L’ère des opérations extérieures commence peut-être le 23 novembre
1961 lorsque le général décrit sa vision du monde et des nouvelles missions des
forces armées dans ce nouveau contexte. Cet homme, né à une époque où la France
se lance à la conquête d’un empire colonial et où l’armée française prépare la
revanche contre l’Allemagne en pantalon rouge et fusil Chassepot modifié, est
désormais à la tête d’une nation en pleine croissance des Trente glorieuses, mais
qui n’a presque plus de colonies et se trouve menacée de destruction en
quelques heures à coups de missiles intercontinentaux thermonucléaires soviétiques.
Afin de préserver l’indépendance de la France et la défense de ses
intérêts, vitaux comme secondaires, le général de Gaulle fixe deux grandes missions
aux forces armées. La première consiste à faire face à la menace soviétique
sans dépendre complètement des Etats-Unis, ce qui signifie qu’il faut disposer
soi-même d’un arsenal atomique adossé à une force conventionnelle à nos
frontières. D'autre part, je cite : « comme l'éloignement relatif
des continents ne cesse pas de se réduire et que tout danger, tout conflit, où
que ce soit, intéresse une puissance mondiale, et par conséquent la France. Et
puis au surplus, comme dans les conditions adaptées à notre siècle, la France
est comme toujours présente et active outre-mer, il résulte de tout cela que sa
sécurité, l'aide qu'elle doit à ses alliés, le concours qu'elle s'est engagée à
fournir à ses associés, peuvent être mis en cause en n'importe quelle région du
globe. Une force d'intervention terrestre, navale, aérienne, faite
pour agir à tout moment et n'importe où, lui est donc nécessaire ».
Le modèle gaullien à l’épreuve
Deux armées séparées donc, correspondant comme dans toute bonne
politique de Défense à faire face aux hypothèses d’emploi les plus importantes
et/ou les plus probables, mais un chef unique. Les institutions de la nouvelle
république et surtout la pratique qui en est faite par le général de Gaulle
face aux derniers évènements de la guerre d’Algérie et aux nécessités d’un éventuel
conflit nucléaire aboutissent à une grande centralisation dans l’emploi de la
force armée. Une opération militaire, c’est désormais une action décidée en
conseil de Défense par le président de la République avec pour seul contrepoids
la nécessaire cosignature du Premier ministre, ce qui normalement ne pose pas
de problème, sauf en cas de cohabitation politique.
Résumons : un grand besoin d’exister dans le monde + de nombreuses
obligations + une force d’intervention immédiatement disponible + une grande facilité
d’engagement = une très forte incitation à lancer des opérations à laquelle seul
le président Pompidou résistera. Petit problème, comme il n’est plus question d’envoyer
des soldats appelés au loin depuis 1895, cette force d’intervention sera réduite
à quelques unités professionnelles complétées éventuellement par le subterfuge
des « volontaires service long ». Cela importe alors peu puisqu’on n’imagine
pas au début avoir à faire autre chose que des interventions très limitées en
volume et dans l’espace-temps, un peu comme celle que nous venons de faire
alors pour dégager les bases de Bizerte en juillet 1961.
Une politique de Défense, ce que l’on appelait avant une grande
stratégie militaire, est comme un paradigme scientifique. Une fois établie elle
doit s’adapter aux anomalies qui ne manqueront pas de survenir jusqu’à celle qu’il
ne sera plus possible de gérer avec le modèle en cours et qui imposera d’en
changer. Des anomalies, on en rencontre très vite dans la stratégie des moyens,
mais l’emploi des forces correspond bien au modèle jusqu’en 1969 lorsqu’il faut
mener au Tchad une guerre de « contre-insurrection » pendant des
années contre une organisation armée. Ce qui est intéressant dans ce cas, c’est
que ce n’était pas prévu parce que ce n’était improbable mais parce qu’on ne voulait
« refaire l’Algérie ». On le refait pendant trois ans et plutôt
bien en adaptant à la marge le modèle, concrètement en initiant un processus croissant
de recrutement de soldats professionnels.
La deuxième anomalie vient de la confrontation, ou pour employer
le terme officiel actuel de la « contestation » sous le seuil de la
guerre ouverte avec d’autres Etats. On avait connu cela lors de la « guerre
de la langouste » avec le Brésil entre 1961 et 1963, une affaire de zones
de pêches où la France avait envoyé un groupe aéronaval au large des eaux brésiliennes
pour protéger ses pêcheurs et faire céder Brasilia. On fait des choses plus sérieuses
au Tchad contre la Libye de 1983 à 1987, en déployant un bouclier dissuasif de
forces au centre du pays et une force de frappe aérienne. Derrière la ligne rouge
imposée au colonel Kadhafi, on arme, conseille et appui les forces armées
tchadiennes qui chassent les Libyens du nord du pays. Kadhafi est impuissant, même
s’il tente quelques coups contre nous, comme des raids aériens et plus tard un
attentat terroriste qui fera 170 morts dont 54 Français.
