mardi 30 juillet 2024

La guerre éternelle II : Et maintenant le Liban

Le 25 juin 2006, un commando palestinien attaque le poste militaire de Kerem Shalom, près du territoire du Gaza. Le commando tue deux soldats israéliens et en capture un autre, nommé Gilad Shalit. Le 28 juin, Tsahal lance l’opération Pluies d’été pour essayer de le retrouver et punir les auteurs de l’attaque. L’opération commence par une série de frappes aériennes sur des infrastructures du Hamas mais aussi de l’Autorité palestinienne et du Fatah, pourtant étrangers à l’attaque du 25 juin. La centrale électrique du sud du territoire est ainsi détruite. La campagne de frappes est prolongée en juillet par des incursions de forces terrestres au centre de Gaza. Le 12 juillet, sans doute pour montrer sa solidarité avec les organisations palestiniennes et faire libérer des prisonniers en échange d’otages, le Hezbollah organise à son tour un raid de commandos qui parvient à franchir la barrière le long de la frontière nord d’Israël. Le commando intercepte une patrouille israélienne, tue huit soldats et en capture deux autres avant de revenir au Liban. 

Dissuasion instable

Le Premier ministre Ehoud Olmert qui vient de succéder à Ariel Sharon saisit l’occasion pour reprendre l’initiative après le retrait de Gaza, assurer une image d’homme fort soucieux de la sécurité des Israéliens et restaurer la capacité de dissuasion israélienne. L’effort de guerre est déplacé immédiatement de Gaza vers le Liban et Olmert annonce haut et fort la destruction prochaine du Hezbollah, l’organisation chiite qui a contraint l’armée israélienne à quitter le Sud-Liban et menace désormais tout le nord du pays.

On connaît la suite : les forces aériennes israéliennes ravagent le Liban sans empêcher le Hezbollah de tirer une centaine de roquettes chaque jour pendant plus d’un mois sur le nord d’Israël et les forces terrestres, très maladroitement engagées, sont tenues en échec. La résolution 1701 du conseil de sécurité des Nations unies qui appelle au désarmement du Hezbollah et au contrôle du Sud-Liban par l’armée libanaise et la FINUL permet à tout le monde de sauver la face et d’arrêter les combats, même si personne ne croit à sa mise en œuvre réelle. Depuis cette époque, Israël et le Hezbollah s’observent avec méfiance, conscients du mal que chacun peut faire à l’autre, ce qu’on appelle aussi de la dissuasion mutuelle.

Les choses ont fondamentalement peu changé depuis cette époque, à part que le Hezbollah est bien plus puissant qu’à l’époque. C’est l’organisation armée qui dispose du plus grand arsenal de projectiles au monde, un arsenal bien supérieur en quantité, avec un total de 130 à 150 000 projectiles en tout genre et en qualité avec des engins à courte portée - drones, missiles - très difficiles à arrêter et des centaines de missiles balistiques capables de frapper toutes les villes d’Israël. Le Hezbollah peut lancer chaque jour autant de projectiles que pendant toute la guerre de 2006 et finir par submerger le très sophistiqué système de défense aérienne israélien.

Une question fondamentale qui se pose du côté israélien est de savoir si cet arsenal peut être suffisamment réduit par une attaque massive préventive pour permettre ensuite au bouclier de contrer le reste et neutraliser ainsi l’ennemi. La tentation est donc très forte de recourir à cette attaque désarmante, mais pour autant son résultat n’est pas certain. Il est fort possible que l’arsenal du Hezbollah soit une force de seconde frappe, c’est-à-dire capable de faire quand même très mal malgré une attaque préalable. Du côté du Hezbollah on se dit sans doute aussi qu’il vaudrait également mieux frapper les premiers.

Ce n’est pas tout. Le Hezbollah dispose aussi d’une infanterie très supérieure en qualité, en armement et en quantité à celle du Hamas, avec entre 40 et 50 000 combattants permanents, dont la force spéciale Radwan, et bien plus de miliciens réservistes. Outre les combats de 2006 et ceux des années 1990 pour les plus anciens, beaucoup de ces combattants ont l’expérience de la guerre en Syrie où ils ont servi de fer de lance du régime d’Assad. Autrement dit le Hezbollah, a non seulement aussi au sol de quoi résister durement à une offensive israélienne mais également sans doute de quoi attaquer le territoire israélien. Même si le Hezbollah n’a plus osé attaquer directement Israël depuis 2006, contrairement au Hamas, il constitue la menace principale pour l’Etat hébreu

