Extrait de Le temps des guépards : La guerre mondiale de la France de 1961 à nos jours, Tallandier, 2022.
Bien qu’ayant
accueilli en exil son guide suprême l’ayatollah Khomeiny, la France s’est
opposée très vite à la nouvelle République islamique d’Iran proclamée en avril
1979. Or, à l’époque du Shah, les deux pays avaient conclu un vaste accord de
coopération nucléaire. Cet accord est remis en cause avec le nouveau régime. L’Iran
rompt le contrat de fourniture de centrales nucléaires, mais souhaite rester
dans le consortium Eurodif, la filiale du Commissariat à l’énergie atomique, et
bénéficier de la fourniture d’uranium enrichi prévue dans les accords. François
Mitterrand s’y refuse, comme il refuse que la France rende le milliard de
dollars qui y avaient été placés par le Shah.
La France
multiplie en revanche les accords avec l’Irak de Saddam Hussein, alors le
premier partenaire commercial de la France au Moyen-Orient et son deuxième
fournisseur de pétrole. Lorsque Saddam Hussein engage la guerre contre l’Iran
en 1980, il est pleinement soutenu par les États-Unis, désignés « Grand Satan » par l’Iran, tandis que la France est
nommée le « Petit Satan ». La France
fournit à l’Irak un quart de son équipement
militaire et les réacteurs de la centrale nucléaire de Tammuz, qui est détruite
par les Israéliens en juin 1981. On compte alors plus de 10 000 expatriés français en Irak, dont un certain nombre de
conseillers militaires, tandis que de nombreux Irakiens sont formés en France. Les retombées sur l’industrie française sont énormes ainsi que les rétrocommissions
sur les caisses noires des partis politiques français. D’un point de vue moins
matérialiste, le « progressisme laïc » de Saddam Hussein plaît également beaucoup plus que cette République islamique chiite dont on craint qu’elle ne
veuille exporter sa révolution.
La France appuie
donc massivement l’Irak dans sa guerre. En septembre 1981, elle signe avec
Saddam Hussein un contrat d’un montant équivalent à plus de 1,5 milliard d’euros
et portant sur des centaines de véhicules blindés, des milliers de missiles
antichars et antiaériens et même plus de 80 canons automoteurs de
155 mm, dont l’armée de Terre française n’est pas encore dotée. L’aviation
irakienne dispose déjà de 90 avions de combat Mirage F1. On y ajoute
25 autres appareils en 1985. Le plus extraordinaire est que, de 1982 à
1986, on vend quand même aussi discrètement et illégalement des obus à l’Iran
afin de financer le Parti socialiste. Les États-Unis font d’ailleurs de même
pour financer les contre-révolutionnaires en Amérique centrale. En
octobre 1983, le porte-avions Clemenceau vient prêter cinq avions
Super-Étendard, seuls à même de frapper les navires iraniens dans le Golfe avec
leurs missiles AM-39 Exocet. Un appareil est détruit et les quatre
restants sont rendus à la France durant l’été 1985.
On peut
difficilement imaginer à l’époque que tout cela passera inaperçu de l’Iran,
mais on s’estime probablement protégés de toute action de la République
islamique dont on croit de toute façon le destin assez bref. C’est une erreur.
C’est la première
fois depuis 1963 que la France est en confrontation directe avec un État. L’adversaire
de l’époque était le Brésil qui voulait interdire sa zone de pêche exclusive
aux navires français. Il avait alors suffi de protéger les pêcheurs français
par les navires de la Marine nationale pour, après une brève période de
tension, mettre fin au « conflit de la langouste ». Cela ne va pas
être aussi facile face à l’Iran.
…
La France est
surprise par les attaques par procuration iraniennes. La première zone d’action
est le Liban où l’Iran s’associe la Syrie, hostile à la présence des
Occidentaux. En septembre 1981, l’ambassadeur de France à Beyrouth est
assassiné par une milice à la solde de la famille Assad. L’Iran et la Syrie s’attaquent
ensuite aux cibles que les pays occidentaux ont obligeamment placées au Liban.
En
juillet 1983, la milice chiite Amal soutenue
par l’Iran tente de pénétrer dans Beyrouth. Les petites forces armées
libanaises réussissent difficilement à la repousser alors que la FMSB, censée
aider l’armée nationale, reste l’arme au pied. Cela n’empêche pas les
Occidentaux d’être frappés, notamment le 31 août lorsque quatre soldats et
un policier français meurent dans le bombardement de l’ambassade de France. Le
4 septembre, l’armée israélienne évacue soudainement les montagnes du
Chouf, au sud-est de Beyrouth. Le vide est occupé par les Druzes du Parti
socialiste progressiste (PSP), alliés de la Syrie et qui se trouvent désormais
à portée d’artillerie de la capitale libanaise. Les combats avec l’armée
libanaise sont très violents à quelques kilomètres au sud de la capitale. Le
11 septembre 1983, pour, enfin, appuyer l’armée libanaise en posture
délicate et protéger ses forces de la menace de l’artillerie du PSP, Ronald
Reagan fait appel aux forces navales qui frappent les montagnes de leurs canons
et lancent un raid aérien une semaine plus tard. Le 22 septembre, c’est au
tour des Français de lancer un raid aérien de huit Super-Étendard depuis le
porte-avions Foch afin d’anéantir une batterie druze après la mort de
deux soldats français deux semaines plus tôt. La force multinationale continue
pourtant à maintenir l’illusion de la neutralité en n’engageant pas les forces
terrestres. Les forces navales sont donc en guerre, mais pas les forces
terrestres, toujours interdites d’agir autrement qu’en légitime défense. C’est
d’autant plus absurde que ce sont elles qui sont frappées et non les navires.
