On peut bombarder ou saboter tout ce que l’on veut,
mais ce qui compte presque toujours à la fin, c’est de savoir où sont les
petits drapeaux sur la carte – et on le voit bien encore dans les négociations
en cours sur le conflit ukrainien. Et les hommes qui plantent et défendent ces
drapeaux, ce sont les combattants directs ou rapprochés, les hommes et les
femmes au ras du sol qui ouvrent le feu directement sur l’ennemi, prennent le
terrain où il se trouve ou, au contraire, le défendent face à lui. J’aurais
tendance à mettre toutes ces unités de combat, aux configurations humaines et
matérielles très variées, dans une même structure générale, mais l’usage
historique a conservé partout la distinction entre cavalerie/chars de
bataille/tanks et infanterie. Utilisons-la donc.
L’infanterie, c’est l’arme stratégique par
excellence, puisque c’est fondamentalement elle qui tient le terrain et les
drapeaux. Mais c’est aussi la « poor bloody infantry » dont parlent les
Britanniques, souvent dédaignée en temps de paix, ne serait-ce que parce que
ses programmes d’équipement et d’armement ne sont pas assez chers ou « sexy ».
Faut-il rappeler qu’il nous aura fallu quatorze ans pour changer notre fusil
d’assaut réglementaire alors que nos soldats étaient engagés en Afghanistan
puis au Sahel ? Et puis, le contenu moins technique de l’infanterie par rapport
aux autres armes ne nécessite apparemment pas un niveau d’études très élevé.
C’est un peu « l’armée d’en bas ».
Ces fantassins sont aussi ceux qui paient le plus
lourd tribut – environ 70 % des tués dans les conflits industriels modernes –
tout en menant la vie la plus ingrate et la plus difficile sur le front.
J’insiste sur ce dernier aspect. Fondamentalement, l’idée assez abstraite de
mourir (au moins jusqu’à la vision du premier copain mort) fait moins peur que
la perspective très concrète de souffrir dans son quotidien pénible, ou d’être
blessé/mutilé/traumatisé pour tout le reste de sa vie. Or, tout cela se trouve
surtout sur la première ligne, à proximité ou dans la « zone de mort ».
Le courage qui y est demandé aux fantassins est
d’abord un courage stoïcien, de résistance aux choses – depuis les rats
jusqu’aux obus, en passant par les mines et maintenant les drones – beaucoup
plus qu’un courage homérique de duellistes, comme les pilotes de chasse par
exemple, engagés dans d’acrobatiques (et en réalité très rares) dogfights. La
vie de fantassin, c’est beaucoup d’ennui, entrecoupé de moments de peur
intense, parfois – et parfois seulement – en face de soldats ennemis que l’on
distingue à peu près. Difficile aussi d’être « reconnu » quand on mène ce
combat collectif, caché, anonyme et ingrat. C’est tout le problème que l’on
rencontre dans l’attribution des citations, censées récompenser le courage au
combat – et cela, c’est en interne. La société elle-même est incapable de citer
le nom de soldats français courageux, sauf quand ils meurent.
L’infanterie s’use beaucoup plus vite que les autres
armes au combat, et pour peu que le conflit dure, son renouvellement devient là
aussi une question stratégique, d’autant plus que l’armée augmente généralement
en volume et doit fournir des effectifs partout, en particulier dans les
spécialités nouvelles. Depuis plus de cent ans, pratiquement toutes les grandes
armées engagées dans une guerre de haute intensité et de longue durée ont dû
faire face à une « crise de l’infanterie » et terminer le conflit avec
insuffisamment de fantassins. L’infanterie française est ainsi passée de plus
de 65 % du total des effectifs de l’armée de Terre en 1914 à moins de 40 % en
1918, avec des effectifs réels dans les compagnies correspondant à environ la
moitié de ceux de 1914. C’est d’autant plus difficile que la vie (et donc
souvent la mort) de fantassin n’est pas attrayante et que les volontaires à
servir, qui ont souvent le choix de leur spécialité, la choisissent bien moins
souvent que les autres. On en arrive ainsi régulièrement à être obligé de
convertir des unités d’artillerie, du train ou autres en unités d’infanterie,
mais presque jamais l’inverse.
L’infanterie ukrainienne a connu une évolution tout
à fait classique : très importante au début de la guerre, en comptant l’active
et les réservistes – notamment territoriaux –, elle représente une part de plus
en plus réduite au fur et à mesure que l’armée doublait de volume. Sa crise de
l’infanterie est son problème stratégique numéro un, certains évoquant un
manque énorme de 80 000 fantassins. Il ne faut pas chercher beaucoup plus loin
la difficulté des Ukrainiens à contenir complètement la pression russe.
