Go-Ishi 1 : Doctrine
C’est
un principe classique du Tao : toute tendance sécrète les éléments qui
vont y mettre fin. En langage financier plus moderne, on dit que « les arbres (en l’occurrence le cours
des actions, les prix, les bulles de toutes sortes) ne montent pas jusqu’au ciel ». Cela est d’autant plus
vrai lorsqu’une organisation agit en milieu compétitif, et que plein de gens
font en sorte que justement vous n’atteigniez pas le ciel. Acteur, du côté du
Tsar, de la campagne napoléonienne de 1812 en Russie, Clausewitz explique que « chaque pas
vers la destruction de l’autre, affaiblit votre propre supériorité »,
sous-entendu parce que vous vous éloignez de vos ressources, morales,
logistiques, alors que l’ennemi combattant sur son sol voit les siennes se
renforcer. Cela ne signifie pas que vous allez forcément échouer, bien au
contraire, mais qu’en poursuivant toujours dans la même voie, cela arrivera
forcément.
Gagner jusqu’à l’échec
Les
exemples militaires d’obstination jusqu’à l’échec sont nombreux. En mars 1918,
l’armée allemande lance la première d’une série de grandes offensives mensuelles
destinées à vaincre les Franco-Britanniques avant l’arrivée massive des
Américains. En s’appuyant sur une certaine supériorité de moyens et de nouvelles
méthodes, les premières attaques, en Picardie, dans les Flandres puis en
Champagne, sont des grands succès tactiques. Et puis les choses se sont
enrayées. L’attaque de juin est un échec, celle de juillet un désastre. Que
s’est-il passé ? C’est simple, les
Français ont appris à anticiper le moment et l’endroit où les Allemands vont
attaquer, ce qui leur permet d’y concentrer toutes leurs forces, et ils ont
appris à se prémunir des innovations allemandes, notamment en organisant leur
défense en profondeur. Refaire cinq fois la même chose face à un adversaire
intelligent n’est pas forcément une bonne idée. À l’autre bout du spectre des
grandes opérations de 1918, à une échelle microtactique, le film de Ridley
Scott La chute du faucon noir (2001)
décrit en détail le fiasco d’une opération des forces spéciales américaines en
Somalie en 1993. Ce qu’il ne montre pas, c’est que cette opération était la
septième menée de la même façon par les Américains laissant ainsi le temps aux
miliciens du général Aïdid, baptisés avec mépris les « squelettes », le temps de trouver le
moyen d’y faire face.
Un autre exemple presque classique est fourni par les évolutions de la guerre de Corée. La guerre commence en juin 1950 par l’invasion du sud par une force nord-coréenne équipée et formée par les Soviétiques à leur image. Cette armée motorisée et disposant de brigades blindées balaie sans difficulté la faible armée sud-coréenne, mais est stoppée à l’extrême sud-est du pays par le corps expéditionnaire américain. Très loin de leurs bases, les Nord-Coréens sont désormais très vulnérables. Maîtres du ciel, les Américains entravent rapidement la logistique des forces ennemies concentrées à l’extrême sud du pays. Maîtres des mers, ils débarquent deux divisions à Inchon le 15 septembre et s’emparent de Séoul dix jours plus tard. Tout le système opérationnel nord-coréen est alors coupé de ses arrières et s’effondre.
Un autre exemple presque classique est fourni par les évolutions de la guerre de Corée. La guerre commence en juin 1950 par l’invasion du sud par une force nord-coréenne équipée et formée par les Soviétiques à leur image. Cette armée motorisée et disposant de brigades blindées balaie sans difficulté la faible armée sud-coréenne, mais est stoppée à l’extrême sud-est du pays par le corps expéditionnaire américain. Très loin de leurs bases, les Nord-Coréens sont désormais très vulnérables. Maîtres du ciel, les Américains entravent rapidement la logistique des forces ennemies concentrées à l’extrême sud du pays. Maîtres des mers, ils débarquent deux divisions à Inchon le 15 septembre et s’emparent de Séoul dix jours plus tard. Tout le système opérationnel nord-coréen est alors coupé de ses arrières et s’effondre.
