Corrigé le 18
juillet
Entretien radiophonique :
Entretien radiophonique :
Sous-lieutenant X : Je crois qu’il n’y a rien de plus beau que
de mourir pour la paix
Journaliste : Et vous, qu’en pensez-vous ?
Sous-lieutenant G : A choisir, je préfère tuer pour la Patrie.
D’après une étude américaine environ un homme sur cinquante (et
une femme sur cent) serait insensible à l’idée de donner la mort. Je crois être
parmi ceux-là. Je n’en tire ni gloire, ni honte. Je ne me sens pas non plus
anormalement constitué. C’est ainsi.
J’ai très exactement connu 14 moments où j’ai essayé, en ouvrant
le feu moi-même ou, plus fréquemment, en donnant des ordres de tir, de tuer des
ennemis, ce qui doit constituer un chiffre assez moyen pour un officier
français actuel. A l’issue de ces 14 moments, deux individus ont été tués de
manière certaine, deux autres qui étaient dans mon viseur ont été épargnés, les
autres sont restés dans le domaine des probabilités. Comme pour l’expérience du
chat de Schrödinger, ils resteront toujours pour moi à la fois morts et
vivants.
Dans aucun de ces cas, je n’ai jamais ressenti autre chose que ce
refroidissement qui m’a saisi chaque fois que j’ai moi-même été pris pour cible
ou que j’ai croisé des spectacles horribles. Par la suite, je n’y ai que
rarement repensé et toujours avec la même froideur. Je n’en ai jamais rêvé.
Le fait, pour un soldat, de donner la mort me paraissait tellement
naturel que, jusqu’à peu, je n’envisageais même pas de l’évoquer dans le cadre
de cette étude sur le combat. C’était une erreur. Bien plus que le sacrifice,
le pouvoir de tuer dans un cadre légitime est la vraie spécificité de la
condition militaire. Pour beaucoup de soldats ce pouvoir exorbitant ajoute une
dimension tragique supplémentaire qui se superpose encore à la pression
psychologique de la peur au combat.
La distance
et le meurtre
Contrairement à la légende, les membres des équipages de B-29 qui
ont largué des bombes atomiques sur le Japon n’ont pas particulièrement
souffert de troubles psychologiques. D’une manière générale, le caractère
horrible de la plupart des missions de bombardement a laissé infiniment moins
de traces dans les âmes des équipages que les drames qu’ils ont vécu dans leurs
propres zones de mort, 20 000 pieds au-dessus des villes qu’ils
détruisaient. Gwynne Dyer, qui a étudié
leur cas dans War a décrit des hommes
qui savaient intellectuellement ce qu’ils faisaient mais qui ne pouvaient se le
représenter réellement. C’est aussi le cas des marins ou des artilleurs qui
eux-aussi tirent à distance sans voir concrètement le résultat de leur tir,
hormis quelques observateurs mais qui ne sont pas ceux qui tirent.
Avec les caméras de bord et la précision des munitions modernes,
l’excuse possible de l’incertitude de la mort donnée par son projectile
n’existe pratiquement plus. Pour autant, les pilotes n’entendent toujours pas
crier leurs victimes et la mort donnée reste encore largement une abstraction. Pendant l’opération Harmattan en Libye en
2011, un pilote de chasse déclarait « Quand
on tire, sur le coup, on ne ressent pas grand-chose. On est trop accaparé par
le reste : s’occuper des menaces, rechercher le ravitailleur. Le niveau de technologie que l’on emporte nous
permet de le faire de façon sereine ».
Quelques années plus tôt, à la question « que ressentez-vous
quand vous larguez une bombe au-dessus de Gaza ? », le général Dan
Halutz, chef d’état-major des armées israéliennes, répondait : « Une légère secousse lorsque la bombe
décroche, puis ça passe au bout d’une seconde ». Preuve néanmoins d’un
certain malaise, on évite cependant de parler des bilans humains de ces frappes
aériennes pour ne comptabiliser que des sites ou des véhicules comme si ceux-ci
étaient vides. Comme par ailleurs, les seuls noms propres que l’on cite
officiellement sont ceux des machines que l’on souhaite exporter, on se
retrouve déjà sur les écrans des journaux télévisés à regarder des guerres sans
hommes.
