Dans
une étude d’Anders Ericsson sur les élèves de la prestigieuse Académie de musique
Hanns Eisler de Berlin, trois groupes de musiciens ont été distingués en fonction
de leur niveau. Ericsson calcula que les membres du groupe d’élite avaient une
moyenne de 10 000 heures de pratique, le second groupe 8 000 et la 3e,
4 000, avec pour chaque groupe des écarts-types assez réduits. Selon
Ericsson qui appliqua ces résultats à plusieurs autres disciplines, il faut dix
ans de travail quotidien pour devenir un expert. Pour être un expert
international, il en faut certainement plus. En analysant, la carrière de 40
grands maîtres internationaux d’échecs, Nikolai Grotius a montré en 1976 qu’il
leur avait fallu en moyenne 14 années pour atteindre ce niveau, avec un écart
de 4 ans. Quand on demande à Gary Kasparov, un des six hommes à avoir jamais
(depuis 1970) atteint ou dépassé le seuil des 2 800 points Elo, comment il
était devenu champion du monde, il répond habituellement qu’il lui a fallu
apprendre 8 000 parties par cœur. Il lui aura fallu dix ans depuis sa première
inscription dans un club pour devenir GMI et quinze pour être champion du
monde.
L’énorme
investissement nécessaire pour parvenir d’expert de classe internationale pose évidemment
un certain nombre de problèmes. Bien souvent, il impose de commencer dès
l’enfance, ce qui implique un environnement favorable. Si Mozart était né dans
une famille de paysans, il n’y aurait jamais eu de Don Giovanni. Comme Jean-Sébastien Bach, il est né dans une famille
de musiciens et a largement bénéficié de l’aide de son père. Léopold Mozart a
rapidement décelé les dons de son fils, l’a mis en présence de plusieurs instruments
et l’a aidé à composer dès l’âge de six ans. Pour autant, la première œuvre
personnelle qui soit considérée comme un chef d’œuvre (numéro 9, K.271) n’a été
réalisée qu’à 21 ans, dix ans après son premier concerto.
Jusqu’à
l’ère des révolutions la grande majorité des Mentats est issue d’un processus
de formation familial aristocratique. Outre son éducation intellectuelle et physique très militarisée, le jeune
Alexandre suit son père dans ses campagnes en Grèce et, à 17 ans, commande sa
cavalerie à Chéronée. Il obtient son chef d’œuvre contre Darius III à
Gaugamèles en -331, à seulement 25 ans mais aussi après un long apprentissage.
Les
Mentats de l’époque classique apprennent très tôt la chose militaire et avec,
pour la seule armée française, 174 batailles livrées pendant la période,
trouvent toujours une occasion de s’illustrer. Turenne est envoyé à 14 ans et
sur sa demande aux Pays-Bas pour y voir ce qui se fait de mieux alors en
matière d’art militaire. Il reçoit un premier commandement à l’âge de 15 ans
mais ne dirige vraiment seul sa première bataille que dix ans plus tard. Il reçoit
la distinction de Maréchal de France à 33 ans avec encore trente ans de service
devant lui. A 13 ans, Maurice de Saxe a déjà un précepteur militaire
particulier et arpente son premier champ de bataille. Il reçoit le commandement
d’un régiment à l’âge de 15 ans et se bat pour la première fois l’année
suivante. Il va connaître la guerre pendant encore pendant 36 années.
Ce
mélange de talents, de chance, d’investissement personnel, d’environnement
favorable et de multiples combats permet, malgré la faiblesse numérique de la
population de recrutement, de former de nombreux Mentats au service, parfois
changeant, des Princes. Dans un contexte très proche de celui de l’univers de Dune,
l’époque classique sécrète aussi de grands diplomates qui peuvent êtres classés
comme Mentats. Certains même cumulent les rôles comme le Maréchal de Villars.
Il existe aussi des souverains Mentats comme Gustave-Adolphe Ier ou
Frédéric II.
Le
contrepoint de ce processus familial et monopolistique d’apprentissage est
qu’il n’incite pas à mettre en place un système institutionnel de formation qui
serait concurrent et pourrait s’ouvrir à d’autres classes. Les écoles militaires
sont de fait plutôt réservées à la petite noblesse avec normalement peu de
perspectives d’atteindre les plus hautes fonctions. Napoléon et beaucoup de ses
maréchaux en sont issus.
