Dissuasion instable
Le Premier ministre Ehoud Olmert qui vient de
succéder à Ariel Sharon saisit l’occasion pour reprendre l’initiative après le
retrait de Gaza, assurer une image d’homme fort soucieux de la sécurité des
Israéliens et restaurer la capacité de dissuasion israélienne. L’effort de
guerre est déplacé immédiatement de Gaza vers le Liban et Olmert annonce haut
et fort la destruction prochaine du Hezbollah, l’organisation chiite qui a
contraint l’armée israélienne à quitter le Sud-Liban et menace désormais tout
le nord du pays.
On connaît la suite : les forces aériennes
israéliennes ravagent le Liban sans empêcher le Hezbollah de tirer une centaine
de roquettes chaque jour pendant plus d’un mois sur le nord d’Israël et les forces
terrestres, très maladroitement engagées, sont tenues en échec. La résolution 1701
du conseil de sécurité des Nations unies qui appelle au désarmement du
Hezbollah et au contrôle du Sud-Liban par l’armée libanaise et la FINUL permet
à tout le monde de sauver la face et d’arrêter les combats, même si personne ne
croit à sa mise en œuvre réelle. Depuis cette époque, Israël et le Hezbollah s’observent
avec méfiance, conscients du mal que chacun peut faire à l’autre, ce qu’on
appelle aussi de la dissuasion mutuelle.
Les choses ont fondamentalement peu changé depuis
cette époque, à part que le Hezbollah est bien plus puissant qu’à l’époque. C’est
l’organisation armée qui dispose du plus grand arsenal de projectiles au monde,
un arsenal bien supérieur en quantité, avec un total de 130 à 150 000
projectiles en tout genre et en qualité avec des engins à courte portée - drones,
missiles - très difficiles à arrêter et des centaines de missiles balistiques
capables de frapper toutes les villes d’Israël. Le Hezbollah peut lancer chaque
jour autant de projectiles que pendant toute la guerre de 2006 et finir par submerger
le très sophistiqué système de défense aérienne israélien.
Une question fondamentale qui se pose du côté
israélien est de savoir si cet arsenal peut être suffisamment réduit par une
attaque massive préventive pour permettre ensuite au bouclier de contrer le
reste et neutraliser ainsi l’ennemi. La tentation est donc très forte de recourir
à cette attaque désarmante, mais pour autant son résultat n’est pas certain. Il
est fort possible que l’arsenal du Hezbollah soit une force de seconde frappe,
c’est-à-dire capable de faire quand même très mal malgré une attaque préalable.
Du côté du Hezbollah on se dit sans doute aussi qu’il vaudrait également mieux
frapper les premiers.
Ce n’est pas tout. Le Hezbollah dispose aussi
d’une infanterie très supérieure en qualité, en armement et en quantité à celle
du Hamas, avec entre 40 et 50 000 combattants permanents, dont la force
spéciale Radwan, et bien plus de miliciens réservistes. Outre les combats de
2006 et ceux des années 1990 pour les plus anciens, beaucoup de ces combattants
ont l’expérience de la guerre en Syrie où ils ont servi de fer de lance du
régime d’Assad. Autrement dit le Hezbollah, a non seulement aussi au sol de
quoi résister durement à une offensive israélienne mais également sans doute de
quoi attaquer le territoire israélien. Même si le Hezbollah n’a plus osé attaquer
directement Israël depuis 2006, contrairement au Hamas, il constitue la menace
principale pour l’Etat hébreu
Juste en dessous de la guerre totale
Survient le 7 octobre 2023. Alors que les
Israéliens ont surtout le regard tourné vers le Liban et la Cisjordanie, l’attaque
la plus terrible contre le sol israélien depuis 1949 vient du territoire de
Gaza. Tout en combattant l’attaque du Hamas au sud, le gouvernement israélien
observe donc avec angoisse la frontière nord avec la crainte d’une offensive similaire
de la part du Hezbollah selon un plan coordonné, comme lors de l’offensive
commune de l’Égypte et de la Syrie le 6 octobre 1973 ou en décalé comme en
2006. Le risque est majeur et dès la mobilisation trois divisions de réserve israéliennes
sont immédiatement envoyées ou renforcées au nord du pays et l’aviation
effectue des démonstrations de force.
Rien ne vient pourtant de ce côté le 7 octobre. Il
est clair désormais que le Hezbollah n’avait pas été mis au courant de
l’attaque du Hamas, ne serait-ce que pour préserver le secret et la surprise. Il
est clair aussi que le Parti de Dieu, par peur de la furie israélienne contre lui
et un Liban en crise profonde, n’avait pas du tout envie de se lancer dans une
guerre totale. Pour autant, il semblait obligatoire de montrer sa solidarité
avec le Hamas, même si les relations avec l’organisation palestinienne ont toujours
été ambiguës. Il ne faut pas oublier non plus que la plupart des organisations
armées palestiniennes, dont le Hamas et le Jihad islamique, sont également présentes
au Liban, avec des capacités de frappe et de combat terrestre modestes mais suffisantes
pour harceler la frontière avec Israël. Les premiers tirs venant du Liban
contre l’État hébreu et les premières ripostes israéliennes surviennent le 8
octobre. Les populations frontalières israéliennes et libanaises commencent à évacuer
la région.
