Billet invité
Si l’on observe le rugby d’aujourd’hui par rapport
à celui d’il y a 20 ans environ, on remarque d’emblée une différence majeure, à
savoir que le nombre de collisions et, partant, celui des « rucks »,
a augmenté de manière exponentielle. Cette évolution du jeu, qui marque en fait
une accélération de phénomènes dont les prémisses se dessinaient déjà à la fin
des années 1990, tient essentiellement à des innovations intervenues dans
l'organisation défensive et la préparation physique. Depuis la
professionnalisation du rugby en 1995, des nations comme l’Australie, mais
aussi l’Afrique du Sud, ont en effet lancé des nouvelles techniques de défense
(« défense glissée » ou « défense inversée ») s’inspirant
d’autres disciplines comme le rugby à XIII ou le football américain. Les
principes rudimentaires de défense homme contre homme ou de défense en ligne
existant au préalable ont alors été abandonnés au bénéfice de véritables
systèmes collectifs visant à cloisonner l’espace, de manière à restreindre la
capacité de manœuvre de l’attaquant et à créer des surnombres défensifs dans
les zones de contact, facilitant ainsi la récupération du ballon.
En parallèle, la préparation physique a pris une
place de plus en plus prépondérante dans la formation des joueurs.
L’observation de l’évolution du jeu, sous l’effet de la multiplication des
collisions et des phases de « ruck », a amené les préparateurs
physiques à revoir l’entraînement athlétique des joueurs : en l’espace de
quelques années, le rugby est en effet passé de séquences plutôt longues
nécessitant des courses à vitesse élevée, mais constante, à des phases courtes,
de forte intensité, alternant accélérations brutales et phases de lutte exigeant
un maximum de puissance. La préparation physique a donc non seulement subi une
évolution quantitative (accroissement de la charge de travail), mais aussi
qualitative, les principes d’entraînement basés sur l’endurance des joueurs
cédant le pas à un entraînement dit « fractionné » ou « par
intervalles », qui met en avant la résistance, c’est-à-dire la capacité
d’enchaîner des séquences de haute intensité. Globalement, cette double
innovation a eu une répercussion tactimétrique très simple : là où on
comptait en 1999 une moyenne de 7 joueurs dans la ligne de défense (couvrant
chacun un couloir de 10 mètres de large en moyenne), on en trouve aujourd’hui
10 ou 11 (couvrant chacun 6-7 mètres et disposant d’une mobilité supérieure).
En outre, les dispositifs défensifs sont aujourd’hui conçus de manière à
quadriller parfaitement la profondeur du terrain, par l’intervention d’un 2e et
3e « rideau défensif », capable de colmater les brèches en cas de
franchissement adverse.
Sur le plan stratégique, l’équation à résoudre
pour l’attaquant n’est pas sans rappeler celle du front de l’Ouest en 1917 et
1918, puisque dans ce rugby moderne, il n’est plus possible de contourner
l’ennemi et il ne suffit plus de percer la défense pour être certain de
marquer. Dès lors, il ne reste que deux solutions : 1) faire
continuellement reculer l’adversaire, dans le cadre d’une accumulation
d’actions offensives qui amènent finalement l’essai, ce qui suppose de garder
en permanence l’initiative et/ou 2) chercher à disloquer le dispositif défensif
par une action brutale et précise en un point donné, de manière à exploiter
ensuite cette rupture dans la profondeur grâce à la capacité d’adaptation des
joueurs. On retrouve dans ces deux approches, d’une part, les fondements de
« l’art opératif » développé à la fin de la guerre du côté français
et, d’autre part, le principe de la « montée en gamme tactique »
(associé à l’idée de « bataille décisive ») que privilégiait
l’état-major allemand en 1918.
Rugbystiquement parlant, le principe de l’art
opératif correspond grosso modo à la stratégie de la « cascade
décisionnelle ». Celle-ci mise sur une action collective préparée sur
plusieurs temps de jeu, en réponse à la capacité des défenses de se
réorganiser. Il ne s’agit pas d’un jeu programmé de façon aléatoire, dans la
mesure où la phase de planification aura auparavant cherché à identifier les
points faibles adverses (ses centres de gravité) et défini des modes d'action
susceptibles de les cibler. De plus, la « cascade décisionnelle » ne
réduit pas non plus les joueurs – et en particulier les leaders de jeu – au
rang de pions que l’on déplace sur un échiquier : les joueurs disposent de
marges de décision tactique leur permettant d’orienter l’action selon les
différentes hypothèses de réaction adverses envisagées lors de la phase de
planification. Dans cet enchaînement d’action et de réaction, on cherche plutôt
à anticiper l’évolution du dispositif adverse et à fournir aux joueurs des
options de jeu travaillées au préalable afin de prendre de court l’adversaire
et d’être déjà en capacité de lancer une 2e, voire une 3e
action, alors que la défense en est encore à se replacer. Le succès de la
manœuvre est donc fonction de la qualité de sa planification et de sa vitesse
d’exécution.