Juste en dessous de la guerre totale

Survient le 7 octobre 2023. Alors que les Israéliens ont surtout le regard tourné vers le Liban et la Cisjordanie, l’attaque la plus terrible contre le sol israélien depuis 1949 vient du territoire de Gaza. Tout en combattant l’attaque du Hamas au sud, le gouvernement israélien observe donc avec angoisse la frontière nord avec la crainte d’une offensive similaire de la part du Hezbollah selon un plan coordonné, comme lors de l’offensive commune de l’Égypte et de la Syrie le 6 octobre 1973 ou en décalé comme en 2006. Le risque est majeur et dès la mobilisation trois divisions de réserve israéliennes sont immédiatement envoyées ou renforcées au nord du pays et l’aviation effectue des démonstrations de force.

Rien ne vient pourtant de ce côté le 7 octobre. Il est clair désormais que le Hezbollah n’avait pas été mis au courant de l’attaque du Hamas, ne serait-ce que pour préserver le secret et la surprise. Il est clair aussi que le Parti de Dieu, par peur de la furie israélienne contre lui et un Liban en crise profonde, n’avait pas du tout envie de se lancer dans une guerre totale. Pour autant, il semblait obligatoire de montrer sa solidarité avec le Hamas, même si les relations avec l’organisation palestinienne ont toujours été ambiguës. Il ne faut pas oublier non plus que la plupart des organisations armées palestiniennes, dont le Hamas et le Jihad islamique, sont également présentes au Liban, avec des capacités de frappe et de combat terrestre modestes mais suffisantes pour harceler la frontière avec Israël. Les premiers tirs venant du Liban contre l’État hébreu et les premières ripostes israéliennes surviennent le 8 octobre. Les populations frontalières israéliennes et libanaises commencent à évacuer la région.

La tentation est alors forte au sein du gouvernement israélien, le ministre de la Défense Yoav Gallant en tête, de considérer, comme en 2006, qu’il faut certes châtier le Hamas mais aussi, et peut-être même prioritairement, attaquer préventivement le Hezbollah. L’intervention rapide américaine, avec le déploiement d’une armada très dissuasive vis-à-vis de l’Iran et du Hezbollah (on rappellera au passage que les Américains n’ont jamais oublié les 240 morts du 23 octobre 1983 à Beyrouth ni l’aide de l’Iran à beaucoup de leurs ennemis en Irak) et le déplacement de Joe Biden appelant dès le 10 octobre les Israéliens à la retenue calme en partie les ardeurs. La constitution d’un cabinet de guerre avec Benny Gantz et Gadi Eisenkot, deux anciens chefs d’état-major hostiles à l’aventurisme, finit par convaincre au moins de la dangerosité de se lancer dans deux guerres simultanément.

Les forces aériennes et les divisions d’active 98 et 162, aidées des divisions de réserve les plus solides, sont finalement totalement engagées à Gaza. Les Israéliens saisissent néanmoins toutes les occasions pour frapper au Liban et en Syrie pour interdire l’approvisionnement du front libanais et pour tuer les cadres du Hamas bien sûr, comme Saleh el-Arouri frappé le 2 janvier 2024 au cœur de Beyrouth, du Hezbollah et même de l’organisation Qods dans le consulat iranien à Damas le 1er avril 2024. Ces frappes sont toujours expliquées comme étant en riposte de celles du Hezbollah, qui annonce lui-même que ce sont des réponses aux frappes israéliennes. Le Hezbollah prend soin de ne pas aller trop loin en évitant de toucher les civils. En neuf mois, les 6 400 projectiles du Hezbollah, des roquettes à faible portée et missiles antichars à longue portée comme les Kornet russes pouvant frapper avec précision et sans pouvoir être arrêtés jusqu’à 10 km, provoquent la mort de plus de trente Israéliens, des soldats pour la plupart. Dans la grande majorité des cas, le Hezbollah tire sur des villages vides. Les attaques israéliennes tuent près de 400 personnes au Liban, là encore des combattants du Hezbollah pour la plupart et une centaine de civils.

Même lorsque les Iraniens décident de frapper Israël dans la nuit du 13 au 14 avril en riposte à l’attaque du consulat à Damas et actionnent l’ensemble du « cercle de feu » des organisations armées alliées, la participation du Hezbollah est des plus modestes. La réponse israélienne le 19 avril évite également le Parti de Dieu pour frapper en Iran et en Syrie. La guerre de part et d’autre de la frontière entre Israël reste donc volontairement contenue.