Vainqueur
de 32 batailles, capable de dicter simultanément à 4 secrétaires sur 4 sujets
différents et dont l’abbé Sieyes disait : « il sait tout, il fait tout, il peut tout », Napoléon a dix ans lorsqu’il entre à
l’école militaire de Brienne et seize à l’Ecole des cadets de
l’Ecole militaire. Il ne s’y distingue pas par ses résultats scolaires. Il est même plutôt médiocre, sauf
en mathématiques, et on peut même estimer que vivant aujourd’hui, il n’aurait
pas réussi le concours de saint-Cyr. En revanche, c’est un énorme lecteur qui
dévore tout ce qui a trait à la guerre dans la bibliothèque de l’école. Lorsqu’il
connait sa première gloire au siège de Toulon, en 1793 à l’âge de 24 ans,
Napoléon connait par cœur presque toutes les batailles de son temps. Celui qui
disait que « l’inspiration n'est le plus souvent qu'une réminiscence »,
continue par la suite à accumuler les « chunks » en lisant et en pratiquant, le plus souvent, seul, la
simulation tactique à l’aide d’armées de plomb. Toutes choses égales par
ailleurs, la bibliothèque de Brienne a changé le monde.
Il
est vrai aussi que cette même bibliothèque était ouverte à tous les autres
élèves de l’école et que Napoléon est sans doute le seul qui y courait à chaque
récréation. Comme le dira De Gaulle « la gloire se donne seulement à
ceux qui l’on rêvé » et acceptent d’y consacrer au moins 10 000
heures.
(à
suivre)
Merci de ces précisions sur le cadre familial. Il n'y a pas de génération spontanée. Un homme, un mentat comme comme dites est forcément issu de son environnement. Napoléon est finalement obligé de se créer son environnement mental personnel. A 10 ans (comparez avec un enfant de 10 ans d'aujourd'hui...) il quitte la quiétude et la chaleur méditérrannéenne d'Ajaccio. Au lieu du golfe magnifique et de la langue Corse et italienne, il est propulsé dans une région froide et morne, loin de la mer, avec des camarades qui parlent couremment le français. Il va y rester des années sans contact (autre qu'épistolaire et quelques rares visites de son père) avec son ile natale. De plus, son père a été aide de camp de Paoli, le général de la Nation corse. Napoléon a été bercé par la résistance héroïque des corses à un contre trois à la bataille de Ponte Novo le 8 mai 1769(au sud de Bastia) contre les soldats de Louis XV. Ce jour-là son père a été aux côtés de Paoli, l'aidant à commander. Il sait de manière presque intuitive qu'il est issu d'une société de guerriers, ou pour ne pas solliciter la justice de l'oppresseur génois, on règle ses comptes soi-même...Ce soubassement social,cette fièrté presque maladive, cet orgueil de ne pas subir et le manque d'affection lui permettront de rester de marbre, en particulier face à la souffrance sur le champ de bataille. Sa relation avec Paoli lorsque celui-ci rentrera d'exil à la Révolution, le choix qu'il fera du camp français contre Paoli qui choisit les anglais et l'éphémère royaume anglo-corse qui disparait en 1796 sont autant de situations qui auront indéniablement marqué sa capacité à la prise de décision, sa connaissance des hommes et de leurs passions.
RépondreSupprimerJ'attends de savoir ce que vous allez nous dire. A-t-on toujours besoin de Mentats ?
A propos de Villars, pour ceux qui souhaiteraient mieux connaitre cet homme, sachez qu'il est possible de télécharger gratuitement ses Mémoires sur le site de la B.N.F.
RépondreSupprimerIl existe même un volume où elles sont associées à celles des marins Forbin (actuelle frégate à vocation anti-aérienne) et Duguay-Trouin (nom d'un futur sous-marin d'attaque) : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k309064.r (ces deux marins pouvant parfaitement servir, eux aussi, comme exemples à la démonstration présentement formulées par le colonel Goya).
Gros morceau littéraire : plus de 700 pages écrites en petits caractères sur deux colonnes : à une heure de lecture en moyenne par jour, prévoyez peut-être un mois ou deux...