Dans l’autre solution, celle de la « montée en
gamme tactique » (doublée de l’idée de « bataille décisive »),
chaque joueur est susceptible d’endosser un rôle de « caporal stratégique »,
tel que l’a défini le général des Marines Charles Krulak. Pour celui-ci, les
situations de combat complexes appellent une décentralisation du commandement
vers les échelons les plus proches de l’action, jusqu’au niveau le plus
élémentaire de la chaîne hiérarchique, c’est-à-dire le caporal (chef d’équipe),
qui peut être amené, par ses choix tactiques, à prendre des décisions ayant une
incidence au niveau stratégique. La montée en gamme tactique appelle donc le
recours à des joueurs capables d’analyser, de décider et de réaliser avec
justesse. Dans l’idéal, chaque joueur doit être un super-tacticien. Dans ce
type de jeu, on lance d’abord une première phase de manœuvre et d’affrontement
qui est minutieusement préparée (le « premier temps de jeu »), et
dont l’idée maîtresse est de percer la défense ou du moins de la déséquilibrer
suffisamment pour que les joueurs qui seront parvenus à franchir le rideau
défensif puissent ensuite mettre à contribution leurs compétences tactiques
supérieures (leur « intelligence situationnelle ») et manœuvrer dans
la profondeur du dispositif adverse jusqu’à la zone d’en-but. C’est, dans
l’esprit, ce que tenteront de faire les Allemands lors de leurs offensives du
printemps 1918.
Il est évidemment difficile de départager « art
opératif » et « montée en gamme tactique » dans l’absolu.
D’ailleurs, ces deux solutions aux problèmes rencontrés dans le rugby moderne
ne s’excluent aucunement. Elles sont même complémentaires, et ce d’autant plus
que des groupes à fortes compétences tactiques seront d’autant mieux à même
d’enchaîner des opérations en « cascade décisionnelle ». Inversement,
lorsque les solutions envisagées au préalable se révèlent insuffisantes, ou
lorsqu’une occasion imprévue se présente, il faut pouvoir la saisir. C’est
pourquoi les bonnes équipes doivent aussi avoir cette capacité de « sortir
du cadre », en mettant à profit les compétences tactiques des joueurs pour
identifier un problème ou une opportunité et agir en conséquence. L’armée
égyptienne l’apprend à ses dépens en octobre 1973, lorsqu’elle franchit le
canal de Suez dans une opération très bien planifiée et bouscule les troupes
israéliennes dans les premiers jours de combat. Passé l’effet de surprise, les
Israéliens parviennent cependant à se réorganiser et à adopter des réponses
tactiques pertinentes, auxquelles les Egyptiens n’auront cette fois rien à
opposer. Incapables d’infléchir le cours de l’action une fois sortis du « cadre »,
ils sont repoussés nettement au-delà de leurs positions initiales. Les
Israéliens pour leur part sont passés tout près de la catastrophe et
l’issue du combat aurait pu être tout autre face à un adversaire plus
manœuvrier, capable d’exploiter ses percées initiales.
Cela étant, et toutes choses étant égales par
ailleurs, l’art opératif présente un avantage structurel sur la montée en gamme
tactique. En effet, et comme le montrent les analyses du stratégiste
britannique Jim Storr, la qualité de planification et la vitesse d’exécution
d’une opération influent souvent davantage sur son succès que la justesse
tactique des décisions prises en cours de route. Ce constat est renforcé par
l’expérience du NTC, le centre d’entraînement opérationnel américain qui a
permis aux forces US de simuler en conditions presque réelles le combat face
aux troupes du Pacte de Varsovie : il ressort des centaines de simulations
de combat ayant été effectuées que les décisions tactiques prises dans le feu
de l’action, et même quand elles sont justes, ont moins de prise sur l’issue
des combats que la capacité de planifier correctement des modes d’action et de
les exécuter rapidement. Une force – ou une équipe – qui s’est bien préparée et
qui enchaîne ses actions sans les frictions liées à la communication des
ordres, ou à la coordination du mouvement des unités, a donc plus de chances de
l’emporter.
