À
la tombée de la nuit, les survivants se replient, en subissant encore de
nombreuses pertes, la plupart par pannes. Au total, un quart des membres d’équipage
ont été tués ou blessés et 76 chars ont été perdus, dont 56 par l’artillerie
allemande et parmi eux 35 ont pris feu. Le groupement du commandant Bossut,
lui-même tué dans son char, a été détruit pour un effet nul. L’enthousiasme qu’avait
suscité cette « Artillerie
spéciale »
(AS) retombe d’un coup et se transforme en hostilité devant ce « gâchis
de ressources ».
Comment
expliquer cet échec d’une innovation pourtant si prometteuse ?
Revenons
un peu plus d’un an en arrière. L’idée d’un engin à chenilles à vocation militaire
apparaît dès le début XXe siècle dans le cadre du
bouillonnement d’expérimentations autour du moteur à explosion. Plusieurs projets
industriels apparaissent qui ne trouvent aucune application, car nulle part on
ne parvient à connecter ces lourds, lents et peu fiables engins à un besoin. Ce
besoin apparaît finalement avec la fixation du front à partir de l’automne 1914
lorsqu’il s’agit de neutraliser des nids de mitrailleuses ennemies, solidement
retranchés et protégés par des réseaux de fils de fer barbelés. Stimulée par
l’urgence, l’offre technique est très importante en France. Les projets présentés souffrent cependant de méconnaître les réalités du front et, jusqu’aux travaux de la société Schneider, de ne pas
utiliser la chenille. Du côté de la « demande »,
le Grand quartier général (GQG) attend d’avoir exploité toutes les solutions conformes
au paradigme en vigueur avant de regarder des solutions nouvelles, ce qui
survient après le désastre de l’« offensive décisive » de septembre 1915.
C’est
dans ce contexte que le colonel Estienne écrit le 6 décembre 1915 au
général en chef : « je
regarde comme possible la réalisation
de véhicules
à
traction mécanique
permettant de transporter à
travers tous les obstacles et sous le feu, à une vitesse supérieure à 6 kilomètres à l’heure, de l’infanterie
avec armes et bagages, et du canon ».
Estienne
possède alors toutes les qualités pour défendre un projet innovant.
Polytechnicien, il a reçu une solide formation scientifique qu’il met au
service d’un esprit créatif. Dans sa carrière d’artilleur, de multiples
inventions lui ont donné une notoriété qui lui vaut de recevoir, en 1909, la
mission d’organiser à Vincennes un centre d’aviation où il développe ses idées
sur le réglage aérien de l’artillerie, idées qu’il concrétise le
6 septembre 1914, à Montceaux-les-provins, avec les deux aéroplanes qu’il
a fait réaliser. Point particulier, il sert alors à la 6e Division
d’Infanterie (DI) sous les ordres du général Pétain, avec qui il continue à
entretenir par la suite des relations. Grâce à son réseau, Estienne connaît le
projet d’engin de la société Schneider qui correspond le moins mal à son idée
et lorsqu’il parle, il est plus facilement écouté que les centaines d’autres
colonels de l’armée française. Estienne réussit ainsi à persuader Joffre de
demander, dès le 31 janvier 1916, la fabrication rapide de
400 cuirassés Schneider.
Le
problème est que la Direction du Service Automobile (DSA), au sein du ministère
de la Guerre prend ombrage. Ce n’est pas aux opérationnels de décider du choix
de moyens, mais au ministère de la Guerre en liaison avec celui de l’Armement !
La DSA ne peut contrecarrer le projet de la coalition Joffre-Estienne-Pétain-député
Breton-société Schneider, déjà approuvé et financé, mais elle peut essayer de
le neutraliser. La nouvelle coalition qui réunit Albert Thomas, ministre de
l’Armement, et le général Mourret, de la DSA, parvient à obtenir que le projet
de chars Schneider soit confié une commission excluant Estienne, et commande également
à 400 exemplaires son propre char à la société Compagnie des Forges et
Aciéries de la Marine et d’Homécourt dite « Saint-Chamond », rivale de Schneider et où officie
un autre artilleur célèbre : le colonel Rimailho. Après une bataille de périmètres,
Estienne obtient cependant en septembre le commandement de l’Artillerie
d’assaut (ou spéciale, AS). L’AS est rattachée au GQG pour emploi, mais dépend
organiquement jusqu’en janvier 1918 du ministère de l’Armement, à
Le
premier groupe de chars, des Schneider, est créé le 7 octobre 1916, soit
seulement dix mois après le lancement du projet, une performance remarquable
due en grande partie au pragmatisme d’Estienne qui n’attend pas, contrairement
à ce que fera systématiquement la DSA, le char de ses rêves, mais adapte l’existant
en l’occurrence le projet de l’ingénieur Brillié, extrapolation des idées du
député Breton et du tracteur d’agriculture « Baby Holt ». La DSA par sa bureaucratie, exigeant
de refaire les essais de Schneider pour aboutir aux mêmes conclusions, n’aura
retardé le projet que de six semaines. Quant au projet Saint-Chamond beaucoup
plus sophistiqué, il ne sera pas prêt à temps pour les combats du printemps. Et
quand il sera prêt, on s’apercevra que son châssis a été mal conçu et qu’il est
peu utilisable. On notera aussi que le ministère de l’Armement, tout au respect
de sa commande d’engins, néglige tout son environnement de pièces détachées, ce
qui provoquera au bout du compte autant de chars immobilisés que l’action de l’ennemi.
