce aussi dans le champ des idées, encore faut-il savoir quelles idées on affronte et accessoirement comment. Faut-il placer dans le même combat l’interdiction du niqab, voire du burkini, avec la prise de Mossoul ? Le salafiste dit quiétiste fait-il partie du même camp que le poseur de bombes ? En bref, on aimerait connaître un peu plus précisément les limites de la lutte.

Et puis, cet ennemi, il n’est pas fumeux, il est incarné et organisé. Le Président de la République évoque Daesh une seule fois mais comme dans Qui est l’ennemi du ministre de la Défense il s'agit apparemment de la seule organisation ennemie existante. On pourra faire remarquer d’abord que l’Etat islamique n’étant plus « en Irak et au Levant », l’acronyme Daesh ne veut plus rien dire depuis deux ans et que le coup de « refuser d'appeler l'ennemi par son nom par mépris et parce que ce n'est pas un Etat » devient un peu ridicule, presque puéril. On constatera au passage que l’ « islamisme radical » de cette organisation n’est pas très éloigné de celui de nos amis saoudiens. On s’étonnera donc que l’un paraisse être tellement moins barbare que l’autre qu’on n’y fasse jamais allusion. On notera surtout le grand oubli d’Al-Qaïda, jamais nommée alors qu’une de ses franchises a revendiqué l’attaque de Charlie Hebdo (au fait, les terribles représailles contre AQPA, on en est où ?), que nous en combattons une autre au Sahel et que cette organisation nous considère toujours autant comme un ennemi. 

Quant à savoir comment vaincre, à défaut de stratégie on a eu droit à une série d’incantations sur la certitude de la victoire finale parce que « les démocraties gagnent toujours » (les anciens combattants de 1940, de l’Indochine ou de l’Algérie, entre autres, apprécieront). On se contentera aussi d’un long développement sur le maintien absolu et intégral de l’Etat de droit par opposition aux odieux projets des adversaires politiques (la mouvance Sarkozyste occupe un place aussi importante dans le discours que la mouvance  jihadiste). Ce rappel est évidemment nécessaire mais étrangement, en écoutant ce passage, on ne peut s’empêcher de penser à la série de lois qui dépassent le Patriot Act (pourtant fustigé dans le texte), à l’Etat d’urgence permanent ou à la pantalonnade du projet de déchéance de nationalité, ce qui en affaiblit quand même tout de suite la force.

On passera rapidement sur la pénible séquence d’auto-justification (« Je fais tout pour protéger les Français », « Qui peut dire […] que nous n’avons pas tout fait..», « Qui peut dire que nous ne nous voulons user de tous les moyens pour annihiler notre ennemi ? ») qui se conclut par un « Ce que je peux en revanche garantir aux Français, c’est que toute la puissance de l’Etat sera engagée pour venir à bout de l’ennemi » qui induit subtilement comme un doute sur la véracité de la litanie précédente. 

On rappellera qu'alors que, comme cela est heureusement rappelé, la guerre contre les organisations jihadistes a commencé il y a trente ans, que Mohammed Merah avait déjà frappé en 2012, le nouveau pouvoir a commencé par poursuivre la politique du prédécesseur de réduction des instruments de protection des Français. Il aura fallu l'action, par ailleurs prévisible, de trois salopards en janvier 2015 (et non le discours de nombreux citoyens sensés) pour infléchir, et seulement infléchir, cette politique inconséquente. Surprise et inflexion, dans les deux cas il y avait plutôt matière à remise en cause et excuse plutôt qu'à un suffisant « Pour avoir conduit pendant plus de quatre ans le combat de la République contre un fanatisme meurtrier, je n'ai aucun doute ». On attendra encore un petit moment un chef qui reconnaîtra qu'il y a eu des erreurs, sous son mandat et non le précédent.

Un mensonge ne devient pas une vérité parce qu’il est répété. Qui peut dire que tout n'est pas fait, Monsieur le Président ? Et bien à peu près tout le monde. Bien évidemment que tout n’est pas mis en œuvre car si tel était le cas, nos soldats seraient, par exemple, en train de combattre sur le sol irakien ou syrien et non à patrouiller inutilement dans les rues de Paris. Petit détail, la France va engager un groupe de canons de 155 mm en Irak. C'est très bien mais si tout a déjà été fait, si tous les moyens ont déjà été engagés, d'où sort ce groupe d'artillerie ? S'il était disponible (évidemment et beaucoup d'autres moyens encore), pourquoi n'est-il engagé qu'au bout de deux ans ? 

On passera sur le reste du discours, qui avait beaucoup moins de lien avec le sujet (La démocratie face au terrorisme) qu’avec la campagne présidentielle. On notera juste cette petite charge étrange contre ceux qui voudraient parler au nom du peuple et fustigent les élites, rappelant cette « conception du communisme où le prolétariat était l’avant-garde » (ce qui pourtant avait une certaine gueule, et autant que je me souvienne, était aussi un peu un credo socialiste). Il est donc interdit de critiquer les élites françaises quand on est issu…ce qui est quasiment le cas de tous ceux qui ont la capacité de s’exprimer, et même visiblement quand on en est pas issu. 