Si on veut être extrêmement concis:
RépondreSupprimerLe génie est fait d'un pour cent d'inspiration et de quatre-vingt-dix-neuf pour cent de transpiration » Thomas Edison
Je me demande, (c'est une spéculation) si certains "génies" et "grands stratèges" du passé, ne seraient pas diagnostiqués de nos jours comme atteints d'un léger syndrôme d'asperger... (autisme de haut niveau).
RépondreSupprimerPour l'Asperger, la définition porte plus sur une difficulté à comprendre la composante affective des relations humaines par trouble de l'analyse des émotions sur les visages. Le "calculateur génial" à la Rain Man n'est pas présent dans tous les cas ; certains Asperger peuvent même être intellectuellement déficitaires .
RépondreSupprimerAlors certes ce sont des petits dormeurs comme Napoléon ...
Pour revenir au Mentat, j'aurais dit que plutôt qu'un bosseur forcené, il devrait plutôt s'agir d'un adepte du Think Différent : un cerveau qui utilisera ses aires fonctionnelles différemment comme justement ce que l'on observe chez les calculateurs géniaux . Remarquons aussi que les gauchers ont aussi souvent des meilleurs aptitudes mathématiques à rapprocher de la fonction plus orientée vers la 3D de l'hémisphère droit par opposition au caractère analytique du gauche.
Reste à savoir toutefois ce que vous demandez à votre Mentat : stocker 8000 parties pour gagner la Bataille ou dégager une option qui décoiffe sur une problématique :
Est ce que Petraeus n'est pas de ce type : solver l'Irak par l'achat des milices et l'a-Stan par le conteterrorisme et les drones ?
cette manière de relier réalité historique et SF est très tripante.
RépondreSupprimer"Il ne s’y distingue pas par ses résultats scolaires. Il est même plutôt médiocre, sauf en mathématiques, et on peut même estimer que vivant aujourd’hui, il n’aurait pas réussi le concours de saint-Cyr."
RépondreSupprimerEst-ce que par là vous comptez remettre en question Napoléon, ou les concours Saint-Cyriens ? ;)
Plutôt que de vous mettre au défi de répondre, je me permettrais d'avancer avec toutes les précautions d'usage que les institutions normatives sont, par définition, modelées et cadrées par les acquis victorieux du passé, et ne peuvent pas être des usines à génies, ni à Mentats.
Les plus grands Mentats que je connais ont d'ailleurs soit un statut d'originaux plus ou moins tolérés dans leurs institutions, soit ils ont un sens de la diplomatie surhumain en plus des traits de génie qui conviennent... soit, plus souvent, ils sont simplement ignorés. Et c'est, je pense, le cas de la majorité d'entre eux (et non, tous les pauvres ignorés du monde ne peuvent pas utiliser mon argument pour se targuer d'être des génies)...
Une mauvaise idée qui fonctionne est une bonne idée.
Merci pour vos textes extrêmement stimulants :)
David Manise
Besogneux de la survie depuis 1985...
Merci David. Je suis d'accord sur la capacité des institutions à sécréter des Mentats, surtout quand on a besoin de gens imaginatifs. Il serait intéressant par ailleurs d'essayer de voir combien de grands capitaines du passé auraient réussi le concours de St-Cyr ou de l'Ecole de guerre.
SupprimerMichel Goya
Besogneux de tactique depuis ses premiers soldats Airfix et payé pour ça depuis 1983.
"Il ne s’y distingue pas par ses résultats scolaires. Il est même plutôt médiocre, sauf en mathématiques, et on peut même estimer que vivant aujourd’hui, il n’aurait pas réussi le concours de saint-Cyr."
RépondreSupprimerDe nos jours, Napoléon, doté d'une énorme puissance de travail, très ambitieux et très doué, pas seulement en mathématiques, doté d'une remarquable mémoire, ambitionnerait Polytechnique et réussirait peut-être. A l'époque, le rang à Brienne ne comptait pas pour la future carrière. Il n'a donc travaillé que ce qui l'intéressait, et n'a jamais su très bien parler français, n'a jamais su l'orthographe, et n'a pas appris correctement l'allemand (enseigné à Brienne), et s'est beaucoup cultivé en dehors des discplines scolaires. .