On s’est trouvés beaucoup moins à l’aise lorsque la confrontation
nécessitait de mettre en œuvre d’autres moyens que militaires. L’Iran et la
Syrie nous ont frappés ainsi clandestinement au Liban et en France avec une
relative impunité dans les années 1980 et on n’a su que répondre par des
opérations de gesticulation destinés au public français mais n’ont fait aucun
mal aux Iraniens. En 1987, après un peu plus d’une centaine de morts français,
civils et militaires, on a cédé à toutes les exigences iraniennes. C’est encore
à ce jour le plus grand désastre de la Ve République. Cela n’a pas
changé grand-chose à notre politique.
Et puis est survenue la « grosse anomalie », celle à laquelle
on ne peut s’adapter qu’en changeant en profondeur les choses. En l’espace de
quelques années, l’Union soviétique disparaît et avec elle les principaux antagonismes
et blocages, de la guerre froide. On se trouve ainsi d’un seul coup à avoir à mener
une guerre contre un Etat lointain et puissant : l’Irak. Entre grande
guerre aux frontières et petite guerre au loin, la grande guerre au loin était un
cas non prévu, en grande partie parce que très peu probable dans le contexte de
la guerre froide.
En fait, ce que l’on n’avait pas prévu, c’était que la guerre
froide pouvait se terminer un jour et que le contexte politique international
pouvait se modifier. Il suffisait pourtant de regarder un peu le passé pour
constater que depuis au moins deux siècles, le contexte international autour de
la France, et donc les hypothèses d’emploi de ses forces armées, changeait fortement
selon des cycles de douze à trente ans. Le général de Gaulle évoqué plus haut
en avait connu quatre dans sa vie. Il est toujours étonnant de voir que l’on n’anticipe
pas ou si peu, non pas les grands évènements qui vont se produire, beaucoup ne
sont pas prévisibles, mais le fait qu’il y en aura. Nous sommes comme les
dindes que décrivait Bertrand Russell qui analysent la vie quotidienne de la
basse-cour mais ignorent ou veulent ignorer que Noël va arriver et que cela
risque de provoquer de gros changements dans leur vie.
Le Noël 1990 se passe dans le désert saoudien, avec les forces
françaises de l’opération Daguet sont deux fois inférieure en volume aux forces
britanniques et trente fois inférieures à celles des Américains. Quand on est
obsédé par sa place dans les affaires du monde, c’est humiliant. Depuis l’ambition
secrète sera de faire mieux qu’à cette époque, mais, attention spoiler, on n’y parviendra
pas.
Dans le nouvel ordre mondial
Toujours est-il qu’après ces grands bouleversements, toutes les
hypothèses sont à revoir dans ce nouveau cadre unipolaire et mondialisé, que l’on
baptise « nouvel ordre mondial ». Mais qui dit « ordre »
dit « maintien de l’ordre ». On décide donc de se lancer dans la police
du monde. Le mot fait horreur, on parlera d’opérations humanitaires armées, de
gestion de crise, de maintien ou de restauration de la paix, d’interposition
puis de stabilisation, sans parler bien sûr des opérations de secours ou d’évacuation
de ressortissants. C’est pourtant simple : quand un Etat ou une
organisation non-étatique est désigné comme ennemi c’est la guerre, ouverte ou
non, mais quant il n’y a pas d’ennemi désigné, c’est de la police.
Dans les faits, on fera aussi la guerre, et même une fois tous les
quatre ans de 1990 à 2011, mais on prendre soin de qualifier ces ennemis - l’Irak,
la République bosno-serbe, la Serbie, l’Etat taliban et l’Afghanistan (on sautera
la case Irak 2003) - de « voyous » ou de contrevenants d’une manière
ou d’une autre à l’ordre et la morale internationaux. Concrètement, on attend à
chaque fois que les Etats-Unis le décident, forment une coalition et fournissent
70 % des moyens, essentiellement aériens, permettant aux Occidentaux, à l’exception
de la guerre de 1990-1991, de transférer aux alliés locaux et à la population
de prendre la charge des risques.
Bien entendu, il aurait fallu adapter le modèle de forces à cette
nouvelle vision. Cette adaptation a consisté seulement à professionnaliser l’ensemble
des forces, mais pour le reste, on s’est empressé de réduire les budgets, ce
qui a plongé les forces armées dans une longue crise. Au bout du compte, la
capacité d’intervention n’augmente guère au cours de cette période alors que
les besoins explosent.