Au bilan, on attendait Churchill, c’est finalement le bon docteur Queuille qui parlait dans la salle Wagram. Ne changeons rien mais faisons-le avec moi à votre tête. 

Pour quelque chose de plus sérieux sur le thème inscrit sur le pupitre, lire plutôt ici

mercredi 7 septembre 2016

Du bon dosage du soldat augmenté

Article paru dans Inflexions n°32

Un soldat est un agrégat, un mélange de compétences, d’équipements et de façons de voir les choses à l’intérieur d’un emboîtement de structures. Il doit maîtriser des savoir-faire techniques ainsi que la manière de les coordonner avec ceux des autres. Il lui faut être fort physiquement pour supporter des charges lourdes et pour agir longtemps. Il a surtout besoin d’avoir une armature morale particulière qui lui permette de surmonter deux interdits : mettre sa vie en danger et prendre celle des autres.

La création d’un soldat est donc chose complexe et changeante car relative à un environnement propre et surtout à des ennemis. S’il existe des constantes, il n’y a cependant pas de combattant idéal, juste des créations plus ou moins adaptées à des contextes différents. Imaginer la possibilité d’un soldat ultime, invulnérable et invincible, est donc forcément une illusion.

De l’homme transformé au point oméga du soldat

Au départ est la peur et sa gestion. La manière dont l’homme réagit à un danger dépend de l’interaction de plusieurs systèmes nerveux. Lorsque l’amygdale, placée dans le système limbique, décèle un danger, elle déclenche immédiatement une alerte vers le cerveau reptilien et ses circuits nerveux rapides. Les ressources du corps sont alors automatiquement mobilisées par une série d’ordres bioélectriques et des sécrétions chimiques. Cette mobilisation se traduit par une concentration du sang sur les parties vitales au détriment des extrémités, ainsi que par une atténuation de la sensation de douleur. Surtout, elle provoque une augmentation du rythme cardiaque afin de permettre des efforts physiques intenses.

Quelques fractions de secondes après le cerveau reptilien, l’alerte de l’amygdale atteint le néocortex. En quelques secondes, un jugement de la situation est fait, qui influe sur la mobilisation du corps de combat déjà déclenchée en la contrôlant ou, au contraire, en l’amplifiant. Or ce processus de mobilisation devient contre-productif si son intensité est trop forte. En effet, au-delà d’un premier seuil, l’habileté manuelle se dégrade et l’accomplissement de gestes jusque-là considérés comme simples peut devenir compliqué. Au stade suivant, ce sont les sensations qui se déforment puis les fonctions cognitives qui sont atteintes et il devient de plus en plus difficile, puis impossible, de prendre une décision cohérente. Au mieux, on obéira aux ordres ou on imitera son voisin. Au stade ultime du stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la survie. Il peut rester ainsi totalement prostré et souvent incontinent face à quelqu’un qui va visiblement le tuer (1).

Depuis les premiers combats organisés au néolithique, le cœur de la formation du soldat réside dans la maîtrise de ces phénomènes, en particulier de cette montée aux extrêmes jusqu’à l’impuissance. En résumé, comme dit Montaigne, la peur de la mort donne des ailes ou plombe les pieds ; en d’autres-termes, elle produit un être provisoirement, et naturellement, « augmenté » ou au contraire « diminué » si la mobilisation est trop forte.

Ce qui fait la grande différence entre le combattant, au sens large, et le novice n’est donc pas la force physique ou la maîtrise technique, mais bien une gestion différente de cette peur inévitable. Or, cette gestion, qu’il s’agisse de la mise en alerte ou de l’analyse de la situation et des actions à mener, dépend très largement de l’expérience antérieure des individus. La gestion de la peur peut s’apprendre et c’est même le cœur de la formation du soldat : comment être du côté des « augmentés » plutôt que des « diminués ». Il ne sert à rien de disposer des meilleures armes du monde si on est tellement paralysé que l’on ne peut pas s’en servir !

Hors de tout contexte métaphysique (un paradis pour les guerriers par exemple) et après des siècles de recherche empiriques, toutes les armées du monde utilisent sensiblement les mêmes procédés pour préparer les hommes au combat, sans pouvoir évidemment reproduire exactement celui-ci. Il s’agit surtout de préparer aux « premières fois », ces premiers combats, ceux où l’émotion est la plus forte et les performances moindres, à l’origine des plus grandes pertes et des paniques.

Une première approche, héritée de l’époque moderne, est fondée sur l’analyse des gestes du combat et leur apprentissage par répétition. Cette méthode, dite du drill, induit un conditionnement utile à l’obéissance et, comme dans les disciplines sportives, la répétition incessante de gestes individuels et collectifs afin que, le moment venu, le « réflexe remplace la réflexion ».

Une seconde approche consiste à accoutumer l’esprit et les sens du soldat à l’ambiance du combat par la simulation et la stimulation de l’imaginaire. Cela passait traditionnellement par les récits des vétérans et les exercices contre des cibles humaines, vivantes ou non. Avec le développement de la technique, on s’est efforcé de rendre les choses plus réalistes. Par des films et des photos, par la visite d’abattoirs ou en accompagnant des sapeurs-pompiers, par exemple, on s’est efforcé de réduire le choc des premières visions d’horreur. Un nouveau seuil a été franchi dans les années 1970 avec l’informatique, les caméras embarquées, l’emploi de laser pour simuler les tirs. On peut désormais envisager d’aller encore plus loin avec les « réalités virtuelles ». L’ensemble des répétitions, des simulations et des informations est censé incruster dans la mémoire du combattant un ensemble de données et de situations qui lui permettront de décrypter très vite les menaces et de fournir automatiquement des réponses. Elles contribuent à la mise en confiance, élément clé de tout ce conditionnement.

Tous ces procédés ont cependant une limite indépassable qui est que le soldat n’a pas vraiment peur de la mort puisqu’il sait que, sauf accident, celle-ci est exclue de l’équation. On a donc cherché à compléter l’ensemble de ces procédés par une voie supplémentaire, celle de la pression psychologique et de la peur artificiellement créée. Son principe est de placer l’individu dans une situation de stress en jouant sur toutes les peurs et les phobies possibles comme le vertige ou la claustrophobie, afin de l’obliger à les dépasser et à créer une adaptation par surcompensation. Cette approche s’accompagne généralement d’une intense formation physique dont le but est à la fois de former les hommes aux efforts spécifiques du combat, mais aussi à les pousser jusqu’à leurs limites. Dans un système de recrutement par volontariat, cette approche a également pour vertu d’écarter les moins motivés.

Bien plus que le sacrifice, la vraie spécificité de la condition militaire est le pouvoir de tuer dans un cadre légitime. Pour beaucoup de soldats, ce pouvoir exorbitant ajoute une dimension tragique supplémentaire qui se superpose à la pression psychologique de la peur de mourir.

Dépasser cette réticence demande là encore un conditionnement particulier hors contexte réel, qui se combine en miroir avec celui du contrôle de la peur de mourir. Ce n’est évidemment pas un hasard : survivre au combat passe le plus souvent par la mort ou, au moins, la neutralisation du combattant ennemi. On procède donc là aussi d’abord par répétition. Les cibles des tirs réels ou simulés ont des silhouettes humaines, de façon à ce que l’on tue virtuellement des centaines de fois avant d’être en position de le faire réellement. On procède aussi par le discours et l’imagination. De la même façon que l’on se protège contre les balles et les obus, on se protège du trouble du meurtre par plusieurs blindages comme l’absolution collective, le contournement de cible (« on bombarde des bâtiments », « on tire sur des chars par sur des gens »), l’obéissance aux ordres ou, au contraire, la dérivation par l’ordre donné (qui tue vraiment entre celui qui donne l’ordre de tirer et celui qui tire ?), parfois la détestation de l’ennemi, jusqu’à lui retirer sa qualification humaine, avec de temps en temps de bonnes raisons et l’idée que son acte réduit les souffrances plus qu’il ne les crée : éliminer des snipers, c’est épargner des vies ; tuer un servant d’arme anti-aérienne, c’est sauver des camarades.

Cependant, ce qui aide le plus à tuer reste la distance avec la victime. Car la réticence à tuer ne provient pas de l’ampleur de l’acte mais de sa proximité. La chose devient délicate dès lors que l’on commence à voir la chair que l’on coupe ou, pire encore, qu’on la touche. Dans la fameuse expérience de Stanley Milgram sur l’obéissance, le malaise des cobayes était au plus haut lorsqu’ils recevaient l’ordre de remettre en place les fils électriques directement sur le corps de la (fausse) victime. C’est à ce moment-là que les refus de continuer l’expérience ont été les plus importants. Dans On killing, Dave Grossman décrit le cas d’un fantassin américain qui avait tué plusieurs ennemis au Vietnam et dont le plus grand trouble était lorsqu’il évoquait celui qu’il avait poignardé (2). Contrairement à une légende, les membres des équipages des bombardiers B-29 qui ont largué des bombes atomiques sur le Japon n’ont pas particulièrement souffert de troubles psychologiques. D’une manière générale, le caractère horrible de la plupart des missions de bombardement a laissé infiniment moins de traces dans les témoignages des équipages que les drames qu’ils ont vécu dans leurs propres zones de mort, vingt mille pieds au-dessus des villes qu’ils détruisaient. Gwynne Dyer, qui a étudié leur cas dans War, a décrit des hommes qui savaient intellectuellement ce qu’ils faisaient, mais qui ne pouvaient se le représenter réellement (3). C’est aussi le cas des marins ou des artilleurs qui, eux-aussi, tirent à distance sans voir concrètement le résultat de leur tir.

Le nombre de soldats que l’on effraie est toujours plus important que celui de ceux que l’on tue. Et on effraye plus en utilisant des armes contre lesquelles on ne peut rien ou qui prennent pas surprise, mais aussi par la recherche du contact physique. C’est le secret du maintien des baïonnettes pour les combats rapprochés, comme à Verbanja, alors que celles-ci ne sont de fait jamais utilisé (le taux de pertes par armes blanches est inférieur à 1% depuis la fin du XIXe siècle). L’arme blanche fait peur tant chez celui qui craint de la subir que chez celui qui craint de s’en servir. Si, à grande distance, les adversaires cherchent à se rencontrer pour obtenir des effets tactiques, à très courte distance, au contraire, les polarités s’inversent. La peur de mourir et la réticence à tuer deviennent exponentielles. C’est la raison pour laquelle le combat rapproché, le plus rare, est toujours culturellement et socialement valorisé, car il représente le summum du courage.