Savoir que l’on tue est très différent de voir que l’on tue. Dans Les griffes du Tigre, le capitaine Brice
Erbland dit avoir lu et écouté beaucoup de témoignages, beaucoup parlé avec ses
camarades et beaucoup réfléchi sur l’idée de donner la mort. Il avoue pourtant avoir été « frappé de plein fouet par des émotions auxquelles je n’avais
pas pensé ». La réticence à tuer ne provient pas de l’ampleur de
l’acte mais surtout de sa proximité. La chose devient nettement plus délicate
dès lors que l’on commence à voir la chair que l’on coupe ou, pire encore,
qu’on la touche. Dans la fameuse expérience de Stanley Milgram sur
l’obéissance, le malaise des cobayes était au plus haut lorsqu’ils recevaient
l’ordre de de remettre en place les fils électriques directement sur le corps
de la (fausse) victime. C’est à ce moment-là que les refus de continuer
l’expérience ont été les plus importants. Dans On killing, Dave Grossman décrit le cas d’un fantassin américain
qui avait tué plusieurs ennemis au Vietnam et dont le plus grand trouble était
lorsqu’il évoquait celui qu’il avait poignardé.
Sauf face à des troupes fanatisées, le nombre de soldats que l’on
effraie est toujours plus important que celui de ceux que l’on tue. Et on
effraye plus en utilisant des armes contre lesquelles on ne peut rien ou qui
prennent pas surprise mais aussi par la recherche du contact physique. C’est le
secret du maintien des baïonnettes pour les combats rapprochés, comme à
Verbanja, alors que celles-ci ne sont de fait jamais utilisé (le taux de pertes
par armes blanches est inférieur à 1 % depuis la fin du XIXe
siècle). L’arme blanche fait peur tant chez celui qui craint de la subir que
chez celui qui craint de s’en servir. Si à grande distance, les adversaires
cherchent à se rencontrer pour obtenir des effets tactiques, à très courte
distance, au contraire, les polarités s’inversent. La peur de mourir et la
réticence à tuer y deviennent exponentielles.
C’est lorsque les atomes se rencontrent que l’énergie libérée est à son
maximum.
Tuer c’est
faire vivre
Il y a bientôt vingt ans, à Sarajevo, je me suis retrouvé avec un
tireur de précision en traque d’un homme qui venait de tirer sur un de nos
soldats depuis un bâtiment situé à seulement 70 mètres (ce qui en fait sans
doute un des sniping les plus courts
en distance de l’histoire). Dès mon arrivée en poste, j’ai vu un tir de
kalashnikov partir depuis une fenêtre. J’ai placé mon tireur face à la fenêtre
en lui ordonnant de tirer dans la poitrine de tout homme portant une arme qui
passerait dans son viseur. En fait, nous avons vu arriver une femme qui mettait
le couvert sur une table, puis son fils et enfin un homme, en tenue civile et
désarmé. Après avoir parlé à celle qui était sans doute son épouse, il s’est
installé à la fenêtre en fumant une cigarette. J’ai eu alors environ deux
minutes pour décider de son destin. Après avoir longuement hésité. Je me suis
contenté de faire tirer dans le mur au-dessus de sa tête et de surveiller le
bâtiment pendant toute la nuit et une partie de la nuit suivante. A aucun
moment, je n’ai ressenti de pulsion quelconque. Je n’ai même pas songé à
demander à mon tireur ce qu’il avait ressenti. Les choses auraient peut-être
été différentes si j’avais vu le corps du Bosniaque partir en arrière et si
j’avais entendu les cris de sa femme et de son fils. Les choses auraient été à
coup sûr différentes s’il avait repris son arme quelque temps plus tard et tué
un des nôtres. C’était là ma seule angoisse.
Brice Erbland plusieurs situations ambigües de ce type. Il raconte
aussi avec pudeur la première fois qu’il a été certain d’avoir tué un homme
depuis son hélicoptère Tigre : « Ma
caméra est toujours pointée sur l’objectif, mais les deux paires de jambes
n’apparaissent plus à l’écran. A la place ce sont d’innombrables petites tâches
de chaleur qui parsèment l’image thermique ».
