L’hypothèse
d’une rencontre avec une civilisation extra-terrestre est un thème majeur de la
science-fiction, mais peu de la réflexion stratégique. C’est peut-être un tort,
car toutes les réflexions sur cette possibilité, et notamment celles de
l’astronome Frank Drake depuis 1961, concluent à une probabilité très faible, mais
non nulle. Sur le très long terme, cela arrivera très certainement, ce qui veut
dire aussi que cela peut survenir aussi bien demain que dans 10 000 ans.
La probabilité de
la découverte soudaine d’une civilisation extra-terrestre est très faible, mais
ses conséquences seraient sans aucun doute colossales, à plus forte raison si
cette découverte était en réalité une rencontre physique. En termes d’espérance
mathématique, probabilité d’un évènement multipliée par l’importance des
conséquences, cette hypothèse devient dès lors « stratégique » et en tant que tel devrait susciter un
minimum d’attention et de préparation, au même titre par exemple que la
rencontre avec un astéroïde de grande dimension.
Cette rencontre
avec des extra-terrestres pourrait prendre plusieurs formes. La science-fiction
a sans doute abordé toutes les possibilités, depuis l’arrivée de réfugiés de
l’espace dans le film District 9
jusqu’à l’invasion brutale de La guerre
des mondes de H. G. Wells en passant par plusieurs formes de coopération
amicales comme dans le cycle de
l’élévation de David Brin ou hostiles comme dans la série de télévision V.
Dans presque
tous les cas, la civilisation humaine se trouve vulnérable par rapport à cette
présence étrangère dotée nécessairement d’une technologie supérieure. Quelles
que soient les intentions affichées des extra-terrestres, cette vulnérabilité
est forcément source de stress. L’idée d’une relation entre l’évolution
technique d’une civilisation et sa bienveillance suscite également de grands
doutes depuis plus d’un siècle et l’histoire des rencontres entre civilisations
très différentes sur notre monde n’incite pas à l’optimisme. La perspective de
rencontrer des êtres obéissant à des logiques difficilement compréhensibles
pour nous, à la manière d’animaux rencontrant des humains n’est pas non plus très
rassurante.
L’idée de menace
est donc inséparable de celle de rencontre avec des extra-terrestres et le rôle
des stratégistes, à l’instar de la guerre nucléaire, est de prendre en compte
cette possibilité, tout en espérant qu’elle ne se réalise jamais.
D’un point de
vue opérationnel, cette hypothèse n’a de sens qu’en cas de rencontre avec une
civilisation de type II ou III sur l’échelle de Kardashev. Une civilisation de type I, qui voyage et colonise
son système stellaire (nous y sommes presque) est incapable de réaliser un
voyage intergalactique. Des civilisations au-delà du niveau III, s’étendant
sur des centaines de mondes, ne pourraient sans doute exister que par la
maitrise de théories physiques qualifiées pour ]l’instant d’« exotiques » permettant de
se déplacer plus vite que la lumière. On peut supposer dans ce dernier cas que
des civilisations capables de voyager au-delà de la vitesse de la lumière
directement ou indirectement par des « percées » dans l’espace seraient d’une telle
supériorité technique que le combat des humains contre eux serait aussi vain
que celui d’un nid de frelons chassé d’un chantier en construction. Il n’est
pas du tout évident heureusement que de telles civilisations, qui auraient par
ailleurs sans doute une signature énergétique repérable, existent réellement
dans notre galaxie.
Dans ce cadre la
seule hypothèse compatible avec les lois de la physique est celle du « grand voyage » de plusieurs
siècles d’un ou plusieurs vaisseaux-mondes dotés d’écosystèmes
autorégénératifs. C’est l’hypothèse retenue par Isaac Asimov à la fin de La conquête du savoir. C’est également
celle décrite par Liu Cixin dans son roman Le
problème à trois corps, avec une flotte lancée depuis le système d’Alpha du
Centaure pour un voyage de quatre siècles. Cette expédition constituerait un
investissement très important, même pour une civilisation très avancée, qui ne
se justifierait sans doute que par un enjeu majeur. L’objectif peut-être
scientifique, avec la volonté comme la Directive première de la Fédération des
planètes unies dans la série Star Trek
interdisant d’interférer dans la vie des civilisations primitives. Il serait probablement
plus vaste et plus proche d’enjeux existentiels.
