samedi 20 septembre 2025

Les Minutemen et le chaos qui vient

Le 10 septembre 2025, à l’Université de la Vallée de l’Utah (UVU), vers 12 h 23, l’influenceur conservateur Charlie Kirk a été touché par balle à la carotide, provoquant une perte de sang fatale malgré son transfert à l’hôpital. N’écoutant que leur imagination, certains complotistes notoires ont aussitôt utilisé ce drame pour développer une théorie à leur convenance. Un tir aussi précis ne pouvait, selon eux, être que l’œuvre d’un tireur professionnel, membre d’une organisation ou envoyé par elle, à la manière du Chacal, le célèbre personnage de Frederick Forsyth. Sans aucun doute un coup de l’« État profond » ou de puissances occultes mondialisées.

En réalité, les éléments techniques indiquent au contraire un amateur, pour qui c’était le premier et dernier « tir à tuer » de sa vie. Un tireur un tant soit peu expérimenté sait que, sur une distance de 180 mètres, depuis une hauteur, avec un fusil de précision réglé, la balle atteindra un cercle d’environ 5 cm autour du point visé et mettra environ un quart de seconde pour toucher la cible. Cela laisse le temps à la cible, même assise, de bouger légèrement la tête ou le haut du corps, rendant le cou — zone étroite — un choix improbable. La cible aurait donc été plus probablement l’abdomen, la poitrine ou, avec plus de risque, la tête. C’est sans doute l’un de ces trois points qu’avait visé l’assassin de Charlie Kirk. Mais, sous l’effet du stress et sans aucune expérience de tir sur un être humain, il a tout de même réussi, malheureusement, à atteindre in extremis un point vital. C’est l’inverse de Thomas Matthew Crooks qui, dans des conditions similaires, a raté de peu Donald Trump en juillet 2024.

L’enquête, quelque peu chaotique, du FBI a confirmé cette hypothèse en conduisant à l’arrestation de Tyler Robinson, un tireur et meurtrier politique effectivement amateur, tout comme Crooks. Elle a également permis d’identifier Ryan Wesley Routh, qui avait tenté de tuer Donald Trump, Luigi Mangione, le meurtrier d’Andrew Witty, PDG de UnitedHealth Group, ou encore Vance Boelter, qui a tué le couple Hortman et tenté de massacrer la famille Hoffman — pour ne citer que les meurtres politiques individuels des deux dernières années aux États-Unis. Les motivations de chacun sont souvent confuses, mais il s’agit presque toujours de défendre, individuellement ou en petites équipes, des valeurs jugées « américaines » à coups d’armes à feu, dans la grande tradition pervertie des Minutemen.

À l’origine, les Minutemen, miliciens de la Nouvelle-Angleterre pouvant s’équiper de leur fusil « à la minute », furent les premiers soldats de la Révolution américaine et les héros de plusieurs combats mémorables contre l’armée britannique, notamment en 1775 lors des batailles de Lexington et Concord, où se dresse aujourd’hui la Minute Man Statue. Dans les faits, les Minutemen ont en réalité joué un rôle secondaire face aux « habits rouges », comparés à l’armée régulière continentale commandée par George Washington et aux forces françaises. Qu’importe : les Minutemen sont devenus le symbole du patriotisme américain et des premiers défenseurs des Américains contre les ennemis de la « frontière » ou les tyrans potentiels. C’est la raison pour laquelle les citoyens armés sont reconnus comme nécessaires par le 2 amendement de la Constitution, alors que l’idée d’une armée professionnelle permanente, politiquement suspecte, en est initialement exclue. L’atteinte à la démocratie viendrait d’un homme de pouvoir utilisant, à l’instar de Cromwell, les instruments de coercition à sa disposition ; sa défense viendrait des hommes armés « d’en bas », selon la théorie de Carroll Quigley.

Tout cela n’est pas absurde. Alexis de Tocqueville décrit le fusil comme l’instrument de l’égalité entre les citoyens et le Minuteman comme la garantie de la liberté générale — mais aussi une source de désordre et de violence locale. Frederick Jackson Turner évoquera plus tard le rôle de ces hommes dans la défense et l’expansion de la Frontière, ainsi que l’influence de celle-ci sur la société américaine. La frontière est cependant officiellement fermée en 1890, et les milices ne jouent qu’un rôle médiocre dès qu’il s’agit d’affronter des armées régulières ; la garantie de démocratie n’a pas empêché la guerre civile ni la montée de la violence politique dans les années qui l’ont précédée.