Dans ces conditions, cela ne fonctionne pas beaucoup. Les anomalies
surviennent très vite dans les opérations de police. L’opération humanitaire au
Kurdistan réussit parce qu’il n’y aucune opposition irakienne, mais il n’y a
aucune opposition car nous (les Américains en fait) sommes forts et faisons
peur. C’est beaucoup moins efficace quand c’est géré par les Nations-Unies. Au
Cambodge, cela fonctionne presque, en Somalie pas du tout malgré la présence
américaine, beaucoup moins à l’aise face à la milice du général Aïdid que face
à un Etat, mais ce n’est encore rien par rapport au désastre en Croatie et
surtout en Bosnie. Depuis 1983 Mitterrand a ainsi sacrifié environ 150 soldats
français morts pour bien peu de résultats concrets, mais l’honneur était sauf,
il n’a pas fait la guerre, sauf et bien malgré lui, contre l’Irak.
On a mis beaucoup de temps à comprendre que le maintien de la paix,
cela ne fonctionne que lorsqu’il y a déjà la paix, c’est-à-dire le plus souvent
lorsqu’il y a un vainqueur et un vaincu. Le meilleur moyen de soulager les
souffrances des populations, c’est de donc faire en sorte qu’il y ait un
vainqueur, si possible honorable, et un vaincu, si possible le méchant de l’histoire,
pas de donner de l’aide alimentaire aux gens en espérant que la paix vienne par
magie.
On commence à s’en rendre compte justement lorsqu’on se redécide à
faire la guerre. Les souffrances contre la population bosniaques n’ont cessé qu’avec
la défaite des Bosno-Serbes en 1995 avec l’aide des canons et avions de l’OTAN.
C’est à ce moment-là seulement que la stabilisation a pu s’effectuer, non plus
par une interposition stérile mais par la présence forte de 40 000 soldats
avec des moyens importants dans tout le pays. Idem, pour le Kosovo et la Serbie
en 1999. On croit avoir trouvé enfin le bon modèle dans les Balkans : soit
il y a un vrai accord de paix entre les acteurs, soit on l’impose par la force
et dans tous les cas, on stabilise (je n’ose dire « pacifie » pour ne
pas faire colonial) avec une forte densité de forces de « police ».
La situation qui en découle, en ex-Yougoslavie et en Albanie, n’est pas parfaite
mais c’est une vraie paix.
La plus étonnant est qu’on persiste dans l’inhibition en Afrique
sub-saharienne, essentiellement par peur de l’accusation de néo-colonialisme.
Pas de guerre donc, mais du soutien « par l’arrière » à de multiples opérations
de soutien à des forces régionales, onusiennes ou européennes qui ne
réussissent que lorsqu’il n’y a aucun risque que cela échoue. On rétablit l’ordre
à plusieurs reprises pendant deux ans à Bangui avant de se lasser de cette
mission de Sisyphe et quitter la Centrafrique en 1998. On réussit temporairement
à sécuriser la région de Bunia en République démocratique du Congo en 2003,
parce qu’on concentre, dans cette opération européenne assez de soldats français
sur une petite zone pour avoir une densité de « police » suffisante.
L’opération la plus mystérieuse est alors sans doute Licorne en
Côte d’Ivoire où on coupe le pays en deux pendant huit ans à partir de 2002, en
se faisant attaquer de tous les côtés et avec toute la panoplie de l’hybridité,
jusqu’à ce qu’on se décide en 2010 à soutenir militairement un camp, et donc de
désigner l’autre comme ennemi. Etrangement, alors bien sûr que l’on se félicite
officiellement du succès de cette opération, personne n’a plus envisagé de la
rééditer, notamment au Mali en 2013, alors que la situation militaire était
sensiblement la même qu’en Côte d’Ivoire en 2002. Bref, l’interposition c’est enfin
bien fini. On a quand même réédité l’expérience de la sécurisation par « étouffement »
en Centrafrique en 2013, un peu comme en Bosnie ou au Kosovo. A cette
différence près qu’au lieu de 50 000 soldats de l’OTAN pour une population
de 2 millions d’habitants, personne dans l’OTAN ne vient aider nos 2 000 soldats
français pour une population de volume similaire sur un espace beaucoup plus grand.
Les opérations Licorne et Sangaris étaient des anomalies dans un
contexte géopolitique qui avait changé depuis plusieurs années.
La fin de la fin de l’histoire
Alors qu’on parlait de la « fin de l’histoire » au début
des années 1990 avec la survenue du meilleur des mondes possibles libéral
économiquement et démocratique, on n’a bien perçu que la mondialisation affaiblissait
en réalité beaucoup d’Etats tout en favorisant, grâce à des multiples flux d’armes,
d’individus, d’argent, d’informations, les organisations non étatiques armées.