Une fois cette base assurée, le reste de l’agrégation se poursuit. Le soldat ne combat pas nu. Il étend ses capacités en s’associant avec des animaux, le cheval en particulier, et surtout en utilisant toutes sortes d’objets pour sa protection, depuis les premiers vêtements de cuir jusqu’au gilet pare-balles moderne en passant par les armures de toutes sortes ou les casques. Le char de bataille lui-même était au départ conçu pour protéger une équipe. Ces objets servent aussi à tuer, selon deux axes contradictoires : les armes de combat rapproché, de la masse à la baïonnette, et les armes longues ou de jet, selon un réflexe de mise à distance de la menace. Mais aussi à vivre sur le terrain, à dormir un peu plus confortablement, à se nourrir, à boire… Plus récemment, ce sont des moyens de communication à distance, de vision augmentée (jumelles) ou nocturne... Jusqu’à des hybridations maximales où l’homme et la machine qui l’entoure peuvent se déplacer à Mach 2 et porter des tonnes de munitions, ou encore des monstres associant un équipage de plusieurs milliers d’individus dans un seul engin.

Le soldat augmenté par des équipements est également un être social, le service collectif l’emportant d’évidence sur la somme d’individualités en permettant la spécialisation ou l’action de masse. Ce service collectif contribue par ailleurs à affronter plus facilement la peur en introduisant des liens, des obligations morales et un esprit de corps. Le soldat qui porte l’uniforme d’une unité prestigieuse devient lui-même prestigieux. C’est une autre forme de transformation, voire d’augmentation, sociale cette fois. À l’apprentissage individuel technique s’ajoute aussi un apprentissage collectif puisqu’il faut apprendre à coopérer. L’agrégat individuel devient un agrégat collectif, plein de potentialités nouvelles, mais aussi source de tensions internes, entre valeurs différentes par exemple : la bravoure individuelle contre la discipline, l’héroïsme du combat rapproché contre la lâcheté, l’efficacité du tireur à distance…

Le point ultime du soldat est celui d’un homme ou d’un groupe d’hommes parfaitement adapté à son environnement extrême. Dans La Guerre mondiale vue par un Allemand, Werner Beumelberg, ancien combattant lui-même, décrit ainsi le soldat allemand de 1918 : 

« Le soldat, c’est maintenant une somme d’expérience et d’instincts, un spécialiste du champ de bataille ; il connaît tout : son oreille contrôle instinctivement tous les bruits, son nez toutes les odeurs, celle du chlore, des gaz, de la poudre, des cadavres et toutes les nuances qui les séparent. Il sait tirer avec les mitrailleuses lourde et légère, avec le minen, le lance-grenades, sans parler de la grenade à main et du fusil, qui sont son pain quotidien. Il connaît la guerre des mines, toute la gamme des obus, du 75 au 420, le tir tendu et le tir courbe, et saura bientôt comment il faut se tirer d’affaire avec les chars. (4)»

Statistiquement, l’homme décrit par Beumelberg a quatre fois plus de chance de survivre qu’un novice pourtant équipé de la même façon. Certains sont même devenus des as, des super-combattants, tel le Français Albert Roche, blessé neuf fois pendant la Grande Guerre et qui, entre autres exploits, est parvenu à capturer seul mille cent quatre-vingt ennemis. Durent le même conflit, parmi les officiers, le capitaine Maurice Genay, chef de corps franc, a été quatorze fois cité pour son courage. Dans un domaine très particulier du combat d’infanterie, les quarante-quatre meilleurs tireurs d’élite soviétiques, dont Zaïtsev, ont officiellement abattu plus de douze mille hommes pendant la grande guerre patriotique. Les combats de chars ont eux aussi leurs as. Avec son équipage de Sherman, baptisé In the Mood, le sergent Lafayette G. Pool de la 3e division blindée américaine, a obtenu plus de deux cent cinquante-huit victoires sur des véhicules de combat ennemis dans les combats en Europe de 1944 à 1945. Du côté soviétique, deux cent trente-neuf chefs d’engin et leurs équipages sont crédités de la destruction d’un total de deux mille cinq cents chars allemands. On trouve aussi des « monstres », de la dimension de super-héros de comics américains, comme le pilote allemand Hans-Ulrich Rudel et ses deux mille cinq cent trente missions de guerre aboutissant à la destruction de deux milles cibles au sol (ou même en mer avec un cuirassé coulé), ou le tireur d’élite finlandais Simo Hayha qui aurait abattu au moins cinq cent cinq soldats soviétiques durant les cent jours de la guerre russo-finlandaise de 1939-1940 (on lui attribue aussi officieusement deux cents autres victimes au pistolet-mitrailleur).