Alors
que la première génération d’engins est lancée. Estienne et la DSA imaginent
déjà la suivante. Le premier veut un engin léger et transportable par camions,
ce sera le FT-17 un des instruments de la victoire. La seconde, significativement,
préfère un engin très lourd et très puissant, ce sera le char 2C un
monstre d’ingénierie qui n’apparaîtra qu’après la guerre et ne servira jamais à
rien. Entre temps, de toute façon, le haut-commandement a changé et Nivelle,
nouveau général en chef, a placé en priorité absolue un programme de
850 tracteurs d’artillerie qui à partir du début 1917 freine
considérablement la production de chars moyens et stoppe les débuts du char léger.
Ce projet de tracteurs sera un échec.
Tactiquement
tout est à inventer. Le laboratoire de l’AS est à Champlieu près de Compiègne. Les
hommes arrivent à partir d’août 1916. Volontaires venus de toutes les armes, ce
sont d’abord des « émigrés » internes. Dans le corps des officiers, deux catégories dominent. Les premiers sont officiers
de « complément » (réservistes) ou
issus du rang. Victimes d’un
ostracisme de la part des officiers de carrière, ils sont attirés par les armes
nouvelles, là où personne ne peut revendiquer une supériorité sur eux. Pour le
député Abel Ferry, « les
chars d’assaut
sont une invention d’officiers
combattants, de réservistes,
de gens de l’arrière. Ils ne sont pas nés spontanément de la méditation du
haut-commandement ». On rappellera
d’ailleurs que le premier emploi militaire d’engins chenillés en France semble
d’ailleurs être l’initiative du réserviste Cailloux, dans les Vosges au
printemps 1915.
Le
deuxième groupe important est formé par les cavaliers. Disponibles, car
inemployés dans la guerre de tranchées, les cavaliers, essaiment dans les
autres armes, où ils arrivent avec leur culture d’origine, mais aussi leurs
frustrations. Dans l’Aéronautique, comme dans l’AS, ils reproduisent des
schémas très offensifs faits de charges ou de duels et rechignent à la
coopération avec les autres armes. Au-dessus des portes du manège de l’École
militaire à Paris on trouve deux noms : Du Peuty et Bossut. En fait, il s’agit
de deux cavaliers qui ont quitté les chevaux pour les avions dans le premier
cas, et les chars dans le second. Déjà
célèbre avant-guerre pour ses qualités hippiques, véritable héros plusieurs fois cité en 1914, Bossut commandera donc le
principal groupement de chars à Berry-au-Bac, mais il aura eu auparavant une
grande influence sur les orientations de l’AS.
C’est
avec tous ces hommes que l’on s’efforce de déterminer une doctrine d’emploi. On
tire des enseignements des multiples exercices menés sur les polygones du camp
de Champlieu, avec cette particularité qu’ils manquent un peu de réalisme. Après
coup, le lieutenant Chenu, un des premiers officiers de chars, évoquera
l’illusion des tranchées ennemies, « réseau idéal et géométrique, facile à
franchir par les chars ». On
s’intéresse aussi beaucoup à l’expérience des Britanniques qui ont été les
premiers à utiliser des chars, sans grand succès, sur le champ de bataille de
la Somme. La coopération entre les Alliés sera toujours excellente en la
matière. En août 1918, on finira par créer un Centre interalliés à Recloses,
regroupant plusieurs bataillons de chars et d’infanterie des différentes
nations afin de mettre en commun connaissances et expérimentations.
