Depuis l’été
dernier, les Ukrainiens sont sans doute en train de tester un nouveau mode
opératoire justement pour reconquérir cette même Crimée : l’ébouillantement
progressif de la grenouille. Le problème est complexe pour eux puisqu’il s’agit
de reprendre à terme un territoire considéré comme faisant partie du territoire
national par une puissance nucléaire. Le 17 juillet 2022, le secrétaire adjoint
du Conseil de sécurité de Russie et ancien président russe, Dmitri Medvedev, déclarait
que l’attaque de la Crimée serait considérée comme une attaque contre le cœur du
territoire russe et que toucher à ses deux sites stratégiques : le pont de
Kertch qui relie la presqu’île à la Russie ou la base navale de Sébastopol provoquerait
le « jour du jugement dernier » en Ukraine, autrement dit des
frappes nucléaires. Même si on est alors déjà habitué aux déclarations outrancières
de Dmitri Medvedev, la menace nucléaire, portée depuis le début de la guerre
par Vladimir Poutine et Sergueï Lavrov son ministre des Affaires étrangères, est
malgré tout prise au sérieux par de nombreux experts. La possibilité d’une
attaque ukrainienne aérienne et encore moins terrestre en Crimée paraît alors
lointaine mais beaucoup pensent que dans un contexte où l’Ukraine n’a aucun
moyen de riposter de la même manière, une frappe nucléaire serait possible afin
de dissuader de toute autre agression sur le sol russe ou prétendument tel. Selon
le principe de l’« escalade pour la désescalade », cette frappe, éventuellement
purement démonstrative pour en réduire le coût politique, effraierait aussi les
Ukrainiens et peut-être surtout les Occidentaux et imposerait une paix russe.
Et pourtant, quelques
jours seulement après la déclaration de Medvedev, le 9 août, deux explosions
ravagent la base aérienne de Saki en Crimée avec au moins neuf avions détruits.
Sept jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions qui explose à son tour
dans le nord de la Crimée dans le district de Djankoï accompagné de sabotages. On
ne sait toujours pas très bien comment ces attaques ont pu être réalisées d’autant
plus qu’elles ne sont pas revendiquées. Cela permet aux Russes de sauver un peu
la face et de minimiser les évènements en parlant, contre toute évidence, d’accidents.
Néanmoins, ces premières attaques ont démontré que l’on pouvait attaquer la
Crimée sans susciter de riposte de grande ampleur. Elles continuent donc. Le 1er
octobre, c’est l’aéroport militaire de Belbek, près de Sébastopol, qui est frappé
à son tour, là encore sans provoquer de réaction sérieuse. Toutes ces attaques ont
un intérêt opérationnel évident à court terme, la Crimée constituant la base
arrière du groupe d’armée russes occupant une partie de provinces ukrainiennes
de Kherson, Zaporijjia et Donetsk. Leur logistique et leurs appuis aériens se
trouvent évidemment entravés par toutes les attaques sur les axes et les bases
de la péninsule de Crimée. Mais ces actions doivent aussi se comprendre dans le
cadre d’une stratégie à plus long terme de banalisation de la guerre en Crimée.
Les Ukrainiens
effectuent alors le test ultime. Le 8 octobre 2022, le pont de Kertch est très sévèrement
touché par une énorme explosion provoquée probablement par un camion rempli d’explosifs.
Cette attaque constitue alors une élévation de la température autour de la
grenouille mais l’eau est déjà chaude et l’élévation est amoindrie par l’absence
de revendication et l’ambiguïté d’une attaque a priori réalisée à l’aide d’un
camion rempli d’explosif venant de Russie. L’affront n’est donc pas aussi grand
qu’une attaque directe revendiquée et réalisée par surprise, mais la claque est
violente et quasi personnelle envers Vladimir Poutine, dont le nom est souvent
attaché à se pont qu’il a inauguré en personne au volant d’un camion en 2018. Ce
n’est pas cependant pas assez, ou plus assez, pour braver l’opinion des nations
et notamment celle de la Chine – très sensible sur le sujet – ou des Etats-Unis
– qui ont clairement annoncé une riposte conventionnelle à un tel évènement. Il n’y a donc pas de frappe nucléaire russe et
on ne sait même pas en réalité si cette option a été sérieusement envisagée par
le collectif de décision russe. Mais les Russes disposent alors d’une force de
frappe conventionnelle. Le 10 octobre, plus de 80 missiles balistiques ou de
croisière s’abattent sur l’intérieur de l’Ukraine. C’est la première d’une longue
série de salves hebdomadaires sur le réseau énergétique. Cette opération n’a
pas été organisée en deux jours, mais le lien est immédiatement fait par effet
de proximité entre l’attaque du pont le 8 et cette réponse.