Les choses commencent à bouger à l’été. Le 9 juin, Benny Gantz quitte le cabinet de guerre et la capacité de persuasion de Joe Biden s’effrite au grès de ses difficultés dans la campagne électorale américaine. Les 63 000 réfugiés intérieurs israéliens originaires de la frontière expriment de plus en plus fort leur lassitude. La guerre à Gaza est également en train de changer de phase. Le Hamas a été sévèrement touché et ne constitue plus une menace. Si la guerre continue de ce côté, elle prend de plus en plus l’aspect d’un quadrillage. Cela signifie concrètement qu’une fois le nettoyage de Rafah terminé, les divisions 98 et 162 ainsi que la majorité des forces aériennes seront disponibles pour agir ailleurs. Il faudra certes reconstituer un peu ses forces et recompléter son stock de munitions aériennes avec l’aide américaine, mais on pouvait alors considérer que Tsahal pourrait mener bientôt une campagne aéroterrestre complète au Liban à la fin de l’été ou au début de l’automne, peut-être en profitant de grands évènements internationaux comme les Jeux olympiques ou l’élection présidentielle américaine.

Danse sur un volcan

Le 27 juillet, une roquette de forte puissance Falaq-1 frappe la ville druze de Majdal Shams sur le plateau du Golan, tuant 12 adolescents. C’est le plus grand massacre d’Israéliens depuis l’attaque du 7 octobre et l’émotion est évidemment immense. Le Hezbollah nie, contre toute évidence, son implication dans la tuerie. Il est vrai que ce massacre tranche avec la politique de l’organisation depuis dix mois et que le groupe d’adolescents druzes n’était pas spécialement visé, puisqu’il est impossible de le faire avec une munition aussi imprécise après un vol de plusieurs kilomètres. Toujours est-il que le Hezbollah a lancé 50 kg d’explosif sur une ville. Il avait utilisé pour la première fois une Falaq-1 fin janvier, mais contre des installations militaires et l’avait revendiqué. Peut-être s’agissait-il le 27 juillet de frapper également un objectif militaire ou peut-être un commandant a-t-il voulu réellement frapper une petite ville, on ne sait pas très bien. Toujours est-il que volontairement ou non, un seuil a été franchi qui appelle forcément à une réaction forte israélienne.

Que faire ? Les partisans de la destruction du Hezbollah ou du moins de son expulsion au sud du fleuve Litani peuvent arguer qu’on aurait dû agir plus fortement et plus tôt. Désormais en position de forces, ils prônent donc une offensive « surprenante, rapide et brutale » selon les mots du Yoav Gallant le 17 juillet devant des réservistes gardant la frontière. Les forces terrestres ne sont pas encore prêtes mais il est possible de lancer d’ores et déjà une grande campagne aérienne, même si la consommation considérable de munitions sur Gaza a un peu épuisé les stocks. Les prudents font remarquer que les opérations ne sont pas terminées à Gaza, qu’il y reste encore 116 otages, et qu’il serait hasardeux de se lancer dès à présent dans une nouvelle guerre très incertaine. La communauté internationale craint surtout un embrasement régional si l’Iran et tous ses groupes alliés se mettent de la partie, obligeant sans doute les autres acteurs de la région, occidentaux ou arabes, à s’impliquer également.

L’option la plus probable à ce stade est donc une série de frappes aériennes d’une intensité inédite sur ce front mais encore limitées dans leur volume et leur objectif, le Hezbollah et le Hezbollah seul. Une escalade limitée donc pour se venger mais aussi « pour voir ». Le Hezbollah peut alors céder et accepter un repli (sans aucun doute temporaire) au nord du Litani en signe de volonté de paix, surtout à destination libanaise. Il peut riposter modérément afin de continuer à rester sous le seuil de la guerre totale. Il peut aussi escalader en étendant nettement le volume et la portée de ses tirs sur Israël. On rentrerait alors sans aucun doute dans un engrenage terrible où l’aviation israélienne aurait alors toute justification pour frapper le Hezbollah le plus massivement possible afin de stopper ses tirs et de détruire le plus vite possible son arsenal à longue portée.