Cette flotte
pourrait être précédée d’engins de reconnaissance non habités plus rapides car susceptibles
de plus grandes accélérations et décélérations et destinés à explorer et
renseigner la flotte principale sur notre monde. Ce serait peut-être alors l’origine
du phénomène des OVNI, dont la discrétion serait le signe d’une volonté
de camouflage d’un projet plus grand tout en constituant un risque peut-être
peu rentable d’être décelé bien avant l’arrivée. Il en serait sans doute de
même d’un bombardement préalable. Or, la question de l’alerte est fondamentale.
Aurions nous la possibilité de détecter précocement cette expédition et donc de
nous préparer pendant des siècles, comme dans Le problème à trois corps ou saurions nous nécessairement surpris ? En l’état
actuel de nos moyens et en imaginant qu’une expédition hostile prendrait
également des précautions, c’est de très loin la seconde possibilité qui est la
plus probable. Nous parviendrons probablement à détecter seulement la flotte
extra-terrestre à son entrée dans le système solaire, à la manière des cités
bordant l’océan Indien découvrant l’arrivée des vaisseaux chinois de l’amiral
Zhang He puis quelques dizaines d’années plus tard des navires portugais, plus
dangereux.
Contrairement à
ce que l’on voit dans de nombreuses fictions, comme le film Independence Day de Roland Emmerich, la
nécessaire décélération de la flotte extra-terrestre nous accorderait quelques
mois et peut-être même quelques années de préparation.
On tentera alors
à ce moment-là d’établir une relation diplomatique avec les étrangers, sans
doute par l’intermédiaire des Nations-Unies, peut-être par des initiatives séparées,
au moins pour essayer d’éclaircir les intentions de nouveaux venus, sans garantie
aucune. Dans tous les cas de figure, il y aura une préparation militaire. Elle
sera peut-être unifiée si la menace est évidente, elle sera peut-être
fragmentée si certains États ou groupes estiment préférable de ne pas provoquer
une force supérieure ou de s’y soumettre, à l’instar des cités grecques divisées
face à l’invasion perse au Vᵉ siècle av. J.-C, des royaumes africains négriers
du golfe de guinée ou des peuples indiens venant renforcer la petite expédition
d’Hernán Cortés en 1519. Il faudra compter sans doute avec un « parti
extra-terrestre » sur Terre, avantage supplémentaire pour lui, et source de problèmes internes
peut-être même de guerre civile se superposant à la guerre contre les
extra-terrestres.
Cette
confrontation, si elle devait avoir lieu, aurait une forme clairement
asymétrique avec les humains dans le rôle du plus faible au moins techniquement.
Cela ne veut pas dire sans espoir. L’histoire de ce type de conflit depuis 70 ans
tend même à montrer que ce n’est pas forcément le camp le plus puissant qui
l’emporte.
Le combat sera
mené sur quatre espaces différents : l’espace profond, l’orbite terrestre,
la surface de la Terre et le monde souterrain. Dans l’espace profond, à l’approche
de la Terre, il est toujours possible de tenter de frapper les grands vaisseaux
ennemis à l’aide de projectiles quelconques, pas forcément très sophistiqués du
moment qu’ils ont une masse, une grande vitesse et sans doute aussi une manœuvrabilité.
Sans effet de souffle dans le vide spatial, le mode d’agression le plus simple et
le plus efficace est la percussion. On pourrait donc essayer d’attaquer l’ennemi
avec un essaim de robots-kamikazes, sans forcément beaucoup d’espoir de succès,
une flotte interstellaire ayant sans doute à sa disposition de quoi faire face
à des objets spatiaux dangereux.