Tout au long du XX siècle, il est apparu nécessaire de créer des organes de sécurité permanents et puissants forces armées, FBI, services de renseignement venant se superposer à ceux des États (polices locales et garde nationale, qui remplace les milices en 1903). Il fallut donc aussi accorder à ces forces de sécurité le monopole de lusage de la force, tel que défini par le sociologue Max Weber (1919), au détriment définitif des citoyens armés, qui persistent néanmoins, ne serait-ce que parce quil est très difficile d’abroger un amendement de la Constitution — seul le 18, celui de la prohibition de lalcool, la été surtout sil reste populaire.

De fait, hors légitime défense, avec la disparition des ennemis de l’Amérique sur le sol américain, l’emploi individuel des armes par de simples citoyens devient automatiquement criminel, même lorsqu’il a un contenu politique. On assiste alors à un accroissement considérable de la violence, purement criminelle bien sûr, mais aussi raciste (lynchages), syndicale (IWW), terroriste (KKK, anarchistes), du début du XX siècle jusqu’à la Grande Dépression, avec lassassinat dun président en 1901 et deux tentatives en 1912 et 1933. Paradoxalement, cette montée de la violence contribue à l’accroissement de l’armement individuel, chacun voulant se protéger.

On reconnaît là une phase de discorde décrite par l’historien Peter Turchin, exprimée dès 2010 dans Nature, puis dans son ouvrage Le Chaos qui vient, avec cette particularité que ces phases de désagrégation sociale aux États-Unis voient systématiquement resurgir les Minutemen, qui se croient investis d’une mission de défense des valeurs alors qu’ils ne sont plus que de purs assassins.

Peter Turchin décrit les phases de discorde comme la confluence de trois phénomènes : un appauvrissement de la classe populaire, parallèlement à une captation des richesses par une « pompe à finance » concentrée dans le sommet de la pyramide sociale, créant des inégalités inédites depuis les années 1930 ; une impuissance de l’État, manquant de ressources pour remplir ses missions régaliennes et compenser les inégalités sociales ; et enfin, une surproduction d’élites. Ce dernier point est particulièrement original : le nombre de prétendants aux postes de pouvoir — politiques, économiques, bureaucratiques ou culturels — croît plus vite que la disponibilité de ces postes, pour un nombre croissant d’héritiers, prioritaires à la succession, et surtout de diplômés de haut niveau, de plus en plus exclus. La conséquence est la constitution d’une contre-élite contestataire, éclatée en multiples groupes qui expriment leur frustration, de l’extrême gauche à l’extrême droite, dans de multiples combats spécifiques, parfois reliés aux préoccupations d’une classe populaire hétérogène, sinon par la stagnation générale de son niveau de vie.

Turchin estime que la nouvelle phase de discorde a commencé à la fin des Trente Glorieuses et du grand pacte social de la Great Generation — hors la minorité noire, qui s’est rappelée au bon souvenir de la société parfois violemment dans les années 1960 — et trouvera son paroxysme dans les années 2020 et peut-être jusqu’aux années 2030. Alors qu’il n’y a jamais eu autant de Minutemen potentiels aux États-Unis — où l’on compte plus d’armes à feu que d’habitants, et, entre autres, un fusil semi-automatique AR-15 pour dix adultes — on assiste logiquement au retour des justiciers qui se croient défenseurs de la liberté contre des membres d’autres factions ou détenteurs de pouvoir, alors qu’ils ne sont que des assassins. Dans ce mythe américain de l’individu seul et modeste sauvant le monde, ils agissent souvent individuellement, comme Tyler Robinson, Crooks et les autres, ce qui les rend très difficiles à détecter, mais ils peuvent aussi agir en équipes — Oath Keepers, Three Percenters, Patriot Front, Atomwaffen Division, The Base, National Socialist Movement, Army of God, Antifa, BAMN, Sovereign Citizens, Republic of Texas, Branch Davidians, Groypers, etc. — ce qui les rend plus détectables mais potentiellement plus dangereux. Ces groupes peuvent s’infiltrer dans les manifestations et les transformer en émeutes, comme en 2020 (25 morts et des milliers de blessés), ou mener des actions spectaculaires, comme l’assaut du Capitole en 2021. Ils peuvent également organiser des attentats de grande ampleur, en plus de ceux de la mouvance djihadiste, comme à La Nouvelle-Orléans, qu’il ne faut pas oublier dans ce paysage de violence.

