À mon sens, c’est une erreur de perspective. Il n’y
a plus de « somnambules » depuis que l’apocalypse thermonucléaire, même
lointaine, plane en toile de fond. Les dirigeants sont bien éveillés et
cherchent avant tout à éviter le seuil de la guerre ouverte entre puissances
dotées. Cela ne les empêche pas de faire la guerre. Toutes les puissances
nucléaires en ont mené depuis 1945, grandes ou petites, contre des États ou des
organisations armées, et sur presque tous les continents. Notons que lorsqu’il
a fallu combattre, on n’a pas commencé par se tester, s’impressionner ou faire
les matamores en restant sur le seuil : on l’a franchi, si possible massivement
et par surprise. Cela est à distinguer de la notion de prétexte, souvent
nécessaire pour justifier le déclenchement d’une guerre mais avec cette difficulté
qu’il n’y a justement pas souvent d’accrochages ou d’incidents majeurs à mettre
en avant pour justifier l’attaque d’une autre entité politique. Il a donc fallu
parfois inventer une histoire plus ou moins crédible, comme pour justifier
l’attaque de l’Irak en 2003 ou celle de l’Ukraine en 2022. Dans la majorité des
cas cependant cela n’a pas été nécessaire puisque l’intervention militaire
avait lieu sur propre territoire, comme en Tchétchénie, ou s’insérait dans des
conflits déjà en cours.
Entre puissances nucléaires, les règles du jeu sont
différentes et, par nature, inédites sur le plan historique. Jusqu’à présent,
aucune puissance dotée n’a été suffisamment folle – ou audacieuse, c’est selon
– pour franchir le seuil de la guerre ouverte contre une autre, de peur
d’escalader très rapidement, peut-être même immédiatement, vers l’affrontement
nucléaire. Cela ne rend pas la guerre impossible pour autant. On a d’abord
pensé, pendant quelques années, que la guerre en environnement nucléaire était
un jeu certes dangereux et meurtrier, mais encore « jouable ». À la fin des
années 1950 et au début des années 1960, on faisait de grands exercices
utilisant obus et roquettes atomiques en considérant qu’il s’agissait encore de
guerres limitées, puisqu’on n’utilisait pas d’armes thermonucléaires. On a fini
par comprendre que c’était insensé, et on a clairement redissocié les seuils
conventionnels et nucléaires, comme à l’époque du monopole américain de 1945
jusqu’à la fin de la guerre de Corée.
Pour autant, la guerre conventionnelle restait
concevable sous forme de « coup » dans un espace-temps limité : par exemple,
une tentative d’invasion de la République fédérale d’Allemagne par les forces
soviétiques, sur quelques jours, en misant sur l’hésitation des États-Unis – et
de la France – à employer leurs armes nucléaires. C’est ce type de scénario
qu’on peut transposer aujourd’hui : Taïwan à la place de la RFA pour un
affrontement sino-américain, ou un assaut russe contre un ou plusieurs pays
baltes. Il existe donc un espace pour la guerre conventionnelle entre
puissances nucléaires, mais il est étroit et il faut être sûr de son coup. Pour
l’instant, personne n’a osé. Et il faut s’assurer que personne ne soit jamais
certain de réussir, afin que cela reste ainsi. La dissuasion globale commence
par la dissuasion conventionnelle. La Russie n’attaquera pas massivement les
pays baltes si elle est absolument certaine d’échouer, et les six millions de
Baltes seuls n’y suffisent pas : d’où l’importance de l’idée d’un « mur commun
européen ». Là encore, on notera que ces scénarios de guerre limitée entre
puissance nucléaires n’incluent pas, pour les mêmes raisons, de phases
d’accrochages, de survols de drones ou de provocations, autant de signaux qui
donneraient l’alerte et permettraient de se renforcer. Quand on veut attaquer,
on attaque ; on ne fait pas semblant.
Cela nous amène à l’autre art de la guerre de l’époque
nucléaire : celui où l’on s’approche du seuil, en le dépassant éventuellement
un peu, mais sans aller plus loin. C’est la partie haute de ce qu’on appelle la
confrontation hybride (et non « guerre hybride ») où l’on cherche à
obtenir des effets stratégiques sur un adversaire – pas encore un ennemi – en
utilisant peu ou pas de violence, justement pour ne pas franchir le seuil de la
guerre ouverte. De ce point de vue, l’envoi de 19 drones à longue portée sur le
territoire polonais est un geste typique de cet art de la guerre « sur le seuil
». Cette agression est évidemment délibérée : il peut y avoir des erreurs de
programmation ou des dérives de trajectoire dues au brouillage, mais pas à ce
point, surtout lorsque les drones partent de lieux différents pour converger,
sauf un qui est allé plus profondément, vers la même zone près des trois
frontières Pologne–Biélorussie–Ukraine. Comme souvent dans les cas graves,
l’opération s’accompagne d’un freinage diplomatique : dénégations, semis de
doutes, relais par propagandistes et idiots utiles.