Car la situation serait beaucoup plus simple si
l’ennemi avait connu également cette crise. Or l’armée russe a rompu cette
tendance historique et c’est sans doute son principal succès dans la manœuvre
d’évolution des forces, ce que l’on appelle aussi la stratégie organique.
L’armée russe commence la guerre en 2022 avec une infanterie très faible. Ses
meilleures troupes – troupes d’assaut aéroportées (VDV) ou infanterie de
marine, avec des unités réduites en volume pour pouvoir être aérotransportées
ou débarquées – ne font pas partie de l’armée de Terre, qui mise surtout sur
l’artillerie et la mécanisation. La force russe qui envahit l’Ukraine en 2022
doit être l’armée de l’histoire qui avait le plus de tonnes d’acier pour le
nombre d’hommes qu’elle transportait. Cela s’est avéré inadapté dès qu’il a
fallu s’attaquer à du « dur » – villes, forêts, fortifications de campagne –
tenu par une infanterie ukrainienne plus nombreuse. Le rapport de forces de
l’infanterie – le RAPINF, pour faire technique – était alors en faveur des
Ukrainiens.
Et puis ce RAPINF a commencé à s’inverser à partir
de la fin de 2022, avec d’abord un classique : la mobilisation forcée comme
palliatif d’urgence, puis une innovation majeure : payer très cher les
volontaires pour rejoindre l’infanterie.
Depuis toujours, l’argument majeur pour attirer des
volontaires dans des régiments d’infanterie est la transformation sociale. On
propose à un « nobody » de devenir un « marine/marsouin », un « légionnaire »,
un « para », etc., avec un bel uniforme pour frimer en ville (à condition que
les militaires puissent se balader en tenue et donner leur nom), mais aussi une
considération interne, puisque très vite on peut devenir quelqu’un que l’on
vouvoie et que l’on salue, ainsi qu’un jeu de récompenses, brevets et médailles
qui permettent de se construire une super-personnalité sur son uniforme –
lequel, du coup, n’est pas du tout uniforme. En échange, il faut faire honneur
à la tenue que l’on porte et au drapeau que l’on salue. Tout ce processus est
vieux comme les régiments professionnels et il fonctionne. On s’engage
massivement dans le Corps des marines pendant la Seconde Guerre mondiale alors
que l’on sait pertinemment que ce sera plus dur qu’ailleurs. Encore faut-il que
cette communauté existe et soit connue de la société. Encore faut-il aussi que
cela impressionne encore cette société, et bien d’autres choses aussi dont on
reparlera plus tard.
L’armée russe – dont on rappellera qu’elle découvre
seulement depuis une quinzaine d’années ce qu’est une armée professionnelle –
fonctionne aussi sur le principe de la transformation sociale, avec ses
procédés classiques, y compris la rédemption des prisonniers, mais aussi – et
c’est nouveau – en faisant du fantassin un homme riche, à condition de
survivre, bien sûr. Un fantassin russe gagne environ quatre fois le revenu
moyen, sans compter primes et indemnités. On transforme non seulement un
inconnu en héros, mais aussi un pauvre en membre de la classe moyenne. Cela a
évidemment un coût faramineux pour la Russie, mais compensé par le fait – et
c’est nouveau – que le rapport Capital-Travail redevient plus favorable à ce
dernier, ne serait-ce que parce qu’on est désormais incapable de créer de
nouveaux équipements majeurs durant une guerre et de les produire en grande
série. On pourra, et c’est mon cas, trouver cela assez logique si on peut le
faire : si les fantassins sont si importants et si leur métier est aussi
dangereux, alors il faut les payer en conséquence. On verra ensuite, après la
guerre, les effets que provoquera dans la société la démobilisation soudaine de
cette classe de mercenaires. Peut-être d’ailleurs n’y aura-t-il pas justement
de démobilisation, pour éviter cette inconnue.
Au bout du compte – et il faut en mesurer le
caractère inédit –, la Russie parvient à avoir chaque mois 30 à 40 000
volontaires pour aller combattre dans une guerre terrible et, par ailleurs, pas
du tout existentielle pour le pays, et la plupart d’entre eux vont rejoindre,
en connaissance de cause, les rangs de l’infanterie. Cela a entraîné un cercle
vertueux pour les Russes, où l’infanterie dispose maintenant de suffisamment
d’unités pour exercer une pression permanente sur l’ensemble du front tout en ayant
la possibilité d’effectuer des rotations avant-arrière indispensables à leur
reconstitution. On y meurt beaucoup, mais on y survit suffisamment pour
apprendre et, après un creux, commencer à capitaliser de l’expérience
combattante.
Je n’avais pas vu venir cette innovation socio-militaire russe, comme par principe la plupart des innovations. Alors que, par ailleurs, notre pays n’a jamais eu aussi peu de combattants directs par rapport à sa population, peut-être faut-il la regarder de plus près.
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