On n’est hélas sans doute pas près de voir disparaître ces Dark Minutemen, seuls ou en équipe, assassinant des personnes de pouvoir au nom de leurs lubies ou de leurs haines. Le seul espoir, selon Peter Turchin, est que cette violence finisse par purger suffisamment les frustrations et épuiser la société pour imposer un nouveau pacte social pacifié. Peut-être à la fin de la décennie. C’est à ce moment-là, et à ce moment-là seulement, que l’Amérique sera à nouveau grande.

9 commentaires:

  1. Il me semble que vous avez fait une erreur de frappe. Vous vouliez surement écrire au sujet de l'AR-15 et non l'AR-10. Mais bon, il est vrai que c'est l'AR-10 (en 308W) qui a donné naissance au AR-15 (en 5.56), mais c'est bien l'AR-15 et ses clones qui sont les plus répandus.
    A discuter : les suisses qui gardent leur fusil d'assault chez eux, peuvent-ils être considérés comme "Minutemen" et comment peut-on expliquer la différence en terme de morts par armes à feu entre la Suisse et les USA ?
    Morts par armes à feu pour 100 000 habitants en 2022:
    USA : 5.5
    Suisse : 0.5

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    1. Cela donne en Suisse une densité d'armes/habitants environ quatre fois inférieure à celle des Etats-Unis et sans munitions pour les fusils d'assaut, ce qui limite quand même pas mal les possibilités, et bien sûr la culture est différente.

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    2. Il y a beaucoup plus d'arme qui ne sont pas des fass90 ou 57 en mains privées. Et si je veux acheter de la munition pour mon fass90, je commande sur internet dans une armurerie (faut juste présenter un extrait de casier judiciaire). L'état a aucune idée de la possession d'armes en mains privée jusqu'en 2008, la densité d'arme est probablement égale voire supérieure à celle des USA.

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  2. L'exemple de la Suisse est parfait pour démontrer que ce n'est la disponibilité des armes qui est le moteur de la violence par les armes.
    Jusqu'en 1999 la législation était différente d'un canton à l'autre, avec des cantons ou il était possible d'acheter n'importe quelle arme (sauf les automatiques) avec juste une pièce d'identités, le port d'arme non réglementé et la vente entre privés également non règlementée. Comme d'ailleurs l'achat de pièce d'armes, permettant aux bricoleurs de se faire son PM, s'il en avait envie.
    En 1999 sur pression de l'Allemagne, l'achat (pas la possession) a été unifiée au niveau Suisse, avec l'obligation d'avoir un permis d'achat d'arme chez un armurier, mais juste un contrat écrit à garder 10 ans pour l'achat entre particuliers. La seule condition était d'être majeur et un casier judiciaire vierge. 2008 en raison de la participation à Schengen, la Suisse règlemente la possession et l'achat entre privés demande un permis d'achat, et il faut un motif (croix à mettre sur la case, tir sportif ou collection).
    Le résultat de ces législations, un arsenal absolument gigantesque qui probablement est l'équivalent des USA, voire plus. Les fusils d'assaut 57 et 90 ne représentant qu'une petite partie. Mais comme on peut et pouvait acheter tous les modèles de fass, à peu près tous les fass en semi-automatiques existants se retrouvent dans les ménages Suisse. Et l'état n'a aucune idée qui possède quoi, sur les armes acquises avant 2008.
    Mais alors où est la différence ? Il y en a plusieurs. D'abord l'obligation de servir qui fait que 70% de la population mâle (ceux qui en règle générale commettent les crimes violents) a fait du service militaire. Mais pas seulement une fois à 18 ans, mais après chaque année ou tous les 2 ans un cours de répétition, ce qui fait que ça ne reste pas une expérience unique. L'armée, vous êtes obligé de côtoyer et de vivre avec toutes les couches sociales de la société. Y compris les officiers, qui ne sont pas une élite, mais ont dû passer par la case soldat, puis sous-officier (caporal) pour faire l'école d'officier. L'ouvrier a dû apprendre à vivre avec le fils d'un banquier et lui avec l'ouvrier, probablement dans la même chambre. Donc ça sort les gens de leur bulle sociale. Le second point, on apprend à vivre avec une arme (votre arme personnelle, que vous prenez à la maison). Pour la petite histoire, l'IST-C vient de la Suisse. On a donc un pays avec une culture des armes, qui n'est pas celle de la résolution des conflits en flinguant ceux qu'on n'aime pas.
    Le second point et on revient sur Peter Turchin, on produit beaucoup moins d'élites inaptes que les pays qui nous entourent. On n'a que 23% qui obtiennent la maturité (bac) qui permet d'accéder aux études universitaires (il n'y a pas de concours). 60% vont faire un apprentissage qui leur ouvre le monde du travail. Apprentissage de haute qualité. Et environ 20% vont faire une haute école spécialisée (mais qui n'enseignent en règle générale que des matières dont a besoin l'économie). La somme est de plus 100%, car en fait, il y a des passerelles entre les différents systèmes de formation et un apprenti, peut tout à fait s'orienter pour une HES, s'il en a les capacités. Donc il n'y a pas de perdants ou de laissé pour compte, sur lesquels une élite auto-proclamée va cracher.
    Donc, on voit bien que c'est le type de société qui va déterminer s'il y a une violence avec ou sans armes élevée. Accessoirement, le nombre d'armes non répertoriées en Europe est aussi assez gigantesque. Il y a ce qui reste de la Deuxième Guerre mondiale, et surtout tout l'arsenal militaire de l'Albanie qui a disparu en 1997, s'y ajoute les restes de la guerre de Yougoslavie et maintenant ce qui va nous parvenir d'Ukraine.