En l’absence d’explications, et a fortiori
d’excuses, il ne reste qu’à conjecturer sur les motivations. Il s’agit
probablement d’abord d’un test. Test technique : voir comment un pays de l’OTAN
réagit à une attaque massive de drones à longue portée, la nouvelle arme de
frappe russe. De ce point de vue, le résultat est mitigé. L’attaque a déclenché
l’activation du système de défense aérienne complet : au moins une batterie
Patriot allemande, des F-16 polonais ou F-35 néerlandais guidés par un AWACS
italien. Bilan : trois ou quatre drones Shahed/Geran (ou Gerbera) abattus sur
19. Pas de victimes, mais quelques dégâts matériels et la fermeture temporaire
de quatre aéroports polonais. La coopération interalliée a fonctionné, mais le
test a surtout révélé l’inadéquation du système de défense face aux drones :
efficace contre avions ou missiles, mais trop lourd et coûteux pour contrer des
salves de drones. Ce constat était connu, il est désormais visible, et c’était
peut-être l’un des objectifs de Moscou : démontrer que « nous pouvons vous
frapper avec des drones et vous ne pouvez pas nous en empêcher », ou encore
: « comment comptez-vous protéger le ciel ukrainien si vous ne pouvez pas
protéger le vôtre ? »
Le deuxième test est politique. On lance une petite attaque et on observe les réactions : polonaises, européennes, américaines. Celle-ci n'est en fait que la plus importante et la plus grave de toute un série de pénétrations de l'espace aérien polonais par drones, missiles, avions ou hélicoptères, sans susciter de réactions. C’est pour l’instant à nouveau un succès russe. La Pologne a invoqué l’article 4 de la Charte atlantique – consultation des Alliés – et non l’article 5 – assistance mutuelle en cas d’agression –, alors qu’il s’agit clairement d’une attaque. Les Alliés, notamment les États-Unis, ont condamné l’acte et affirmé leur solidarité, mais n’ont envisagé qu’un renforcement de la défense aérienne du flanc Est de l’OTAN (au détriment de l’Ukraine) et la fermeture de la frontière avec la Biélorussie, juste avant l’exercice militaire russe Zapad 2025. Même pas un énième paquet de sanctions, ni de mesures contre la flotte fantôme, ni de pressions sur l’Inde comme le suggérait Donald Trump.
Richard Nixon comparait cet art « sur le seuil » à
une partie de poker où il s’agit de faire coucher l’adversaire sans jamais
abattre les cartes – synonyme de guerre ouverte –, avec cette particularité que
plus on se couche tôt, plus on perd. Dans un cas comme celui-ci, où la Russie
annonce et mène une attaque limitée – sans victimes –, la pire des réactions
est de se coucher immédiatement. On s’humilie et on incite l’adversaire à
recommencer. Le minimum est de « relancer » un peu, en établissant un lien
clair avec l’action russe : une explosion mystérieuse sur un dépôt de munitions
en Biélorussie, une patrouille aérienne franchissant impunément l’espace aérien
biélorusse, ou, plus explicitement, l’annonce d’une « ligne de sécurité »
située plusieurs dizaines de kilomètres en avant du territoire polonais,
au-delà de laquelle tout aéronef, missile ou drone sera considéré comme hostile
et abattu. Et pour aller plus loin, on pourrait avancer le bouclier antimissile
jusqu’en Ukraine, comme le propose l’initiative SkyShield. Voilà des signaux
que Moscou prendrait au sérieux. Pas d’inquiétude : ils réagiront peut-être une
fois, mais respecteront la règle : quand on s’accroche, on ne se fait pas la guerre
; quand on veut faire la guerre, on n’avertit pas, on attaque.
Il y a quelques jours, Vladimir Poutine a déclaré que les soldats européens en Ukraine seraient des cibles légitimes. Cela a pu être interprété comme une menace de guerre, mais c’est en réalité l’inverse. Il aurait pu dire : « les soldats européens seront systématiquement attaqués » ou pire : « ce sera la guerre avec les pays qui les ont envoyés », mais non : il admet ainsi que cela reste, à ses yeux, une action « sous le seuil », et donc autre chose que la guerre ouverte. C’est bien dans ce cadre qu’il raisonne, pour l’instant, vis-à-vis des pays de l’OTAN. Attention toutefois : ce jeu reste dangereux et parfois meurtrier – plus de cent Russes sont morts en testant une base de Marines américains en Syrie en 2018 –, mais ce n’est pas la guerre tant que personne ne veut qu’elle le devienne.
Si vous êtes arrivés jusque ici vous pouvez cliquer > SkyShield
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire