jeudi 11 septembre 2025

Le retour du rodeur sur le seuil

Il existe deux types de souvenirs qui viennent le plus vite à l’esprit : les plus récents et les plus marquants. Ce ne sont pas forcément les plus pertinents pour faire des analogies avec les évènements en cours. Lorsqu’on apprend que la Russie a lancé un raid de 19 drones à longue portée sur la Pologne, le public pense immédiatement aux incidents similaires survenus dans la région depuis trois ans et y voit un saut très agressif, évoquant le premier coup d’un engrenage de « somnambules » vers la guerre, mécaniquement associée à l’idée d’un affrontement à grande échelle.

À mon sens, c’est une erreur de perspective. Il n’y a plus de « somnambules » depuis que l’apocalypse thermonucléaire, même lointaine, plane en toile de fond. Les dirigeants sont bien éveillés et cherchent avant tout à éviter le seuil de la guerre ouverte entre puissances dotées. Cela ne les empêche pas de faire la guerre. Toutes les puissances nucléaires en ont mené depuis 1945, grandes ou petites, contre des États ou des organisations armées, et sur presque tous les continents. Notons que lorsqu’il a fallu combattre, on n’a pas commencé par se tester, s’impressionner ou faire les matamores en restant sur le seuil : on l’a franchi, si possible massivement et par surprise. Cela est à distinguer de la notion de prétexte, souvent nécessaire pour justifier le déclenchement d’une guerre mais avec cette difficulté qu’il n’y a justement pas souvent d’accrochages ou d’incidents majeurs à mettre en avant pour justifier l’attaque d’une autre entité politique. Il a donc fallu parfois inventer une histoire plus ou moins crédible, comme pour justifier l’attaque de l’Irak en 2003 ou celle de l’Ukraine en 2022. Dans la majorité des cas cependant cela n’a pas été nécessaire puisque l’intervention militaire avait lieu sur propre territoire, comme en Tchétchénie, ou s’insérait dans des conflits déjà en cours.

Entre puissances nucléaires, les règles du jeu sont différentes et, par nature, inédites sur le plan historique. Jusqu’à présent, aucune puissance dotée n’a été suffisamment folle – ou audacieuse, c’est selon – pour franchir le seuil de la guerre ouverte contre une autre, de peur d’escalader très rapidement, peut-être même immédiatement, vers l’affrontement nucléaire. Cela ne rend pas la guerre impossible pour autant. On a d’abord pensé, pendant quelques années, que la guerre en environnement nucléaire était un jeu certes dangereux et meurtrier, mais encore « jouable ». À la fin des années 1950 et au début des années 1960, on faisait de grands exercices utilisant obus et roquettes atomiques en considérant qu’il s’agissait encore de guerres limitées, puisqu’on n’utilisait pas d’armes thermonucléaires. On a fini par comprendre que c’était insensé, et on a clairement redissocié les seuils conventionnels et nucléaires, comme à l’époque du monopole américain de 1945 jusqu’à la fin de la guerre de Corée.

Pour autant, la guerre conventionnelle restait concevable sous forme de « coup » dans un espace-temps limité : par exemple, une tentative d’invasion de la République fédérale d’Allemagne par les forces soviétiques, sur quelques jours, en misant sur l’hésitation des États-Unis – et de la France – à employer leurs armes nucléaires. C’est ce type de scénario qu’on peut transposer aujourd’hui : Taïwan à la place de la RFA pour un affrontement sino-américain, ou un assaut russe contre un ou plusieurs pays baltes. Il existe donc un espace pour la guerre conventionnelle entre puissances nucléaires, mais il est étroit et il faut être sûr de son coup. Pour l’instant, personne n’a osé. Et il faut s’assurer que personne ne soit jamais certain de réussir, afin que cela reste ainsi. La dissuasion globale commence par la dissuasion conventionnelle. La Russie n’attaquera pas massivement les pays baltes si elle est absolument certaine d’échouer, et les six millions de Baltes seuls n’y suffisent pas : d’où l’importance de l’idée d’un « mur commun européen ». Là encore, on notera que ces scénarios de guerre limitée entre puissance nucléaires n’incluent pas, pour les mêmes raisons, de phases d’accrochages, de survols de drones ou de provocations, autant de signaux qui donneraient l’alerte et permettraient de se renforcer. Quand on veut attaquer, on attaque ; on ne fait pas semblant.

Cela nous amène à l’autre art de la guerre de l’époque nucléaire : celui où l’on s’approche du seuil, en le dépassant éventuellement un peu, mais sans aller plus loin. C’est la partie haute de ce qu’on appelle la confrontation hybride (et non « guerre hybride ») où l’on cherche à obtenir des effets stratégiques sur un adversaire – pas encore un ennemi – en utilisant peu ou pas de violence, justement pour ne pas franchir le seuil de la guerre ouverte. De ce point de vue, l’envoi de 19 drones à longue portée sur le territoire polonais est un geste typique de cet art de la guerre « sur le seuil ». Cette agression est évidemment délibérée : il peut y avoir des erreurs de programmation ou des dérives de trajectoire dues au brouillage, mais pas à ce point, surtout lorsque les drones partent de lieux différents pour converger, sauf un qui est allé plus profondément, vers la même zone près des trois frontières Pologne–Biélorussie–Ukraine. Comme souvent dans les cas graves, l’opération s’accompagne d’un freinage diplomatique : dénégations, semis de doutes, relais par propagandistes et idiots utiles.