Une dizaine de jours plus tard
Confortablement
allongé dans ma chambre à Kaboul, je ne trouve pas le sommeil. Mon esprit
semble avoir perdu tout contrôle et je subis littéralement les sensations qui
m’envahissent. Je suis pourtant éveillé, mais je ne peux m’empêcher, comme en
rêve, de vivre le scénario qui défile dans ma tête de manière particulièrement
réaliste
Pendant trois heures, Brice Erbland revit alors la scène mais du
côté de la cible. La situation se reproduira en Libye après avoir vu un servant
de canon anti-aérien s’écrouler dans son siège après son tir. Catholique, il
finira par prier pour le soldat tué. La foi est pour lui une aide mais
peut-être aussi une des causes de son malaise, forcément plus fort lorsque son acte
est l’objet d’un interdit religieux. Pour autant, ce trouble touche beaucoup de
monde, y compris parmi les non-croyants. Mon tout premier instructeur, un
adjudant-chef parachutiste de marine, m’a avoué un jour avoir été malade
pendant plusieurs jours après avoir tué son premier ennemi en Algérie. La
charge émotionnelle a ensuite diminué mais elle n’a jamais disparu.
De la même façon qu’on se protège de multiples façons contre les
balles et les obus, on se protège du trouble du meurtre par plusieurs blindages
comme l’absolution collective, l’obéissance aux ordres (pour son premier tir de
combat, Brice Erbland fait confirmer l’autorisation d’ouverture du feu, acte
inutile en soi sauf pour s’aider à passer à l’acte), parfois la détestation de
l’ennemi avec de temps en temps de bonnes raisons (je me souviens très bien
d’un sous-officier essayant en vain de sauver deux enfants abattus devant lui
par un sniper) et surtout l’idée que son acte réduit les souffrances plus qu’il
ne les crée. Eliminer des snipers, c’est sauver des vies. Tuer un servant
d’arme anti-aérienne, c’est sauver des camarades. Pour Brice Erbland, en Libye,
c’était lui ou mes deux camarades, je
n’ai même pas eu à choisir tant la décision était évidente. En Afghanistan,
le fait était pour lui plus mal à accepter car il ne s’agissait pas d’une aide
à des soldats français mais une action offensive : « il m’a fallu un peu de temps et beaucoup d’introspection pour
digérer et accepter les émotions issues de cet acte en tous points similaires à
un assassinat, hormis bien sûr le cadre légal d’un conflit armé ».
C’est peut-être en partie pour cela que certains soldats, environ un sur six
dans le sondage auprès des vétérans de la guerre d’Espagne, ont plus peur des
fantômes de l’après combat que du combat lui-même.
Tout est aussi affaire de décor. A Sarajevo, nous baignions dans
une ambiance de violence depuis cinq mois. Ce qui aurait fait le une des
journaux en France n’était même pas inscrit sur les rapports de situation
quotidiens. Pendant que je décidais de la vie ou de la mort d’un homme, le chef
de corps dinait normalement avec son état-major quinze mètres derrière moi. Il
y a une accoutumance à la violence mais aussi parfois saturation. Alors que
j’attendais de tuer le milicien qui nous avait tiré dessus, un chef de
bataillon m’avait dit en passant : «
Laisse le vivre. Il en y a marre de tout ce sang ».
Ce blindage moral, cette accoutumance ne sont pas non plus sans
risques. Poussés trop loin, elles ouvrent la porte à ce que Patrick Clervoy
appelle le décrochage du sens moral. Un seul fantassin français porte sur lui
de quoi tuer au moins 150 personnes, qu’un seul franchisse cette porte et c’est
une tragédie autant qu’une défaite de la France. Il faut donc un verrou et ce
verrou c’est l’éthique des armes nourri par le professionnalisme. Après avoir
appris à tuer, le soldat doit apprendre aussi à ne pas le faire et c’est
presque aussi complexe.
Une conseillère d’une ex-ministre de la défense demandait ce que
pouvait bien apprendre un soldat après avoir appris à tirer et marcher au pas,
voilà ce qu’il doit aussi apprendre et cela demande du temps.
Réflexion passionnante qui en appelle d'autres!
RépondreSupprimerJ'ai mémoire de deux choses qui concernent le sujet de l'article.
La première, c'est une étude récente qui montre la propension d'une personne à percevoir une arme chez autrui en fonction du port d'une arme ou pas sur elle même. Je n'arrive pas à retrouver le lien vers l'étude et n'ai pas trop le temps de fouiner, mais en substance, il apparaissait que lorsqu'on tient une arme en main, on perçoit plus volontiers qu'une personne que l'on nous montre porte elle même une arme (alors qu'il peut s'agir d'un téléphone etc.). Si cette étude s'avère exacte, elle renforce la nécessité de la formation de ceux à qui on confie le port d'arme.