Dans le rugby moderne, les praticiens de « l’art
opératif » disposent encore d’un autre avantage qu’on pourrait considérer
comme structurel et qui est lié à l’irruption des technologies informatiques
dans le sport. Contrairement à l’affrontement militaire, où aucun des
protagonistes n’a une connaissance exacte des forces qu’il s’apprête à
affronter (« brouillard de guerre »), les états-majors au rugby savent
exactement quelle est la composition de la force adverse. Il en a été ainsi de
tout temps. L’innovation majeure qu’apportent les technologies de
l’information, c’est qu’il est désormais possible de faire un vrai travail de
renseignement tactique et stratégique sur l’adversaire, à travers des logiciels
d’analyse minutieuse des matchs disputés. L’importance des structures de
commandement est ici primordiale : voir défiler une image, c’est une
chose, mais pour en tirer une information utile, il faut disposer de
spécialistes compétents. Le cycle du renseignement (collecte, analyse,
traitement, diffusion/action) s’applique parfaitement en l’espèce. Il n’est
d’ailleurs pas anodin de constater à cet égard que d’anciens spécialistes du
renseignement militaire figurent en bonne place parmi les fournisseurs de
logiciels d’analyse de la performance sportive. On pense notamment au logiciel
« Zone 7 » d’une société fondée par des anciens de « l’unité 8200 »
de l’armée israélienne. A l’évidence, la capacité de connaître les modes
d'action individuels et collectifs de l’adversaire, ainsi que ses points forts
et ses points faibles, revêt un intérêt énorme dans la planification de
l’affrontement à venir. Cette irruption des technologies de pointe ne s’arrête
d’ailleurs pas à l'analyse de la performance. Les laboratoires de biomécanique
et autres instituts de recherche interviennent aussi dans l’amélioration du
jeu. On citera, à titre d'exemple, la méthode d’engagement en mêlée développée
en 2005 par les All Blacks en collaboration avec l’institut de biomécanique de
l’université d’Auckland (« Total Impact Method »), reprise ensuite
très largement dans le rugby professionnel.
Dans tous les domaines évoqués plus haut
(organisation défensive, préparation physique, jeu d’attaque, structures de
commandement et technologies), force est de constater que le rugby français a
été absent ou à la traîne de l’innovation. L’équipe de France a certes recruté
un spécialiste mondial de la défense, l’anglais Shawn Edwards, à l’automne
2019. Mais Edwards avait déjà été intégré au staff technique du Pays de Galles
dès 2008 : la France fait appel à lui avec onze ans de retard. Dans le
domaine de la préparation physique et du jeu d’attaque, nul besoin d’être un
expert pour constater les lacunes criantes des meilleurs joueurs français.
Enfin, et c’est sans doute un élément qu’on ne met pas suffisamment en avant,
les équipes qui ont le plus progressé au niveau international, y compris les
équipes européennes (Galles, Irlande, Angleterre, Ecosse), ont toutes franchi
un palier qualitatif après avoir eu recours à des staffs techniques (structures
de commandement) de tout premier plan, en l’occurrence des sélectionneurs venus
de l’hémisphère Sud. Ce constat veut d’ailleurs aussi pour le championnat de
France où des entraîneurs venus d’ailleurs, avec des idées autres et nouvelles,
ont marqué de leur empreinte le TOP 14, résultats sportifs à l’appui: on pense
par exemple au Sud-Africain Nick Mallett au stade français, double champion de
France en 2003 et 2004, ou encore au Néo-Zélandais Vern Cotter à l’ASM,
quadruple finaliste du championnat de France entre 2007 et 2010. Face au parti
pris de l’innovation pour lequel ont opté ces hommes, la France du rugby s’est
souvent recroquevillée sur des certitudes d’un autre âge, reproduisant d’une
certaine façon cette querelle entre anciens et nouveaux – entre «école de
Potsdam » et tenants de la pensée clausewitzienne – qu’a connue l’armée
prussienne à l’aube de son renouveau. Cette fossilisation de la doctrine et de
la formation à la française, nous l’aborderons une prochaine fois.
Patrick
Après l'affrontement physique y a t il une réflexion sur le jeu au pied devenu de plus en plus important?
RépondreSupprimerL'ancien coup de pied de recentrage de l'ailier a disparu certainement en raison d'une occupation du terrain différente. En revanche le coup de pied d'occupation a pris de l'importance sans aller en touche comme auparavant(les règles de la remise en touche ayant changé au profit du camp défendant) et il faut compter sur la qualité de l'artilleur pour gagner du terrain. Les coups de pied sont de plus en plus divers/par dessus la défense ou à ras de terre sous la défense pour éliminer la première ligne défensive, la chandelle qui replace les joueurs attaquants grâce à sa durée et en fin les astucieux,longs et dosés coups de pied vers l'ailier prés des lignes d'essai. Comparaison possible avec l'artillerie allez savoir? La particularité du rugby à quinze par rapport à ses cousins du treize et du football américain est l'emploi essentiel du pied.Je ne connais pas suffisamment les dérivés du rugby joués en Australie et en Irlande mais il semble que le jeu au pied y est encore plus important dans la tactique.