mardi 12 août 2025

Percée

Crédit @Pouletvolant3
En octobre 2022, je me demandais si la percée spectaculaire ukrainienne à Kharkiv et la réduction imminente de la poche russe de Kherson n’annonçaient pas un « moment 1918 ». À l’époque, le croisement des courbes d’intensité stratégique, grâce à l’aide occidentale et à la mobilisation des forces, donnait l’avantage à l’Ukraine face à un corps de bataille russe affaibli. Si les Ukrainiens pouvaient exploiter cet avantage pour multiplier les grandes opérations de conquête avant le redressement inévitable des forces russes, ils pourraient peut-être ramener ces dernières sur la ligne de départ de février 2022, voire plus loin en cas d’effondrement.

De fait, les attaques ukrainiennes ont effectivement ressemblé aux offensives allemandes du premier semestre 1918, permettant de progresser jusqu’à la mi-novembre, mais pas au-delà, en raison de la mobilisation russe qui a finalement stabilisé le front, tenu la ligne, puis repris l’avantage, à la manière des forces alliées à l’été 1918, mais avec moins de supériorité tactique. Depuis l’automne 2023 et l’échec de la dernière offensive ukrainienne, suivi de longs mois de gel de l’aide américaine, l’initiative est passée à l’armée russe, qui a adopté une stratégie adaptée à ses capacités, déployant quinze armées et corps d’armées le long du Donbass et de la province de Zaporijia jusqu’au fleuve Dniepr. Comme pendant la Première Guerre mondiale, ces armées restent statiques et attaquent la ligne selon la méthode du tourniquet, engageant successivement leurs bataillons sous une couverture dronique de plus en plus dense pour grignoter des lignes ennemies qui ressemblent de moins en moins à des lignes continues, plutôt à des échiquiers de petites positions isolées, surveillées par des drones.

Le concept consiste à grignoter les lignes selon le principe de la moindre résistance, en espérant parfois réaliser des percées, comme en avril 2024 au nord d’Avdiivka, tout en usant autant que possible physiquement et moralement l’infanterie ukrainienne en première ligne, contrainte à une défense constante, ainsi que les brigades de réserve appelées à jouer les pompiers. C’est une stratégie assez classique, mais difficile à contrer tant que les Russes disposent de la supériorité globale des forces et des moyens, renforcée par l’aide nord-coréenne, ainsi que de trois atouts particuliers : l’artillerie d’écrasement grâce à l’emploi massif de bombes planantes depuis début 2024, une flotte de drones de plus en plus sophistiquée, notamment grâce au guidage filaire, et enfin une infanterie différenciée entre troupes d’assaut consommables et troupes légères, mobiles et de plus en plus capables de combattre de manière décentralisée.

Face à cela, la seule stratégie ukrainienne possible est une stratégie de freinage sur la ligne principale de front, associée à une campagne de frappes d’interdiction dans la profondeur du dispositif ennemi et à des raids dans les zones encore vulnérables, comme le franchissement du Dniepr en octobre 2023, ou à plus grande échelle, l’attaque dans la province de Koursk en août 2024. Avec cette stratégie défensive, les Ukrainiens pouvaient espérer, au pire, stopper toute avancée russe, avec la perspective d’un gel des combats sur la ligne de front, ou au mieux, user suffisamment le potentiel russe pour, avec l’aide occidentale et des adaptations internes, inverser à nouveau les courbes et le rapport de forces afin de reprendre à long terme les opérations de libération du territoire.

Les Ukrainiens disposent d’un atout avec leur industrie de drones, qui leur permet de compenser la faiblesse de leur aviation, de leur artillerie et de leur infanterie, mais cela ne suffit pas à résoudre la crise de cette dernière. L’Ukraine manque cruellement de fantassins pour tenir le front, et ce manque s’aggrave alors que l’infanterie russe continue de progresser. On parle de rapport de feu, ou RAPFEU, pour désigner la différence de puissance de feu entre adversaires. On peut aussi évoquer le RAPINF pour comparer les capacités de combat rapproché ; ce RAPINF, très favorable aux Ukrainiens au début de la guerre, penche désormais en faveur des Russes. Le déroulement des opérations s’est donc avéré globalement sans surprise depuis près de deux ans, avec d’un côté un lent grignotage permanent, ponctué parfois de petites percées, et de l’autre une forte résistance ponctuée de coups en profondeur.