Ces super-combattants sont des soldats augmentés initialement par leurs capacités naturelles, puis par leur expérience et les victoires elles-mêmes. À long terme, l’accumulation des succès ou des échecs finit même par provoquer de profondes transformations physiques. Le succès répété, par exemple, diminue la pression sanguine, accroît le taux de testostérone, ce qui augmente considérablement la confiance en soi. Les vainqueurs sont de plus en plus forts et donc aussi souvent de plus en plus vainqueurs. Un cercle d’accroissement se met alors en place. Quelqu’un comme Guynemer, qui avait été déclaré inapte au service au début de la guerre, est métamorphosé physiquement par le combat. Il est devenu un « super-soldat », un « as ». Il est connu de tous, reconnu par son milieu social et aimé des femmes. À la séduction de l’émotion extrême du combat s’ajoute la séduction du succès. Nous sommes là au point ultime.

La chute d’Icare

Cette avancée vers le soleil a un coût. Le premier prix à payer est évidemment la mort. Sur les quarante premiers as de la chasse française évoqués précédemment, dix sont tués au combat et trois grièvement blessés. Les êtres transformés peuvent aussi être piégés dans leur dépendance. Sur la petite trentaine de survivants, dix meurent dans un avion au cours des neuf années qui suivent la fin de la guerre, dans des exhibitions, des essais aériens ou des exploits impossibles .

À côté, de ces grandes figures, il y a de nombreux invisibles qui s’effondrent. Car pour qu’il y ait des vainqueurs, il faut qu’il y ait des vaincus. Les perdants répétés accumulent du cortisol qui agit sur le cerveau au niveau de l’hippocampe (lieu où sont stockés les souvenirs et donc les compétences) et perdent confiance jusqu’à développer un syndrome de Cushing, une détérioration générale du fonctionnement du corps.

La tentation d’être un surhomme, d’être et d’exister plus fortement dans une vie héroïque et dangereuse, est un jeu qui fabrique bien plus de déçus et de brisés que de gagnants. Ces derniers eux-mêmes, s’ils ne peuvent continuer leur vie héroïque, sont destinés comme Achille à terminer leur vie dans un enfer d’ennui, ou comme le Capitaine Conan de Roger Vercel (1934) à reprendre leur petite mercerie et à sombrer dans l’alcoolisme. Il ne s’agit là bien sûr que des survivants indemnes, qui s’ajoutent à ceux qui ont perdu la vie ou portent des blessures physiques et morales. Les as tués au combat ne représentent qu’une toute petite pointe des un million quatre cent mille Français transformés en soldats et tombés dans les combats de la Grande guerre, et des millions d’autres blessés dans leur chair et dans leurs âmes.

Mais en amont du combat, toutes les méthodes de création des combattants ne sont pas sans limites et sans risques. Première limite : le stress et l’épuisement sont peu compatibles avec l’acquisition de connaissances, ce qui implique de séparer nettement la mise sous pression et l’apprentissage technique. Deuxième limite, plus importante : le principe général de cette création est celui de la surcompensation ‒ diminuer d’abord l’individu, l’écraser sous la pression, le couper de sa vie précédente pour le forcer à s’adapter et, au bout d’une série de séquences, à devenir « plus » ‒ ; que les dosages soient trop forts et il se trouve plus affaibli que renforcé. L’expérience de transformation préalable peut ainsi devenir quelque chose de plus traumatisant encore que le combat. Ajouté au risque physique de l’entraînement, on peut, par excès, briser les hommes. Le problème est rendu plus complexe encore par le fait que les réactions au stress sont très variables d’une personne à l’autre et qu’il est difficile de découvrir de manière certaine comment cela va se passer au moment de l’engagement réel. Les tentatives scientifiques de détection préalable des profils humains naturellement les plus adaptés au combat ont été peu opératoires ; on reste dans le domaine de probabilités.

Troisième limite : le conditionnement crée une vulnérabilité. Il prépare les individus pour certaines situations, mais si ces dernières évoluent ou ne sont pas celles anticipées, le trouble peut être très fort, aboutissant à un résultat inverse à celui recherché. Lors des premiers engagements en Normandie en 1944, on s’est aperçu que la plupart des fantassins américains, nouvellement formés, tiraient très peu. Une première analyse conclut qu’ils avaient une grande réticence morale à tuer. Une autre détermina plus tard qu’en réalité la plupart d’entre eux se trouvaient en situation de dissonance cognitive, l’entraînement au tir sur de grands espaces ouverts et face à des cibles visibles et immobiles n’ayant que peu de rapport avec ce qui se passait réellement dans le bocage normand. Les conséquences seront qu’après la Seconde Guerre mondiale on incitera les GI’s à être à la fois plus agressifs (par exemple en les entraînant à frapper à la baïonnette des silhouettes de bois en hurlant « tuer ») et plus désinhibés dans l’emploi des armes (en leur apprenant à tirer sur des « zones » plutôt que sur des cibles précises)(5). Le résultat fût une meilleure adaptation au contexte du combat contre les armées allemandes puis nord-coréennes ou chinoises, mais aussi une catastrophe lorsqu’il s’agira d’évoluer au milieu des populations comme au Vietnam ou dans les conflits asymétriques récents en Afghanistan et en Irak. De la même façon, les magnifiques exercices de Fort Irwin, où les brigades américaines apprenaient à combattre de manière très réaliste des unités blindées soviétiques, ont fini par être contre-productifs pour la préparation aux combats en Irak après 2003 : l’introduction d’armes nouvelles, donc imprévues, comme les gaz mortels ou les avions d’attaque en piqué, a suscité l’effroi y compris au sein des troupes apparemment les plus solides.