La tentation est alors forte au sein du
gouvernement israélien, le ministre de la Défense Yoav Gallant en tête, de considérer,
comme en 2006, qu’il faut certes châtier le Hamas mais aussi, et peut-être même
prioritairement, attaquer préventivement le Hezbollah. L’intervention rapide
américaine, avec le déploiement d’une armada très dissuasive vis-à-vis de
l’Iran et du Hezbollah (on rappellera au passage que les Américains n’ont
jamais oublié les 240 morts du 23 octobre 1983 à Beyrouth ni l’aide de l’Iran à
beaucoup de leurs ennemis en Irak) et le déplacement de Joe Biden appelant dès
le 10 octobre les Israéliens à la retenue calme en partie les ardeurs. La
constitution d’un cabinet de guerre avec Benny Gantz et Gadi Eisenkot, deux
anciens chefs d’état-major hostiles à l’aventurisme, finit par convaincre au
moins de la dangerosité de se lancer dans deux guerres simultanément.
Les forces aériennes et les divisions d’active 98
et 162, aidées des divisions de réserve les plus solides, sont finalement totalement
engagées à Gaza. Les Israéliens saisissent néanmoins toutes les occasions pour
frapper au Liban et en Syrie pour interdire l’approvisionnement du front libanais
et pour tuer les cadres du Hamas bien sûr, comme Saleh el-Arouri frappé le 2
janvier 2024 au cœur de Beyrouth, du Hezbollah et même de l’organisation Qods
dans le consulat iranien à Damas le 1er avril 2024. Ces frappes sont
toujours expliquées comme étant en riposte de celles du Hezbollah, qui annonce
lui-même que ce sont des réponses aux frappes israéliennes. Le Hezbollah prend
soin de ne pas aller trop loin en évitant de toucher les civils. En neuf mois,
les 6 400 projectiles du Hezbollah, des roquettes à faible portée et missiles
antichars à longue portée comme les Kornet russes pouvant frapper avec précision
et sans pouvoir être arrêtés jusqu’à 10 km, provoquent la mort de plus de
trente Israéliens, des soldats pour la plupart. Dans la grande majorité des
cas, le Hezbollah tire sur des villages vides. Les attaques israéliennes tuent
près de 400 personnes au Liban, là encore des combattants du Hezbollah pour la
plupart et une centaine de civils.
Même lorsque les Iraniens décident de frapper Israël
dans la nuit du 13 au 14 avril en riposte à l’attaque du consulat à Damas et
actionnent l’ensemble du « cercle de feu » des organisations armées
alliées, la participation du Hezbollah est des plus modestes. La réponse israélienne
le 19 avril évite également le Parti de Dieu pour frapper en Iran et en Syrie.
La guerre de part et d’autre de la frontière entre Israël reste donc volontairement
contenue.
Les choses commencent à bouger à l’été. Le 9 juin,
Benny Gantz quitte le cabinet de guerre et la capacité de persuasion de Joe Biden
s’effrite au grès de ses difficultés dans la campagne électorale américaine. Les
63 000 réfugiés intérieurs israéliens originaires de la frontière expriment
de plus en plus fort leur lassitude. La guerre à Gaza est également en train de
changer de phase. Le Hamas a été sévèrement touché et ne constitue plus une menace.
Si la guerre continue de ce côté, elle prend de plus en plus l’aspect d’un
quadrillage. Cela signifie concrètement qu’une fois le nettoyage de Rafah
terminé, les divisions 98 et 162 ainsi que la majorité des forces aériennes seront
disponibles pour agir ailleurs. Il faudra certes reconstituer un peu ses forces
et recompléter son stock de munitions aériennes avec l’aide américaine, mais on
pouvait alors considérer que Tsahal pourrait mener bientôt une campagne aéroterrestre
complète au Liban à la fin de l’été ou au début de l’automne, peut-être en
profitant de grands évènements internationaux comme les Jeux olympiques ou l’élection
présidentielle américaine.
Danse sur un volcan
Le 27 juillet, une roquette de forte puissance
Falaq-1 frappe la ville druze de Majdal Shams sur le plateau du Golan, tuant
12 adolescents. C’est le plus grand massacre d’Israéliens depuis l’attaque du 7
octobre et l’émotion est évidemment immense. Le Hezbollah nie, contre toute
évidence, son implication dans la tuerie. Il est vrai que ce massacre tranche
avec la politique de l’organisation depuis dix mois et que le groupe d’adolescents
druzes n’était pas spécialement visé, puisqu’il est impossible de le faire avec
une munition aussi imprécise après un vol de plusieurs kilomètres. Toujours
est-il que le Hezbollah a lancé 50 kg d’explosif sur une ville. Il avait utilisé
pour la première fois une Falaq-1 fin janvier, mais contre des installations
militaires et l’avait revendiqué. Peut-être s’agissait-il le 27 juillet de
frapper également un objectif militaire ou peut-être un commandant a-t-il voulu
réellement frapper une petite ville, on ne sait pas très bien. Toujours est-il que volontairement
ou non, un seuil a été franchi qui appelle forcément à une réaction forte
israélienne.