Avant le 23 octobre 1983, 17 soldats français ont déjà été tués dans
différentes attaques.
La myopie
stratégique se double d’une cécité tactique. Le premier attentat suicide
moderne avec emploi d’explosif est le fait d’un membre du mouvement chiite
Amal, le 15 septembre 1981, contre l’ambassade irakienne à Beyrouth. Le
mouvement Amal est soutenu par l’Iran qui a aussi remis au goût du jour l’emploi
de combattants-suicide dans sa guerre contre l’Irak. D’autres attaques ont
suivi, frappant le quartier-général israélien à Tyr en novembre 1982 et l’ambassade
américaine à Beyrouth en avril 1983. Pour autant, on ne se prépare pas
vraiment à ce nouveau mode d’action promis à un grand avenir. Pire, pour
réduire leur vulnérabilité aux attaques plus classiques, les forces françaises
réparties jusque-là dans des petits postes ont été regroupées dans de grands
bâtiments, mais sans assurer autour d’eux une ceinture de protection efficace.
C’est ainsi que la 3e compagnie du 6e régiment
d’infanterie parachutiste, une unité de circonstance formée de volontaires, est
tout entière placée dans un immeuble de huit étages baptisé Drakkar, à quelques
centaines de mètres de l’ambassade d’Iran.
Le 23 octobre
au petit matin, quelques jours après que le président Mitterrand a déclaré aux
Nations unies que la France n’avait pas d’ennemi au Liban, le bâtiment Drakkar
explose. Celui des Marines américains a été attaqué sept minutes plus tôt. Les
Américains perdent 241 hommes et les Français, 58. Les deux attaques au
camion-suicide représentent l’équivalent en explosifs de plusieurs missiles de
croisière américains Tomahawk entrés au même moment en service et avec une
égale précision. Elles sont attribuées à plusieurs organisations armées :
le Mouvement de la révolution islamique libre puis le Jihad islamique et
surtout le Hezbollah. L’implication de la Syrie et de l’Iran est évidente, mais
aucune preuve formelle ne sera jamais avancée – on parlerait aujourd’hui d’opération
« non attribuable ». Les autorités françaises, malgré la demande de plusieurs députés, ne
constitueront jamais de commission d’enquête pour dire aux Français qui a tué
leurs soldats.
Alors que quelques
années plus tôt, il n’était question que de montrer notre détermination afin d’assurer
la crédibilité de notre doctrine de dissuasion stratégique, l’exécutif français
est désormais désemparé. Malgré l’affront immense, à ce jour les plus fortes
pertes militaires en une seule journée depuis 1962, il faut attendre plusieurs
semaines pour avoir une réaction. Le 7 novembre 1983, le véhicule piégé
(une Jeep marquée « armée française ») destiné à frapper l’ambassade
d’Iran à Beyrouth ne fonctionne pas. Moins de deux ans avant le fiasco du Rainbow
Warrior, la France ne sait visiblement plus très bien monter des opérations
clandestines. Le 17 novembre, « non pas pour se venger, mais pour que
cela ne se reproduise pas », le président Mitterrand déclenche l’opération Brochet.
Huit Super-Etendard de la Marine nationale décollent du porte-avions Clemenceau et larguent 34 bombes de
250 et 400 kg sur la caserne Cheikh Abdallah dans la plaine de la Bekaa,
une position des Gardiens de la Révolution islamique et du Hezbollah
opportunément évacuée quelques minutes plus tôt. Une rumeur forte prétend que
les occupants ont été avertis par un membre d’un ministère français.
Le
21 décembre 1983, un peu plus d’un mois après le raid aérien destiné à ce
que « cela ne se reproduise pas », une nouvelle attaque à la voiture
piégée a lieu contre les Français. La voiture est arrêtée par les merlons de
terre, mais les 1 200 kilos d’explosif détruisent l’endroit
où les soldats français prennent habituellement leurs repas. L’heure des repas
avait été heureusement décalée ce jour-là, sinon il y aurait un nouveau
massacre parmi les soldats français. L’attaque en tue néanmoins un ainsi que 13
civils libanais. On compte également plus de 100 blessés, dont
24 Français. Cette attaque ne donne cette fois même pas lieu à un
simulacre de représailles.