Fruit d’une alchimie complexe, le soldat est donc une création rendue en réalité très éphémère par les évolutions de son environnement et surtout celles de ses ennemis. Le chevalier lourd français du début du XVe siècle était le résultat de l’association de progrès dans l’élevage animal (le cheval était « augmenté » en Perse dès le début de l’ère chrétienne), dans l’art équestre (étriers, sellerie) et la métallurgie (épée, lance, cotte de mailles, armure), d’une alimentation protéinée supérieure à la moyenne, d’un long entraînement pour maîtriser cet ensemble, et de l’intégration de certaines valeurs et de certaines relations sociales. Cet agrégat, outre qu’il était devenu très couteux, était déjà largement inadapté à cette époque. Les tournois n’étaient plus des simulations de bataille, mais des spectacles déconnectés de la réalité. Le chevalier était désormais inefficace face à une troupe un peu organisée qui ne fuyait pas devant lui. Qu’il chute de cheval et le voilà capturé, protégé par une convention sociale qui voulait qu’il ne soit pas tué mais verse une rançon. Le massacre des chevaliers à Courtrai (1302) puis à Crécy (1346) fit scandale alors qu’il aurait dû apparaître comme le révélateur de leur obsolescence. La réponse aux archers gallois ‒ le renforcement de l’équipement avec l’apparition des armures à plates, mais aussi l’aide d’autres combattants au sein d’une « lance » ‒, ne fut qu’une adaptation technique pour que rien ne change socialement et culturellement. On a alors atteint un point de sophistication extrême, qui ne résistera pas à l’apparition d’autres innovations comme l’infanterie offensive suisse et, surtout, à la généralisation des armes à feu portatives.

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, ces changements étaient lents : le soldat pouvait faire la guerre de la même manière et avec les mêmes équipements toute sa vie ; la formation initiale et l’expérience des combats suffisaient souvent pour toute une carrière. Tant qu’il n’était pas épuisé physiquement et psychologiquement, le combattant s’augmentait seul au fur et à mesure de l’expérience des campagnes. Depuis cette époque, et avec une accélération depuis la Première Guerre mondiale, il est soumis au réapprentissage constant. Nouveaux équipements, nouveaux théâtres d’opérations, nouveaux ennemis, le soldat français moderne est un nomade et un élève permanent. Les efforts pour augmenter les capacités individuelles et collectives sont des éternels recommencements.

Les tendances actuelles, au moins dans un certain nombre de laboratoires, évoquent une ligne de fuite dans le « toujours plus». Pour aider le soldat à être plus fort, plus endurant, plus vigilant, on ne s’interdit plus de prospecter du côté de la chimie voire même de la nanotechnologie. D’importants investissements sont faits pour le combat d’infanterie. Si le fantassin est trop lourdement chargé, on va le doter d’un exosquelette ou le doper ; si cela ne suffit pas, il sera aidé par un robot mulet et il pourra utiliser des robots. Le système Félin (fantassin à équipements et liaisons intégrés), dont est désormais équipé le soldat français, associe des moyens de protection à tout ce que l’électronique peut apporter en termes de vision, de communication, de visée, de localisation... Dans un contexte de changement permanent, cette fuite en avant dans une direction unique, si elle peut apporter des innovations utiles, est forcément au bout du compte une illusion.

Les agrégats instables

La performance de l’hybridation technique dépend de nombreux facteurs souvent contradictoires. Il faut tout d’abord greffer des machines ou des produits sur des hommes stressés. En 1986, le British Operational Analysis Establishment a fait rejouer virtuellement une centaine de batailles des XIXe et XXe siècles avec des armes à tir laser. Toutes ces simulations, réalisées par des hommes qui ne risquaient rien, ont été très largement plus meurtrières que les affrontements réels. Sur un champ de tir, le fusil antichar de 13 mm conçu par les Allemands en 1918 était très efficace. Dans la réalité, seulement deux chars légers français ont été détruits par cette arme très délicate et dangereuse à utiliser, surtout à cent mètres face à des engins ennemis. Actuellement, le système Félin offre de nouvelles capacités en termes de précision de tir, de liaisons et de vision, mais au prix d’un poids encore supérieur de l’équipement, d’une dépendance aux batteries électriques, et d’une complexité accrue et parfois superflue. La tablette qui est censée équiper chaque chef de groupe de combat n’est, par exemple, jamais utilisée par celui-ci car incompatible avec le cadre espace-temps dans lequel il évolue. Il n’a pas besoin, par exemple, de connaître la position de ses hommes sur un écran car ils sont à côté de lui et, en outre, les délais de « rafraîchissement » de l’écran sont trop lents. Au bilan, certains considèrent que le système réduit plutôt les capacités et donc augmente les risques.