En l’absence d’explications, et a fortiori d’excuses, il ne reste qu’à conjecturer sur les motivations. Il s’agit probablement d’abord d’un test. Test technique : voir comment un pays de l’OTAN réagit à une attaque massive de drones à longue portée, la nouvelle arme de frappe russe. De ce point de vue, le résultat est mitigé. L’attaque a déclenché l’activation du système de défense aérienne complet : au moins une batterie Patriot allemande, des F-16 polonais ou F-35 néerlandais guidés par un AWACS italien. Bilan : trois ou quatre drones Shahed/Geran (ou Gerbera) abattus sur 19. Pas de victimes, mais quelques dégâts matériels et la fermeture temporaire de quatre aéroports polonais. La coopération interalliée a fonctionné, mais le test a surtout révélé l’inadéquation du système de défense face aux drones : efficace contre avions ou missiles, mais trop lourd et coûteux pour contrer des salves de drones. Ce constat était connu, il est désormais visible, et c’était peut-être l’un des objectifs de Moscou : démontrer que « nous pouvons vous frapper avec des drones et vous ne pouvez pas nous en empêcher », ou encore : « comment comptez-vous protéger le ciel ukrainien si vous ne pouvez pas protéger le vôtre ? »

Le deuxième test est politique. On lance une petite attaque et on observe les réactions : polonaises, européennes, américaines. Celle-ci n'est en fait que la plus importante et la plus grave de toute un série de pénétrations de l'espace aérien polonais par drones, missiles, avions ou hélicoptères, sans susciter de réactions. C’est pour l’instant à nouveau un succès russe. La Pologne a invoqué l’article 4 de la Charte atlantique – consultation des Alliés – et non l’article 5 – assistance mutuelle en cas d’agression –, alors qu’il s’agit clairement d’une attaque. Les Alliés, notamment les États-Unis, ont condamné l’acte et affirmé leur solidarité, mais n’ont envisagé qu’un renforcement de la défense aérienne du flanc Est de l’OTAN (au détriment de l’Ukraine) et la fermeture de la frontière avec la Biélorussie, juste avant l’exercice militaire russe Zapad 2025. Même pas un énième paquet de sanctions, ni de mesures contre la flotte fantôme, ni de pressions sur l’Inde comme le suggérait Donald Trump.

Richard Nixon comparait cet art « sur le seuil » à une partie de poker où il s’agit de faire coucher l’adversaire sans jamais abattre les cartes – synonyme de guerre ouverte –, avec cette particularité que plus on se couche tôt, plus on perd. Dans un cas comme celui-ci, où la Russie annonce et mène une attaque limitée – sans victimes –, la pire des réactions est de se coucher immédiatement. On s’humilie et on incite l’adversaire à recommencer. Le minimum est de « relancer » un peu, en établissant un lien clair avec l’action russe : une explosion mystérieuse sur un dépôt de munitions en Biélorussie, une patrouille aérienne franchissant impunément l’espace aérien biélorusse, ou, plus explicitement, l’annonce d’une « ligne de sécurité » située plusieurs dizaines de kilomètres en avant du territoire polonais, au-delà de laquelle tout aéronef, missile ou drone sera considéré comme hostile et abattu. Et pour aller plus loin, on pourrait avancer le bouclier antimissile jusqu’en Ukraine, comme le propose l’initiative SkyShield. Voilà des signaux que Moscou prendrait au sérieux. Pas d’inquiétude : ils réagiront peut-être une fois, mais respecteront la règle : quand on s’accroche, on ne se fait pas la guerre ; quand on veut faire la guerre, on n’avertit pas, on attaque.

Il y a quelques jours, Vladimir Poutine a déclaré que les soldats européens en Ukraine seraient des cibles légitimes. Cela a pu être interprété comme une menace de guerre, mais c’est en réalité l’inverse. Il aurait pu dire : « les soldats européens seront systématiquement attaqués » ou pire : « ce sera la guerre avec les pays qui les ont envoyés », mais non : il admet ainsi que cela reste, à ses yeux, une action « sous le seuil », et donc autre chose que la guerre ouverte. C’est bien dans ce cadre qu’il raisonne, pour l’instant, vis-à-vis des pays de l’OTAN. Attention toutefois : ce jeu reste dangereux et parfois meurtrier – plus de cent Russes sont morts en testant une base de Marines américains en Syrie en 2018 –, mais ce n’est pas la guerre tant que personne ne veut qu’elle le devienne.

Si vous êtes arrivés jusque ici vous pouvez cliquer > SkyShield

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