Que faire ? Les partisans de la destruction
du Hezbollah ou du moins de son expulsion au sud du fleuve Litani peuvent
arguer qu’on aurait dû agir plus fortement et plus tôt. Désormais en position
de forces, ils prônent donc une offensive « surprenante, rapide et brutale »
selon les mots du Yoav Gallant le 17 juillet devant des réservistes gardant la
frontière. Les forces terrestres ne sont pas encore prêtes mais il est possible
de lancer d’ores et déjà une grande campagne aérienne, même si la consommation
considérable de munitions sur Gaza a un peu épuisé les stocks. Les prudents
font remarquer que les opérations ne sont pas terminées à Gaza, qu’il y reste
encore 116 otages, et qu’il serait hasardeux de se lancer dès à présent dans
une nouvelle guerre très incertaine. La communauté internationale craint surtout
un embrasement régional si l’Iran et tous ses groupes alliés se mettent de la
partie, obligeant sans doute les autres acteurs de la région, occidentaux ou arabes,
à s’impliquer également.
L’option la plus probable à ce stade est donc une
série de frappes aériennes d’une intensité inédite sur ce front mais encore
limitées dans leur volume et leur objectif, le Hezbollah et le Hezbollah seul. Une
escalade limitée donc pour se venger mais aussi « pour voir ». Le Hezbollah
peut alors céder et accepter un repli (sans aucun doute temporaire) au nord du
Litani en signe de volonté de paix, surtout à destination libanaise. Il peut riposter
modérément afin de continuer à rester sous le seuil de la guerre totale. Il
peut aussi escalader en étendant nettement le volume et la portée de ses tirs
sur Israël. On rentrerait alors sans aucun doute dans un engrenage terrible où
l’aviation israélienne aurait alors toute justification pour frapper le
Hezbollah le plus massivement possible afin de stopper ses tirs et de détruire
le plus vite possible son arsenal à longue portée.
Il est fort possible aussi, comme en 2006, que
les Israéliens choisissent aussi de frapper le reste du Liban en espérant que le
gouvernement libanais (si tant est qu’il y en ait réellement un), l’armée libanaise
(idem) et même la population finiront par pousser le Hezbollah à céder. Le
général Gadi Eisenkot, membre du cabinet de guerre avait baptisé cela la « doctrine
Dahiya », du nom d’un quartier de Beyrouth bombardé dès le début de la
guerre de 2006. Le Liban n’a jamais eu besoin d’une campagne de bombardement
mais surtout pas en ce moment, et cela a effectivement joué sans aucun doute
dans la retenue du Hezbollah, mais on ne sait pas très bien par quel miracle ce
concept fonctionnerait maintenant alors qu’il n’a jamais fonctionné dans le
passé.
Si le Hezbollah ne cède pas malgré les coups reçus
du ciel, il n’y aura pas d’autre solution que de lui donner des coups au sol et
donc d’engager les forces terrestres, et notamment les deux divisions d’active
venant du sud. L’armée de Terre israélienne n’est plus celle, très maladroite,
de 2006 d’autant plus qu’elle s’est largement aguerrie depuis neuf mois. La
nouvelle offensive serait infiniment mieux coordonnée et ressemblerait sans
doute au rouleau compresseur des colonnes blindées de l’opération Paix en
Galilée en 1982. L’armée israélienne avait alors engagé cinq divisions avec
78 000 hommes face à 30 000 Syriens et au maximum 15 000 combattants
de l’OLP. L’armée israélienne peut désormais engager moins de troupes qu’à l’époque
alors que le Hezbollah, qui a parfaitement organisé le terrain, dispose d’une
infanterie très supérieure aux forces syriennes et palestiniennes.
Le combat sera sans aucun doute très brutal, pour reprendre les termes de Yoav Gallant, certainement pas rapide et effectivement sans doute surprenant mais pas forcément en faveur d’Israël. S’il y avait toujours le moyen de présenter une victoire militaire contre le Hamas, même relative puisque l’organisation est toujours là et tient le terrain, les choses sont beaucoup plus incertaines contre le Hezbollah. Ce qui est sûr c’est que le Liban sera ravagé, une partie d’Israël aussi sans doute, et les pertes et les souffrances très élevées. Cela vaut-il le coup ? Même s’il était vaincu au Sud-Liban le Hezbollah a suffisamment de profondeur stratégique pour survivre, se reconstituer, revenir et redevenir la même menace dans quelques années. A moins de changer radicalement de vision du monde et de politique dans les deux camps, et ce n’est visiblement pas la tendance, l’affrontement est condamné à être éternel.