Le problème est
que l’ « escalade pour la désescalade » fonctionne rarement. Non
seulement les attaques contre la Crimée ne cessent pas mais elles prennent même
de l’ampleur, en nombre par le harcèlement de petits drones aériens et en qualité
avec des attaques plus complexes. Quelques jours seulement après l’attaque du
pont de Kertch, le 29 octobre, c’est la base navale de Sébastopol, l’autre grand
site stratégique de la Crimée, qui est attaquée par une combinaison de drones
aériens et de drones navals. Trois navires au moins, dont la frégate Amiral
Makarov, sont endommagés. Que faire pour marquer le coup alors que l’on
fait déjà le maximum ? Pour qu’on puisse malgré tout faire un lien avec l’attaque
de Sébastopol, l’effort est porté sur les ports ukrainiens, bases de départ des
drones navals. Cela ne suffit pas pour autant pour arrêter les attaques d’autant
plus que les Occidentaux, accoutumés aussi à l’idée que la guerre peut se
porter en Crimée sans susciter de réaction nucléaire, commencent à fournir des
armes à longue portée.
Le 29 avril 2023,
un énorme dépôt de carburant est détruit près de Sébastopol. Le 6 et le 7 mai,
la base de Sébastopol est attaquée une nouvelle fois par drones aériens. Le 22
juin, c’est la route de Chongar, une des deux routes reliant la Crimée au reste
de l’Ukraine, qui est frappée par quatre missiles aéroportés Storm Shadow,
une première. Surtout, le lundi 17 juillet au matin, le pont de Kertch est à
nouveau attaqué, par drone naval cette fois. Cette nouvelle attaque sur une cible
stratégique est pleinement revendiquée cette fois par les Ukrainiens dans une déclaration
officielle qui assume aussi rétrospectivement toutes les actions précédentes. Deux
jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions à Kirovski, non loin de
Kertch, qui explose, puis un autre le 22 juillet à Krasnogvardeysk, au centre
de la péninsule.
Mais alors que
les attaques se multiplient sur la Crimée, la capacité de riposte russe hors
nucléaire est désormais réduite puisque le stock de missiles modernes est désormais
au plus bas. Les Russes ratissent les fonds de tiroir en mélangeant les quelques
dizaines de missiles de croisière moderne qu’ils fabriquent encore chaque mois
avec des drones et des missiles antinavires, dont les très anciens et très
imprécis KH22/32. Pour établir un lien avec l’attaque par drone naval, ces
projectiles disparates sont lancés pendant plusieurs jours sur les ports
ukrainiens, Odessa en particulier. Ces frappes n’ont aucun intérêt militaire et
dégradent encore l’image de la Russie en frappant notamment des sites culturels.
On est surtout très loin des possibilités d’écrasement, même simplement conventionnelles,
que l’on imaginait avant-guerre ou même des salves d’Iskander ou de Kalibr du
début de la guerre. Les frappes sur Odessa sont aussi une démonstration d’impuissance.
Le pouvoir russe a aussi perdu beaucoup de crédibilité dans sa capacité à dépasser cette impuissance pour aller plus haut. Michel Debré expliquait qu’on pouvait difficilement être crédible dans la menace d’emploi de l’arme nucléaire si on se montrait faible par ailleurs. Il n’est pas évident à cet égard que le traitement de la mutinerie d’Evgueny Prigojine et de Wagner le 24 juin, du terrible châtiment annoncé le matin à l’arrangement le soir, ait renforcé la crédibilité nucléaire de Vladimir Poutine. Pour être dissuasif, il faut faire peur et à force de menaces vaines, le pouvoir russe fait de moins en moins peur. Bref, la Crimée est désormais pleinement dans la guerre et si un jour des forces ukrainiennes y débarquent, d’abord ponctuellement lors de raids, puis en force – perspective pour l’instant très hypothétique et lointaine – on sait déjà, ou du moins on croit désormais, que cela ne provoquera pas de guerre nucléaire. C’est déjà beaucoup.
Bonsoir mr goya ,
RépondreSupprimerVous brouillez les pistes entre wordpress et blogspot?
Peut importe, vos interventions sont appréciables.
Metci
Une mise au point précise et concise, merci.
RépondreSupprimerLa seconde guerre de Crimée n'aura sans doute jamais lieu, et c'est dommage. Cela mettrait le point final aux ambitions impériales de la Russie, qui depuis au moins 250 ans constitue une menace constante contre l'indépendance et la liberté des nations européennes. Un véritable poison géopolitique.
artichaut avec un "t" à la fin.
RépondreSupprimerBonjour monsieur GOYA,
RépondreSupprimerMerci encore pour cet article.
Que d'hommages successifs à l'analyse "d'Arty Green" !
Pour ma part, sa description d'une "offensive défensive" ("offensive d'hiver" pour conquérir de meilleures positions défensives [et qui est en partie un échec selon "Arty Green"]) a "bouleversé" ma vision de la guerre en Ukraine.
Je me permets de vous faire remarquer une coquille :
"Vladimir Poutine, dont le nom est souvent attaché à se pont"
---> Vladimir Poutine, dont le nom est souvent attaché à CE pont
Au plaisir de continuer de vous lire (et de vous voir tout à l'heure sur LCI).
Bonne continuation à vous.