À
l’aube du nouveau millénaire, les Américains décidèrent d’organiser la
simulation stratégique et tactique la plus précise et réaliste jamais réalisée,
afin officiellement de tester de nouveaux équipements, mais aussi de nouveaux
concepts comme les Opérations fondées sur les effets (EBO en acronyme anglais).
Officieusement, il s’agissait de simuler l’attaque d’un grand État voyou du
Moyen-Orient désireux de disposer de l’arme nucléaire (initialement l’Iran et
puis, à partir de 2001, l’Irak).
Pour
ce gigantesque exercice, le Département de la Défense décida de mélanger des
phases réelles et des phases simulées. Pour les manœuvres réelles, 13 500 hommes
des différents « services » ont été mobilisés sur 17 endroits et sites de manœuvre
dans le Nevada ou les îles de San Nicola et San Clemente, au large de la
Californie. Pour les simulations en salle de commandement au Joint force Command (JFCOM) de Suffolk,
il avait, entre autres, acquis les outils technologiques utilisés à Hollywood
pour la réalisation du film Gladiator.
Les actions étaient soient véritablement déclenchées, soit simulées sur l’un
des 42 modèles informatiques, sans que l’on parvienne à les distinguer
depuis les salles de commandement. Plus de deux ans et 235 millions de
dollars furent nécessaires pour mettre en place l’exercice.
Dans
le mois de juillet 2002, JFCOM (le camp « bleu ») entreprit de procéder à l’analyse complète du « système » ennemi (« rouge ») et de nourrir la
matrice de décision de l’Operational Net
Assessment, un outil d’évaluation intégrant toutes données militaires,
économiques, sociales et politiques disponibles. Cette analyse déboucha sur un
plan de 14 500 frappes sur l’ensemble des « cercles de Warden », et plus
particulièrement sur le système de commandement rouge. L’état-major bleu était
persuadé que cela suffirait à paralyser le système nerveux ennemi et que les
forces terrestres n’auraient plus qu’à porter l’estocade à un corps effondré.
Le
24 juillet 2002, premier jour de l’exercice Millenium challenge, les troupes bleues, des dizaines de milliers
de soldats au Koweït ou embarqués et un groupe aéronaval, se mirent en place
dans le golfe Persique. Le soir, JFCOM adressa un ultimatum en huit points à
Rouge lui intimant de capituler. Tout le système de surveillance satellitaire
et les écoutes semblaient alors indiquer que Rouge se sentait impuissant.
L’exercice à 235 millions de dollars risquait de s’arrêter faute de combat
eu égard à la disproportion des forces physiques et la supériorité
informationnelle des Bleus.
Le
25 juillet, contre toute attente Rouge lança une attaque massive contre la
flotte bleue. Des centaines de missiles antinavires Silkworm, de petites
vedettes armées de torpilles, missiles et/ou bourrées d’explosifs, de navires
et avions civils ou militaires vinrent frapper ou se fracasser sur les navires,
incapables d’arrêter autant d’attaques simultanées. Quelques heures plus tard, le
porte-avions, deux porte-hélicoptères, cinq sur six des bâtiments de transport
amphibies et huit autres navires de moindre importance avaient été coulés avec
20 000 hommes à bord. Le plus grand désastre naval américain depuis
Pearl Harbor en décembre 1941 venait d’avoir eu lieu virtuellement.
Le
camp rouge était alors commandé par le général, à la retraite, des Marines Paul
Van Riper, un vétéran du Vietnam qui se souvenait bien du décalage entre ce
qu’il vivait dans les rizières face à un adversaire ingénieux et les
élucubrations des managers du Pentagone dont tous les ordinateurs indiquaient
la victoire prochaine. Après l’exercice, il déclara :
J’ai compris que les Bleus
passaient leur temps à discuter. Ils essayaient de déterminer comment se
présentait la situation politique avec des tableaux et des flèches allant dans
toutes les directions. Ils avaient recours à des acronymes pour désigner toutes
sortes de choses, comme DIME bleu (Diplomatie-Information-Militaire-Economie)
et PMESII rouge (Politique-Militaire-Economie-Social-Infrastructure-Information).
Ils avaient des conversations incompréhensibles où les DIME étaient confrontés
aux PMESII. On peut facilement s’embourber dans les formulaires, les matrices,
les programmes informatiques. Ils accordaient tellement d’importance à la
procédure qu’ils n’ont jamais pu envisager le problème de façon globale. Quand
on découpe une chose en petits morceaux, elle n’a plus de sens.
Pendant
la planification des Bleus, Van Riper et son état-major ont, eux, rapidement
défini une idée de manœuvre — l’attaque de saturation de la flotte — et laissé
l’exécution aux subordonnés en les coordonnant par des moyens furtifs comme les
messages portés par motos ou les codes dans les appels du muezzin. Les
décollages et atterrissages des avions se faisaient avec des moyens optiques de
la Seconde Guerre mondiale. Les instruments décelables n’étaient utilisés que
pour faire voir et entendre aux adversaires ce qu’ils avaient envie de voir et
d’entendre. Ils ont monté ainsi très rapidement une manœuvre low cost qui a pris les Bleus
complètement par surprise.