Depuis quelques jours, une percée s’est produite à l’est de la petite ville de Dobropillia (20 000 habitants avant-guerre), à partir du saillant russe au nord de Pokrovsk. La percée, encore large de quelques kilomètres, s’étend désormais sur une vingtaine de kilomètres en trois jours, un rythme inédit depuis deux ans.

Comme d’habitude, cette percée résulte de la conjonction de points forts d’un côté et de points faibles de l’autre. Du côté des points forts, la 51e armée combinée russe a bénéficié d’un appui-feu d’artillerie et surtout aérien puissant, d’un brouillage efficace tirant parti des récentes défaillances de Starlink, ainsi que d’une infanterie légère qui a réussi à s’infiltrer, à pied ou à moto, mais apparemment sans véhicules blindés, assez profondément dans le dispositif pour atteindre la zone des opérateurs de drones. Ces derniers, contraints de se replier, ont dû abandonner le contrôle du ciel, ce qui a grandement facilité les mouvements russes. Inversement, les opérateurs de drones, souvent très avancés, ont réussi à frapper en profondeur et même à mener une petite manœuvre d’interdiction des renforts avec l’emploi de Shahed-136 (Geran) poseurs de mines. En face, le dispositif ukrainien était assez faible et n’a pas vu venir la manœuvre. La brèche réalisée, les groupes dits de « reconnaissance et sabotage », en réalité de petites équipes de fantassins à pied, moto ou même vélo, vont le plus loin possible, partout où c’est possible, afin d’étendre au maximum la poche, l’idéal étant de s’emparer dans la foulée de la ville de Dobropillia.

Ce coup est important, avec des conséquences opérationnelles déjà très graves pour les Ukrainiens. Au-delà de Dobropillia, le terrain est ouvert, sans ligne de défense et, pour l’instant, sans plafond de drones, ce qui laisse aux forces russes la possibilité de manœuvrer, peut-être avec des unités mécanisées cette fois, afin de menacer les voies de communication ukrainiennes. La première menace vise Pokrovsk, qui se trouvera proche de l’étranglement, mais tout le bastion urbain Sloviansk-Kramatorsk-Druzhkhivka-Konstiantinivka — objectif ultime de la campagne du Donbass — est lui aussi affecté, d’autant plus qu’une autre avancée russe, moins importante mais réelle, a eu lieu dans le secteur de Lyman, au nord du bastion. En progressant sur l’axe T5014 entre Dobropillia et Kramatorsk, placé sur une ligne de crête, les forces russes pourraient surplomber toute la vallée où se trouve le bastion.

La course entre l’exploitation russe et le colmatage ukrainien dans les jours à venir sera déterminante. Les Ukrainiens ont démontré par le passé leur capacité à reconstituer rapidement une ligne de front, mais cette bataille se déroule alors que la pression est maximale à peu près partout et que les réserves manquent. Ces brigades viendront probablement des provinces de Kharkiv et Soumy, mais il sera peut-être nécessaire pour les Ukrainiens de raccourcir le front dans des secteurs secondaires afin de récupérer encore un peu de réserves. Il est probable, à ce stade, que les Ukrainiens parviendront à rétablir le front et à revenir à la situation antérieure, mais dans une position plus difficile, au début d’un nouveau processus de négociations où, bien évidemment, cette victoire russe indéniable n’incitera guère aux concessions. Si les Ukrainiens ne parvenaient pas à colmater la brèche, la guerre changerait sans doute de forme, comme lors des dernières semaines de 1918, obligeant l’Ukraine et ses alliés à un sursaut pour rétablir une nouvelle fois la situation, à la manière de la bataille de Kiev en février-mars 2022. L’Ukraine en serait sans doute capable, ses alliés de l’époque peut-être moins.

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