La flotte
extra-terrestre sera ensuite en orbite elliptique dans le système solaire, ou
installée autour de bases secondaires, Lune, grands astéroïdes ou points de
Lagrange. Elle y sera sans doute inaccessible aux forces terriennes au moins
dans un premier temps. Inversement, l’humanité survivante sera presque
obligatoirement installée dans des souterrains où elle pourra espérer résister
aux coups et maintenir une capacité de production. Entre les deux, les forces
se battront surtout pour la domination du sol et du ciel.
Nous pouvons en
premier lieu être protégés par la différence de milieu. Il n’est évident qu’une
civilisation devenue nomade et vivant dans des écosystèmes confinés soit
forcément à l’aise pour pénétrer et évoluer dans un monde à plus forte gravité
et écosystèmes sans doute plus complexes. Si l’échange épidémiologique entre
Indiens d’Amérique et envahisseurs a été en grande partie fatal aux premiers, c’est
aussi la crainte des maladies tropicales qui a longtemps protégé l’Afrique
subsaharienne des invasions. Dans La
guerre des mondes, Wells s’est probablement inspiré du désastre de la
première expédition coloniale française à Madagascar ravagée par la maladie
trois ans plus tôt.
Il y a également
une question de masse. Envahir et contrôler 510 millions de km2
peuplés de 7,5 milliards d’êtres humains nécessite une présence peut-être
au-delà des capacités d’une expédition nomade et sans doute au fonctionnement
un peu malthusien et protecteur. Les expéditions militaires occidentales du
début du XXe siècle sont conduites par des petites armées où la
mort de quelques soldats est vécue comme une défaite. Peut-être en sera-t-il de
même pour ces envahisseurs puissants, mais peu nombreux et réticents au risque.
La guerre
devrait alors prendre la forme d’un siège d’une violence graduée selon
l’intention des envahisseurs. Ils peuvent chercher la destruction totale de
l’humanité ou sa soumission, ce qui dans ce dernier cas nécessiterait un dialogue,
peut-être par le biais de groupes « collaborateurs ». Dans tous les cas, il faut s’attendre à une
campagne de bombardement aérospatial avec emploi d’armes de destruction
massive. Cette campagne de frappes pourrait être combinée avec des opérations
au sol menées par des troupes réduites, sans doute fortement robotisées et
peut-être en liaison avec des partisans terrestres.
Face à cela, il
est peu probable que l’ennemi présentera une vulnérabilité stratégique qui
permettrait à un groupe de héros de le vaincre d’un seul coup. C’est un procédé
très utile cinématographiquement, mais historiquement pour le moins assez rare.
Pour les Terriens, la guerre sera forcément une guérilla sur plusieurs dizaines
d’années, avec l’espoir au pire de lasser l’envahisseur et l’amener à négocier,
au mieux de le détruire.
La résistance au
sol aura pour objet d’empêcher à tout prix l’ennemi de contrôler la surface du
globe et si possible de lui infliger des pertes douloureuses. Dans le même
temps, il faudra lui disputer la maitrise du ciel et de l’orbite terrestre, un
espace de bataille clé dont la possession permet de se protéger des attaques de
l’autre. Ce n’est qu’ensuite qu’il sera peut-être possible de partir à
l’attaque des vaisseaux-monde, le centre de gravité de l’adversaire, un défi
considérable, car il suppose de préparer de grands assauts spatiaux en toute discrétion.
Tout cela peut prendre des siècles.
En résumé, se
préparer à une invasion extra-terrestre n’est pas très différent de se préparer
à une catastrophe naturelle majeure, comme l’arrivée d’un astéroïde géant ou
l’explosion d’un super-volcan, ou à une guerre nucléaire généralisée. Encore
faut-il le faire, ce qui suppose des efforts d’autant plus difficiles que la
menace est invisible et peu probable. Nous nous retrouvons sensiblement dans la
position de l’Empire aztèque face à la perspective de l’arrivée d’étrangers
puissants et dangereux depuis l’autre bout du monde, hypothèse jugée farfelue
jusqu’en 1519.
Frank D. Drake, Is anyone out there? : the scientific search
for extraterrestrial intelligence, Delta Book/Dell Pub, 1994.