Dès lors, la
priorité est l’autoprotection. Plus personne ne sort des deux bases françaises,
au centre de Beyrouth et sur la ligne verte. Une batterie de cinq canons
automoteurs de 155 mm AMX-13 est amenée de métropole en renfort, qui
ne tirera jamais le moindre obus, mais dans le même temps le bataillon français
emprunté à la Finul lui est rendu.
Le début du mois
de février 1984 est l’occasion de nouveaux combats dans la capitale. L’armée
libanaise, que la FMSB n’aide toujours pas, se désagrège dans la montagne face
aux Druzes de Walid Joumblatt et dans Beyrouth face aux chiites d’Amal. La
force multinationale impuissante soutenant une armée fragile au service d’un
État faible n’a plus de raison de perdurer sinon pour prendre des coups qu’elle
ne voudra pas rendre malgré ses cuirassés, porte-avions et ses hélicoptères d’attaque.
Britanniques, Italiens et Américains évacuent Beyrouth en ordre dispersé
pendant le mois de février. La France s’obstine encore un peu, en proposant
même de remplacer la FMSB par une force des Nations unies, qui, d’évidence,
aurait été encore plus impuissante. La proposition est bloquée par un véto
soviétique. Isolée, la France n’a plus le choix : il lui faut replier également
ses forces, qui, selon les mots du président de la République, « elles ont rempli
leur mission ». Du 22 au 31 mars, les Français évacuent Beyrouth. La mission de la
Force multinationale de sécurité de Beyrouth prend fin officiellement le 31 mars 1984 après dix-huit mois d’existence. Nous avons
alors perdu pour rien 89 soldats tués et plusieurs centaines de blessés,
autant que plus tard en douze ans de présence en Afghanistan.
Cela ne met pas
fin pour autant à la guerre « sous le seuil ». Au Liban, l’Iran et la Syrie utilisent divers
groupes locaux pour enlever 11 diplomates et journalistes français de 1985
à 1987. Ces groupes sont utilisés aussi pour frapper Paris. De décembre 1985 à
septembre 1986, 14 attentats à la bombe y sont organisés, faisant
13 morts et plus de 300 blessés. Le réseau de Fouad Ali Saleh à l’origine
de ces attaques est démantelé en 1987. Ce groupe est lié au Hezbollah libanais,
lui-même lié à l’Iran. Il n’est pas exclu non plus que l’assassinat en
novembre 1986 de Georges Besse, ancien président du directoire d’Eurodif,
par le groupe français Action directe ne soit également lié au conflit.
Plus ouvertement
cette fois, à partir d’avril 1985, avec l’arraisonnement d’un
porte-conteneurs français, l’Organisation des Gardiens de la Révolution
multiplie les attaques à la bombe ou au missile antichar contre les navires
battant pavillon français ou autre dans le golfe arabo-persique. Le
25 novembre 1986, c’est une plateforme pétrolière de la société Total qui
est frappée par deux avions iraniens, faisant cinq morts dont deux Français.
Face à ces
nouvelles attaques, la France gesticule. Après les attentats de Paris de 1986,
2 000 soldats sont engagés sur le pourtour du territoire métropolitain en soutien des forces de police et de
douane. Cette opération, baptisée Garde aux frontières, est le premier engagement militaire français sur le territoire
métropolitain depuis la fin de la guerre d’Algérie. Elle n’a évidemment aucun
effet sur Téhéran.
Le 17 juillet
1987, on rompt les relations diplomatiques avec l’Iran. Le 30 juillet, la
Task Force 623 quitte Toulon en direction du golfe Arabo-Persique. Avec 6 000 marins sur 140 000 tonnes de bâtiments de guerre dont le porte-avions Clemenceau, soit 40 % du tonnage
total la Marine nationale, la TF 623 représente la plus forte
concentration navale depuis la crise de Suez en 1956. Cette opération, baptisée
Prométhée, est nettement plus utile que Garde aux frontières dans la mesure où escorteurs,
frégates et chasseurs de mines protègent efficacement sans combat les navires
français, et même parfois neutres, des attaques iraniennes. Pour le reste, les
huit passages du groupe aéronaval dans le Golfe sont l’occasion de déclarations
martiales du président de la République, mais aucune frappe n’est jamais
ordonnée.
En réalité, au
moment du déclenchement de Prométhée, le gouvernement français, dirigé par
Jacques Chirac, a déjà décidé de tout céder à l’Iran et de tirer un profit
politique de la libération des otages peu de temps avant l’élection
présidentielle de 1988 face à François Mitterrand. L’argent dû à l’Iran lui est
rendu, ainsi que le personnel diplomatique inquiété après les attentats de
Paris. En échange, les otages au Liban, Jean-Paul Kauffmann, Marcel Carton et
Marcel Fontaine, sont libérés. Il est alors mis fin aux opérations militaires
de démonstration dont le but principal avait bien été de permettre un abandon
plus facile derrière un masque de fermeté. Un traité définitif est signé par la
France et l’Iran en 1991. Il consacre encore, à ce jour, la plus grande défaite
de la France après la fin de la guerre d’Algérie.
Cet accord de paix secret avec l’Iran coïncide presque avec celui avec Libye, l’autre adversaire du moment.
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