Les effets secondaires des psychostimulants et autres produits chimiques sont souvent mal maîtrises. L’emploi de la méthamphétamine par la Wehrmacht a sans doute été fatal à plus de soldats allemands qu’elle n’a permis de tuer d’ennemis. Les pilules utilisées pour combattre les effets possibles des armes chimiques sont vraisemblablement à l’origine du « syndrome de la guerre du Golfe » qui a frappé de nombreux soldats alliés après 1991. L’emploi d’amphétamines pour maintenir la vigilance est, par exemple, directement à l’origine d’au moins un tir fratricide en Afghanistan, en avril 2002, lorsqu’un pilote américain de F-16 a largué une bombe de deux cent vingt-sept kilos sur des militaires canadiens, tuant quatre et blessant combattants, ce qui, dans les conditions actuelles d’emploi d’une armée occidentale, constitue un échec majeur.

Il faut aussi tenir compte des facteurs sociologiques. Avec son armement, une section d’infanterie française de 1918 aurait vaincu en quelques minutes une section française de 1914 qui serait apparue en face d’elle sur le front de Champagne, mais elle aurait eu plus de difficultés en terrain large et ouvert car elle avait perdu l’habitude du tir au fusil à grande distance et de la marche. Cette section de 1918 était aussi une nouvelle structure socio-tactique où des individus spécialisés avaient remplacé des hommes tous équipés du même fusil Lebel, une organisation plus complexe à commander que celle de 1914. En outre, après la guerre, avec la disparition des vétérans et la réduction du service militaire, les sergents, chefs d’orchestre du système, ont eu de plus en plus de mal à conserver le niveau de compétence nécessaire. Toute chose égale par ailleurs, la section française du début des années 1930 était donc finalement plus rigide et moins efficace que celle de 1918.

Beaucoup des promesses technologiques s’avèrent aussi être simplement des leurres. En 1956, dans un article de la revue Army, le lieutenant-colonel Rigg fait la synthèse des idées de l’époque sur le soldat futur (situé en 1970). Celui-ci sera équipé d’un casque intégral intégrant une radio et des moyens de vision infra-rouge. Il sera protégé par une armure en plastique ultralégère et résistante aux balles. Il disposera d’un radar de poche qui l’avertira a de toute approche ennemie. Il sera armé d’un mini-bazooka et d’un fusil d’assaut voire d’une arme collective lançant des projectiles auto-télé et pré-guidées. L’auteur imagine surtout une multitude d’engins de transport aériens depuis les « tonneaux volants » jusqu’aux hélicoptères géants à propulsion nucléaire (6). En réalité, lorsque survient 1970, on s’aperçoit que le soldat américain qui combat au Vietnam est finalement assez peu différent de celui de 1956 hormis l’adoption, avec beaucoup de réticence de la part de la hiérarchie militaire, du fusil d’assaut M-16 et des premiers gilets de protection.

On ne voit d’ailleurs pas très bien ce que les hélicoptères nucléaires géants auraient apporté de plus aux Américains au Vietnam ! Si les deux adversaires deviennent très différents et que l’un d’entre eux peut éviter la rencontre, il le fera sans aucun doute. Ainsi il n’y a plus de combat aérien depuis le début de ce siècle, et même plusieurs années auparavant, car la supériorité aérienne des pays occidentaux, en particulier des États-Unis est, pour l’instant, totale. C’est évidemment un avantage, mais qui peut être contré par des procédés de dissimulation terrestre largement répandus. On en vient ainsi à des guerres, comme celles menées par Israël contre le Hezbollah au début du mois de juillet 2006 ou contre le Hamas en 2008 et 2012, où les deux armées ennemies s’évitent (les Israéliens ont peur des pertes militaires s’ils s’engagent au sol dans des zones denses, leurs adversaires refusent de les affronter en rase campagne) et où on se contente de frapper les populations par les airs.

Pour combattre, il faut accepter de se rencontrer, ce qui suppose un minimum de ressemblance. En 1956, au moment des prédictions du lieutenant-colonel Rigg, l’armée française est engagée en Algérie où elle s’aperçoit qu’elle est trop moderne pour combattre l’ennemi qui lui fait face. Après plusieurs échecs, elle procède donc à une large rétro-évolution : les pilotes abandonnent les jets les plus sophistiqués pour prendre le manche d’avions à pistons de la Seconde Guerre mondiale, plus lents et donc permettant de mieux voir ou tirer des cibles terrestres fugitives ; l’infanterie abandonne ses véhicules pour réapprendre à marcher et à traquer l’ennemi sur son terrain ; certaines unités de cavalerie retrouvent le cheval. Les moyens modernes, comme un nouvel armement individuel ou les hélicoptères, ne sont désormais utilisés que lorsqu’ils s’avèrent adaptés au contexte.