Les organisations armées ont proliféré dans tous les Etats faibles et elles
sont devenues beaucoup plus fortes dans les années 1990-2000, un doublement de
puissance, alors que dans de nombreux pays. Le vrai choc n’a pas forcément été
la capacité de certaines de ces organisations, en particulier les salafo-djihadistes,
à organiser des attentats mais à résister aux plus grandes puissances
militaires du moment. L’année 2006 est une année témoin où simultanément l’ISAF
la coalition internationale en Afghanistan découvrait avec stupeur et douleur que
le sud de l’Afghanistan était tenu par les Taliban et leurs alliés, les Etats-Unis
ne parvenaient pas à vaincre l’Etat islamique en Irak ou l’armée du Mahdi qui
se disputaient Bagdad et le Hezbollah résistait à Israël au Liban. On était
loin de l’écrasante victoire de 1991 face à l’Irak.
Après avoir longtemps pratiqué une politique d’évitement, on est
véritablement entré dans la nouvelle ère en 2008 en occupant le secteur de la Kapisa-Surobi
que l’on savait tenu par l’ennemi. Depuis nous sommes en guerre continuelle contre
les organisations armées salafo-djihadistes et leurs alliés, en Afghanistan pendant
quatre ans puis depuis 2013 au Sahel, en Irak-Syrie depuis 2014 et même sur le
territoire national, tout en achevant, on l’a vu, les derniers feux de la dernière
période.
Comme jusqu’en 2015 on réduisait quand même toujours les moyens
militaires, on s’est retrouvé en surextension stratégique alors qu’ont assiste
au retour des puissances non-occidentales, globales comme la Russie et la
Chine, ou régionales comme la Turquie, qui menait logiquement des politiques de
puissance. C’était la fin définitive du Nouvel ordre mondial à la vie bien
brève et le retour aux blocages, contraintes et pratiques de la guerre froide.
Nous voilà avec ces deux missions sur les bras. La guerre contre les organisations armées continue et il faut s’attendre non plus à faire la guerre contre des Etats, la dernière à eu lieu il y a dix ans déjà, mais à se confronter à eux, ce qui suppose aussi d’être fort. On s’adapte plus ou moins bien à ce nouveau contexte, mais le plus inquiétant est que personne ne réfléchit au fait que ce nouveau contexte lui-même changera probablement radicalement dans une dizaine d’années.
Merci Mr Goya. Fidèle à vous même, et une écriture pertinente.
RépondreSupprimerDans votre étude très complète et bien documentée, je relève ce début de phrase: " En fait, ce que l'on n'avait pas prévu, c'était que la guerre froide pouvait se terminer un jour..." Ce constat peut il amener le jugement suivant ?
RépondreSupprimerLes forces du pacte de Varsovie ne représentaient aucune menace réelle! Car la force du monde communiste était illusoire ( les observateurs de l'ONUST au Proche Orient le savaient, eux qui côtoyaient leurs homologues soviétiques dans les "O.P." ( postes d'observation) dans les coins reculés du Machreck, mais ce soi disant danger arrangeait beaucoup de monde ( les gouvernants, les militaires et les ... marchands de canons). La preuve n'est elle pas dans la montée en puissance du peuple de la RDA qui entraînait pas des pasteurs luthériens ont bousculé les structures communistes, tout simplement.
"Antigone a raison, Créon n'a pas tort "...
Franchement, voilà bien une information à l'emporte-pièce : résumer 45 ans en quelques phrases ?
SupprimerAccessoirement, les armées égyptiennes, syriennes, et surtout vietnamiennes équipées à la soviétique ont su casser les dents de leurs adversaires israéliens (la guerre d'usure, automne 1973) et étasuniens (après tout, qui a pris Saïgon en 1975 ?)
Et quoi, en 1945, l'armée rouge a 13 millions d'hommes (et comme le génial Père des peuples fait ce qu'il veut, il peut toujours mobiliser sans se soucier de campagnes pacifistes), quand les EU ont démobilisé à toute vitesse...
Dire "tout ça c'est un complot de Marcel Dassault" c'est joyeusement s'aveugler (et je ne suis pas actionnaire, merci).
Bonjour,
RépondreSupprimerNe manque-il pas des mots vers la fin de cette phrase : "Concrètement, on attend à chaque fois que les Etats-Unis le décident, forment une coalition et fournissent 70 % des moyens, essentiellement aériens, permettant aux Occidentaux, à l’exception de la guerre de 1990-1991, de transférer aux les alliés locaux et un à la population de prendre la charge des risques. " (2ème alinea du pragraphe "Dans le nouvel ordre mondial")
Merci.
Cordialement.
Une analyse brillante et très bien vulgarisée, comme toujours.
RépondreSupprimerOn reste cependant sur notre fin quant à votre vision d'un modèle d'armée pour les prochaines décennies.