Le
lendemain du désastre, JFCOM, embarrassé, décida de renflouer la flotte coulée
et de cadrer strictement les actions des Rouges (il fut, par exemple, interdit
d’abattre les très contestés appareils hybrides V-22 Osprey). C’est ainsi
que les Bleus entrèrent, comme prévu initialement, le 15 août dans la
capitale de l’État voyou, déclarèrent la guerre terminée (mission accomplished) et aidèrent le pays rouge à devenir un modèle
de démocratie libérale apaisée pour l’ensemble de la région.
Mon colonel, vous êtes un des rares penseurs militaires qui me comble quand je le lis. Hors de l'esprit de système, vous êtes un véritable penseur des variables clef de la stratégie et de la tactique. Un vrai bonheur.
RépondreSupprimerCa rappel surtout que lorsque on fixe des règles à la guerre ca devient un jeu et les règles on sait que ca se contourne (cf la finance), mais on aime bien se protéger derrière...
RépondreSupprimerDans notre monde normé on a oublié qu'a la guerre il n'y a pas de règle si ce n'est celle du plus fort.
" Toujours tricher, toujours gagner"
RépondreSupprimerAu combat il n'y a pas de régle, ce n'est pas un jeux. A fortiori dans un combat asymétrique.
Encore une fois merci Mon Colonel pour cet article. J'avais eu quelques oui-dire de cet exercice un peu avant l'opération Iraqui Freedom. Grace à votre article, maintenant j'ai les détails!
RépondreSupprimeren effet, il n'y a aucune règle à la guerre et la première erreur et de penser que l'ennemie va agir comme on le souhaite.
Nous venons encore de le constater aujourd'hui. L'ONU communique depuis des mois sur sa future opération au Mali prévue pour l'automne en pensant que les djihadistes allaient attendre sagement de se faire repousser.
A moins que tout cela soit un plan machiavélique pour forcer les djihadistes à sortir du bois pour les réduire avec une forces prépositionnée en secret.... c'est beau de rêver....
Ils sont effectivement sortis du bois, mais je ne suis pas sûr qu'on leur tendait un piège, même si on avait deviné qu'ils lançeraient une opération majeure. Il a donc fallu improviser en urgence pour faire face à la nouvelle situation. Une preuve me semble-t-il avec l'engagement de Gazelles en plein jour avec les risques que cela entraîne. Elles avaient montré leur efficacité en Libye, mais de nuit. Il ya avait vraiment le feu au lac.
SupprimerEncore un article remarquable et tellement vrai. Et au niveau tactique, c'est la même chose. La taille des états-majors, le nombre d'officiers, leurs moyens de travail, sont tels qu'obtenir une décision rapide, même simple est un exploit.
RépondreSupprimerMon colonel, vous qui avez des entrées , pratiquez un exercice simple : Aller dans un PC de brigade ou de division, voir de corps, et calculer le temps qu'il vous faudra pour trouver quelqu'un qui soit capable de vous présenter en quelques minutes une situation claire et à jour...sur une carte ou un écran...C'est stupéfiant...
Merci encore de vos articles qui sont visionnaires.
Meilleurs voeux à "la voie de l'épée" et à son chef...
Il me semble qu'il s'agit plus particulièrement d'un syndrome "AdT", qui utilise trop PowerPoint... Plutôt que de se focaliser sur la reflexion et la décision en boucle courte.
RépondreSupprimerD'autre part la séparation entre stratégique, opératif et tactique paraît de plus en plus artificielle, et imbriquée... Sans compter que pour un officier d'E.M., il est important, pour être couvert a posteriori, de montrer qu'il n'a rien oublié lors de la rédaction des ordres... Ce qui l'amène à préciser des détails de niveau microtactique, qui ne sont pas de son ressort.
Il serait intéressant de retrouver les ordres donnés à ses Maréchaux par Napoléon la veille d'Austerlitz (ou de Foch à Mangin lors du déclanchement de l'offensive finale de 1918): brièveté et clarté, économie de mots et de phrases, vision claire de la situation et du timing des opérations, objectif poursuivi... Bref, rien à voir avec nos 150 transparents (quand çà n'est pas plus!) déroulés en continue, et nos ordres en trois tomes!
j'aime bien l'"anecdote" relative à la décision finale de l'arbitre de limiter l'initiative des rouges, qui n'est pas sans rappeler le wargame effectué par les japonais en préparation de la bataille de Midway, à l'occasion duquel l'arbitre a décidé d'écarter le premier mouvement des américains (mouvement qui devait mettre un des porte avions japonais en difficulté dès le départ, ce qui rendait caduque l'ensemble de la simulation)
RépondreSupprimerMerci de faire partager la profondeur de vos analyses. Je suis psychiatre et non militaire. J'ai déjà par le passé puisé dans vos textes la compréhension de certains troubles -ptsd...
RépondreSupprimerLà,vous décrivez le fonctionnement hospitalier français en devenir.
j'ai le souvenir d'un passage d'un Tom Clancy (Dette d'honneur il me semble). Un exercice purement maritime ou un vieil amiral anéantit toute la flotte americaine de l'ocean indien avec quelque sous marins.
RépondreSupprimerLe commandement décide là aussi de recommencer et interdit que les sous-marins coulent les PA. Connaissant Clancy c'est inspiré d'une histoire vraie. Et le roman été édité 6 ans avant votre récit. Autant dire que c'est une manie chez les américains.