L’augmentation de puissance est une chose relative. La recherche du toujours plus loin dans le même sens est fatalement une impasse, comme lorsque les armées des diadoques allongeaient sans cesse les sarisses de leurs phalanges jusqu’à la paralysie. Le coût de l’électronique individuelle et surtout de la protection a fait monter le prix de l’équipement du fantassin américain de moins de mille euros pendant la guerre du Vietnam à quinze mille aujourd’hui. Le système Félin français, lui, coûte quarante-deux mille euros pièce. On tend ainsi à rejoindre pour les fantassins les principes de la loi d’Augustine, du nom de l’ancien directeur de Lockheed Martin qui estimait qu’au rythme d’évolution des coûts des avions de combat, le budget américain de la défense de 2054 servirait tout entier à payer un seul appareil.

Le soldat augmenté est donc mécaniquement un soldat rare. Pour le prix d’un seul d’entre eux, l’ennemi local peut payer plusieurs dizaines de miliciens dont la mort éventuelle aura par ailleurs moins d’effet stratégique que celle du soldat occidental. Une section d’infanterie française a été détruite en 2008 dans la vallée afghane d’Uzbeen par des rebelles sans gilets pare-balles et équipés d’armes des années 1960, mais plus nombreux. Même si sept d’entre eux sont tombés pour un Français, le combat a été considéré par tous comme une défaite française. La supériorité supposée rend en effet plus insupportable l’échec, même relatif. L’emploi de soldats équipés du système Félin aurait-il permis d’éviter ce sentiment ? Rien n’est moins sûr. Au lieu d’un « homme toujours plus », d’un chevalier à armures à plates, il serait peut-être plus utile d’avoir deux hommes. Ils tireront plus ou pourront se relayer pour maintenir la vigilance sans usage de drogues. Une section un peu plus nombreuse à Uzbeen et avec un peu plus de munitions aurait sans doute été plus efficace que la même équipée de Félin.

En réalité, loin de ces projets futuristes encore très aléatoires, l’élément le plus novateur des dernières années réside plutôt dans l’élargissement de la capacité à produire des soldats. Dans le cycle de science-fiction des Princes d’ambre, Roger Zelazny décrit l’affrontement entre des êtres surhumains dotés de la capacité à se déplacer n’importe où et d’autres qui ont la possibilité inverse, faire venir à eux ce qu’ils veulent. Les opérations en cours ressemblent d’une certaine façon à cet affrontement entre des soldats professionnels, nomades internationaux de plus en plus rares et sophistiqués, et des combattants locaux amateurs qui bénéficient des flux de la mondialisation pour faire venir à eux des objets et des connaissances (7). Comme l’explique Chris Anderson dans La Longue Traîne (8), on remarque les efforts de plus en plus importants des institutionnels pour rester au sommet de la puissance, mais on néglige les nombreux petits groupes armés dont l’apparition a été permise par les nouvelles technologies (ou leur association avec des anciennes) et l’ouverture des frontières de toutes sortes. C’est ainsi que certains ont pu se multiplier et, associés à une acceptation plus forte du sacrifice, être capables de tenir tête aux armées les plus modernes. Depuis le début des années 2000, les armées occidentales et israélienne ont été incapables de détruire une seule de ces nouvelles organisations armées dans le grand Moyen-Orient.

Comme l’ont montré les attentats de janvier 2015, il est aussi possible de former des groupes encore plus petits au sein même des sociétés occidentales. Un amateur peut s’entraîner physiquement aussi durement qu’un soldat, acquérir via Internet les mêmes connaissances techniques que lui et même se préparer psychologiquement très sérieusement. Avec des gilets pare-balles en vente libre et des smartphones, un groupe d’amateurs sera mieux protégé et se coordonnera bien mieux qu’un groupe de soldats des années 1980. L’acquisition de l’armement et des munitions est plus problématique, quoique facilitée par les flux issus de l’ouverture des arsenaux après la guerre froide. Sinon, avec des imprimantes 3D, il est déjà possible de fabriquer des armes rudimentaires chez soi. Le tout peut être financé par un simple crédit à la consommation. Ainsi, en novembre 2013, avec Abdelhakim Dekhar, et surtout en janvier 2014, quelques hommes, apparemment venus de nulle part, ont pu défier des agents de police et il a été nécessaire de faire appel à des unités d’intervention d’élite pour en venir à bout. Plus que les soldats augmentés, rares et chers, c’est l’augmentation du nombre de « soldats amateurs » qu’il faut sans doute anticiper et craindre.


(1) Christophe Jacquemart, Neurocombat Livre 1 - Psychologie de la violence de rue et du combat rapproché, Fusion Froide, 2012.
(2) Dave Grossman, On killing, New York, Back Bay Books, 1995.
(3) Gwynne Dyer, War, Crown Publishing Group Inc, 1985.
(4) Werner Beumelberg, La Guerre mondiale racontée par un Allemand, 1re éd. Payot, 1933.
(5) Michael Doubler, Closing with the Enemy, University Press of Kansas, 1994 et Samuel Lyman Atwood Marshall, Men Against Fire, University of Oklahoma Press, 2000.
(6) Lieutenant-colonel Robert B. Rigg, « Future Army Soldier », in Army, novembre 1956.
(7) Le cycle des Princes d'Ambre est une série de romans écrite à partir de 1970 par l'écrivain britannique Roger Zelazny.
(8) Chris Anderson, La longue traîne, Pearson, 2e édition, 2009.