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  3. Il serait intéressant de voir publier ce post en anglais dans un journal ou un pureplayer US. Quand à l'exemple suisse il est certe pertinent mais le pays a quand même connu une tuerie de masse contre des élus en 2001 avec arme de guerre. Une seule mais le pays ne compte même pas 9 millions d'habitants contre env 330 pour les USA. (ce qui selon des statistiques représente 30 tueries de masse par million d'habitant en 25 ans).

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  4. Bonjour mon Colonel,
    Merci pour ce papier.

    Modeste contribution au propos, quant aux comparaisons (les chiffres...)

    Les chiffres de Phildahu sont de 11 pour 1 entre les Usa et la Suisse.

    D'après les articles ci-dessous, la différence avec la Suisse serait plutôt de 3,7 pour 1, si on exclue les suicides.

    En incluant les suicides, on a (pour 100 000) :
    Usa : 13
    Suisse : 2,5
    Soit 5,2 fois plus aux usa.

    Bref, le taux est clairement supérieur aux usa, mais pas de 1 à 10 ou 11.

    Il est d'ailleurs intéressant de noter que les suicides représenteraient 47% des morts par arme à feu aux usa (source CDC), contre 10% en Suisse (environ 20 pour 217 morts par arme à feu en 2021, partant du principe que les hommes de moins de 40 ans seraient la population ayant majoritairement recours à ce mode opératoire. Approximation puisque les chiffres donnés ici ne concernent que les hommes de moins de 40 ans.
    Cdt,

    https://www.24heures.ch/armee-suisse-le-debat-sur-les-munitions-a-la-maison-est-relance-586557859501
    https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2021463/tueries-masse-violence-armes-feu-etats-unis-usa-graphiques-morts

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    1. Club_D_130. A mon humble avis, il ne faut pas inclure les sucides.

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  5. Les suicides ne sont pas des meurtres et franchement la méthode importe peu. Et aussi peu la présence d'une corde que celle d'une arme à feu induisent un suicide. De nouveau le suicide est un phénomène dont une partie est lié à l'environnment sociétal. Le Japon sans arme à feu à des records dans ce sens.
    Je pense qu'il est important de s'occuper et de promouvoir une société ou on ne résouds pas les conflits avec la violence et aussi ou la soufrance qui mène au suicide ne soit pas un tabou que l'on cache.

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  6. bonsoir , Merci pour vos articles accessibles " au sens compréhension" juste une remarque nombre de crimes avec armes aux usa sont souvent liés à des conflits du travail , la violence des rapports sociaux se heurtant a des revolvérisations.

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