On
fixe rapidement les structures. Les cellules tactiques de base sont les
batteries à 4 chars, réunies par 4 dans des groupes. Le 31 mars 1917,
l’A.S. dispose de 13 groupes Schneider et de 2 groupes Saint-Chamond
incomplets. Ces groupes forment des groupements de taille variable. Pour
faciliter la progression des chars, le commandant Bossut suggère la formation
d’une infanterie d’accompagnement : ce sera le 17e Bataillon
de chasseurs à pied (BCP) dont chaque compagnie d’infanterie est affectée à
chaque groupe d’attaque. Elle se fractionne ensuite en « groupes
d’élite »
de trois hommes chargés d’accompagner chaque engin et en sections
d’accompagnement pour l’aménagement des passages sur les tranchées. Pour une
raison mystérieuse, le 17e BCP ne sera finalement pas engagé avec
les chars dans l’offensive d’avril et remplacé au dernier moment par une unité
sommairement formée.
Reste
encore à déterminer comment utiliser ces chars qui peuvent tirer efficacement
qu’à 200 mètres pour les Schneider et ne peuvent parcourir que 30 kilomètres,
retour compris. Il n’y alors que deux possibilités. La première est
l’accompagnement. Dans ce cas, les engins avancent au rythme des fantassins
pour les aider à détruire les résistances. Dans ce cas, ils peuvent être
dispersés dans les unités d’infanterie. La deuxième est la charge. Les chars
profitent alors de leur blindage pour foncer le plus loin possible à
l’intérieur des positions adverses. Il vaut mieux alors les employer en masse
pour accentuer l’effet moral et pouvoir s’appuyer mutuellement. En revanche, il
est inconcevable d’imaginer les Schneider et Saint-Chamond exploiter en
profondeur une rupture du front ou effectuer des missions de reconnaissance. Pour
Bossut, les choses sont claires lorsqu’il est affecté à la 5e armée
avec sept groupes : « le
char c’est
un cheval avec lequel on charge »,
écrit-il à son frère. On ira aussi vite que possible et l’infanterie fera aussi
vite qu’elle pourra, et lui-même « sabrera »
avec ses hommes alors que son rôle était plutôt de rester au poste de
commandement de l’armée pour essayer de coordonner l’action des chars avec
celle des autres armes. Sa citation posthume exprime l’esprit de beaucoup d’officiers de
l’AS de cette époque : « Après avoir donné tout son grand cœur de soldat, de cavalier intrépide, est glorieusement tombé en entraînant ses chars dans une chevauchée héroïque
aux dernières
lignes ennemies ».
On
connaît donc la suite. La première bataille est un révélateur de forces et
faiblesses. Là les faiblesses cachées, vulnérabilités techniques et absence de
coordination avec les autres armes, étaient les plus nombreuses. Cet échec initial montre la difficulté à appréhender à
priori toute la complexité de l’emploi d’un nouveau système tactique.
L’échec semble donc être la norme dans l’emploi initial d’une arme de création
trop récente. Ces problèmes de jeunesse peuvent être fatals pour l’organisation.
C’est presque le cas pour l’AS qui est finalement sauvée par sa réactivité et
un retour d’expérience rapide, propres aux petites structures. L’AS est engagée
une deuxième fois le 5 mai aux alentours du moulin de Laffaux, non plus en
« cavalier
seul », mais en appuyant étroitement l’infanterie. Chaque batterie de
chars est affectée à une unité d’infanterie nommément désignée pour neutralise
des objectifs précis. Les tirs d’artillerie (aveuglement des observatoires,
contrebatterie) sont préparés avec soin ;
un avion d’observation
est chargé
de renseigner le commandement sur la progression des engins et de signaler à l’artillerie les pièces antichars. Le 17e
BCP est réemployé dans son rôle d’accompagnement. Dans la soirée du 5 mai,
les résultats de la VIe armée sont limités, mais dus, pour une
large part, à l’action des chars. Les interventions multiples de
12 Schneider jusqu’à plus de 3 kilomètres de la ligne de départ ont
permis d’ouvrir des brèches dans les réseaux, de neutraliser de nombreuses
mitrailleuses et de repousser plusieurs contre-attaques allemandes. En revanche
le premier engagement d’un groupe de chars Saint-Chamond a obéi au principe de
l’échec initial. Pour aligner seize engins, il a fallu en « cannibaliser » autant à Champlieu. Sur ce nombre, douze ont
pu arriver en position d’attente, neuf prendre le départ et un seul franchir la
première tranchée allemande. Au total, les pertes définitives en chars des deux
types se limitent à trois engins. L’action redonne confiance dans l’AS.
Ce
petit succès tactique et le soutien de Pétain nouveau général en chef permettent
de sauver l’AS alors très menacée, mais les dégâts organisationnels vont être
importants. La production est presque arrêtée pendant plusieurs mois et la DSA
profite de l’occasion pour obtenir la suspension du programme de chars légers,
dont les premiers engins ne pourront être engagés qu’en mai 1918. Mais les
effets de la « première
impression »
vont avoir des effets à long terme. En 1935, au terme d’un récit consacré à l’attaque de Berry au Bac, dans
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