Il est fort possible aussi, comme en 2006, que les Israéliens choisissent aussi de frapper le reste du Liban en espérant que le gouvernement libanais (si tant est qu’il y en ait réellement un), l’armée libanaise (idem) et même la population finiront par pousser le Hezbollah à céder. Le général Gadi Eisenkot, membre du cabinet de guerre avait baptisé cela la « doctrine Dahiya », du nom d’un quartier de Beyrouth bombardé dès le début de la guerre de 2006. Le Liban n’a jamais eu besoin d’une campagne de bombardement mais surtout pas en ce moment, et cela a effectivement joué sans aucun doute dans la retenue du Hezbollah, mais on ne sait pas très bien par quel miracle ce concept fonctionnerait maintenant alors qu’il n’a jamais fonctionné dans le passé.

Si le Hezbollah ne cède pas malgré les coups reçus du ciel, il n’y aura pas d’autre solution que de lui donner des coups au sol et donc d’engager les forces terrestres, et notamment les deux divisions d’active venant du sud. L’armée de Terre israélienne n’est plus celle, très maladroite, de 2006 d’autant plus qu’elle s’est largement aguerrie depuis neuf mois. La nouvelle offensive serait infiniment mieux coordonnée et ressemblerait sans doute au rouleau compresseur des colonnes blindées de l’opération Paix en Galilée en 1982. L’armée israélienne avait alors engagé cinq divisions avec 78 000 hommes face à 30 000 Syriens et au maximum 15 000 combattants de l’OLP. L’armée israélienne peut désormais engager moins de troupes qu’à l’époque alors que le Hezbollah, qui a parfaitement organisé le terrain, dispose d’une infanterie très supérieure aux forces syriennes et palestiniennes.

Le combat sera sans aucun doute très brutal, pour reprendre les termes de Yoav Gallant, certainement pas rapide et effectivement sans doute surprenant mais pas forcément en faveur d’Israël. S’il y avait toujours le moyen de présenter une victoire militaire contre le Hamas, même relative puisque l’organisation est toujours là et tient le terrain, les choses sont beaucoup plus incertaines contre le Hezbollah. Ce qui est sûr c’est que le Liban sera ravagé, une partie d’Israël aussi sans doute, et les pertes et les souffrances très élevées. Cela vaut-il le coup ? Même s’il était vaincu au Sud-Liban le Hezbollah a suffisamment de profondeur stratégique pour survivre, se reconstituer, revenir et redevenir la même menace dans quelques années. A moins de changer radicalement de vision du monde et de politique dans les deux camps, et ce n’est visiblement pas la tendance, l’affrontement est condamné à être éternel.   

9 commentaires:

  1. Mon colonel pensez-vous qu'Israël se dirige vers une défaite stratégique malgré les victoires tactiques ? Le logiciel de la force comme seul vecteur de "sécurité" a été mis en échec le 7/10 et le massacre en cour a Gaza ne semble pas avoir rétabli la dissuasion d'Israël.

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  3. Finalement, le gouvernement israélien a choisi l'escalade en frappant directement sur le sol iranien, sachant que cela sera vécu comme une humiliation et provoquera automatiquement une riposte militaire. Devant l'échec à détruire le Hamas, le choix de la montée aux extrêmes en essayant d'impliquer les Etats-Unis dans un conflit avec l'Iran.

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    1. Sauf que le gouvernement israélien ne considère pas cela comme une escalade, mais comme un moyen de sauver la face. Une opération homo + un message à l'opinion publique israélienne + un message à l'ENI : « Nous pouvons frapper où nous voulons, quand nous voulons, qui nous voulons ».
      La possibilité d'escalade n'est pas exclue, mais comme l'écrit M. Goya « Ça, on verra plus tard ».

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    2. J’entends bien les éléments de langage de toutes les parties impliquées dans ce conflit, mais en toute logique, quand on disperse façon puzzle le gars qui est chargé de négocier avec vous, c’est qu’on ne veut pas vraiment négocier. Et il n’est pas nécessaire de connaitre son petit Clausewitz sur le bout des doigts pour se rendre compte qu’une guerre éternelle est forcément synonyme de montée aux extrêmes.

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  4. Un des titres de paragraphe fait-il référence à une chanson de Genesis des années 70?

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  5. Si je peux me permettre une question de profane : comment sont attribués les numéros des divisions en Israël ? La division 98, la division 162… Alors que Tsahal n’a pas 162 divisions, ni même 98…

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  6. Bonjour mon Colonel,
    savez-vous pourquoi l'Ukraine poursuit Wagner jusqu'en Afrique ?
    Respectueusement,

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