L'autre chose à laquelle je pense est plus en relation directe avec l'article. Il s'agit d'un article que j'avais lu il y a là aussi assez peu de temps sur un pilote de drone américain qui a dû mettre fin à son activité de pilote à cause du traumatisme produit par le décalage entre ce qu'il exerçait (il a eu à tirer à plusieurs reprises sur des hommes) et sa vie courante. Le décalage est dans ce cas bien plus grand que celui entre le pilote de jet ou de bombardier et sa cible, puisque le pilote de drone en question était pour sa part quelque part aux états unis.
Cela n'a pas empêché le choc traumatique.
Cependant, je ne me souviens pas avoir lu d'étude de grande ampleur sur le sujet et ne sait s'il s'agit d'un cas isolé ou bien représentatif du malaise vécu par les pilotes de drones...
En tout cas, merci pour vos articles
L’éthique militaire, dans l’acception la plus générique du terme, a toujours eu pour but si ce n’est de contrôler la violence, du moins de lui assigner des limites à ne pas franchir. À ne pas franchir, face à des semblables.
RépondreSupprimerNul doute qu’à Bouvines les piétons n’étaient pas là pour livrer un combat chevaleresque, c'est-à-dire bordé par des interdits. Ils étaient là pour tuer professionnellement avec les outils adaptés à la fonction ; de la faux miniature pour trancher le jarret des chevaux, aux petites lames pointues et épaisses pouvant être enfoncées sans se rompre, dans les jointures de l’armure du chevalier tombé à terre (pour leur défense, on pourra remarquer qu’ils n’avaient aucune pitié à attendre en cas de défaite, ni aucun espoir de rançon à obtenir en cas de capture d’un chevalier). Bien que chrétiens, ils n’étaient tout simplement pas les semblables de la noblesse combattante. Leur différence rendait naturellement leur combat hors limites, hors éthique.
Parmi les milliers d’autres choix possibles, l’armée impériale japonaise de la 2nd GM est sans doute un cas exemplaire. Le massacre des civils de Nankin ou les traitements inhumains et dégradants auxquels furent soumis les soldats britanniques furent possibles alors même que cette armée était formée à l’une des éthiques parmi les plus rigoureuses, le code du Bushido. Ce code ne s’appliquait pas aux civils ou aux militaires vaincus, mais cela ne l’empêchait pas d’exister et d’imprégner toute l’armée, du simple soldat au général.
Bien évidement et malgrè ses limites, l’éthique est l’honneur du soldat, ce qui le différencie d’un civil armé, peut-être même encore plus que les différents savoirs du combattant.
Mais si cette éthique est définit par l’institution, par la société, voir même pour utiliser les grands mots, par la civilisation, ses limites ne peuvent être définies que dans l’intimité de la conscience individuelle.
Une longue route, toujours la même. Et peut importe finalement que l’on utilise pour l’arpenter, le sabre au 15ème s, le FRF1 à Sarajevo au 20ème s, ou le Tigre HAP au 21ème.
En reliant votre texte à vos publications récentes, et surtout en comparant les deux témoignages de B. Erbland que vous citez il me vient une question (qui n'a rien de géniale, peut être y avez vous déjà réfléchi) :
RépondreSupprimerDans quelle mesure être en situation de défense et de danger, pour soi ou ses camarades, désinhibe t-elle l'esprit vis-à-vis de l'action "tuer" ?
Tout simplement le réflexe de survie individuelle ou collective (auto-défense). On a pas le temps de réfléchir et on cherche à neutraliser l'adversaire (mettre hors d'état de nuire)avec les moyens que l'on possède. Quand les circonstances le permettent, on constate ensuite que l'action a été mortelle.
SupprimerAyant été dans cette situation au Liban, je confirme ce commentaire. On cherche à protéger non seulement sa propre peau MAIS aussi celle des hommes qui son placés sous nos ordres et, paradoxalement en mettant sa propre vie en jeu.
SupprimerRéflexion et étude intéressante, qui mériterait d’apparaître dans les manuels scolaire.
RépondreSupprimerun ancien des brigades internationales m'a raconté que tirer sur une silhouette à 150 mètres (avec la certitude ou non d'avoir atteint la cible) et être désigné un matin pour un peloton d'exécution, ce n'est pas du tout, vraiment pas du tout la même chose!
RépondreSupprimer