Dans la foulée la puissante 8e armée
américaine, cœur de la force des Nations-Unies, franchit à son tour la
frontière en direction du nord cette fois, sans grande opposition ennemie. De
nombreux indices laissent entrevoir la possibilité d’une intervention militaire
chinoise, mais le général Mac Arthur, commandant des forces des Nations-Unies,
les ignore. Il ne croit pas que les Chinois oseront lancer leur armée de
va-nu-pieds contre la puissance de feu américaine. Le 24 novembre 1950,
Mac Arthur lance son opération « Noël à la maison »
destinée à terminer la guerre par l’occupation totale de la Corée du Nord. Le lendemain,
l’armée chinoise répond par une offensive de grande ampleur. Plus de 300 000 fantassins
chinois profitent du terrain accidenté, de la météo hivernale et de la nuit
pour échapper aux avions des Américains et s’infiltrer sur les arrières de
leurs colonnes motorisées liées aux routes. Un corps d’armée sud-coréen est
anéanti et la 8e armée est obligée de se replier en
catastrophe. C’est un des plus grands désastres subis par l’armée américaine au
cours de son histoire, quelques semaines seulement après un de ses plus
brillants succès.
Se rétablissant au sud de la frontière, l’armée
américaine se transforme. Après avoir fait du 1945, les forces des
Nations-Unies font du 1918 (oui, une évolution peut être un retour en arrière) en
formant une grande ligne de retranchements et en faisant appel massivement à
l’artillerie pour briser les Chinois. Ces derniers s’obstinent à leur tour, multipliant
les grandes offensives comme celle de novembre. Celles-ci sont cependant de
moins en moins efficaces devant les défenses des Nations-Unies. En avril 1951,
les Chinois admettent que cette voie est sans issue et ils transforment à leur
tour leur système opérationnel, basculant en quelques semaines de « l’offensive
à outrance »
à la défensive à tout prix, avec un immense échiquier de positions de campagne,
bunkers, nids de mitrailleuses, tranchées et tunnels, parfaitement camouflées
et résistantes aux attaques aériennes.
Les attaques alliées deviennent à leur tour plus
difficiles et chaque kilomètre conquis coûte de plus en plus cher. Placés à
leur tour dans une situation de crise Schumpetérienne, qui imposerait une
nouvelle transformation, les Américains renoncent à vouloir détruire les armées
communistes et à réunifier la Corée. La guerre se fixe le long du 38e parallèle,
pratiquement sur le point de départ, et pendant deux ans les combats ne servent
que comme instruments dans la difficile négociation qui débute en juillet 1951.
Éviter le combat de trop
L’obstination
dans une voie jusqu’à la crise, parfois l’effondrement, est donc un phénomène
courant. Elle s’explique assez facilement. Il est difficile pour une
organisation qui réussit, et plus particulièrement pour les dirigeants qui ont
fait cette réussite, de tout arrêter alors que tout va bien comme un sportif de
haut niveau qui prend sa retraite au sommet de sa gloire. L’économiste Hyman
Minsky a bien décrit les effets psychologiques des succès et des échecs dans le
monde économique, le succès rend euphorique une organisation et induit une
sous-estimation des risques jusqu’à la mauvaise surprise alors que l’échec
provoque le phénomène inverse, jusqu’à parfois la paralysie.
La différence entre des sportifs et des
organisations est cependant que les premiers savent que leur carrière aura
forcément une fin alors que les secondes se perçoivent éternelles. Le problème
de l’arrêt au bon moment est donc quelque chose qui les préoccupe assez
rapidement, en particulier lorsqu’ils sentent que leur corps ne répond plus
autant, en d’autres termes que leur rendement, le résultat obtenu pour les
efforts fournis, décline. Toute la difficulté est alors de s’arrêter avant que
cette ligne descendante ne rencontre celles qui montent. Par principe, un
sportif se connaît bien, mais les organisations pas forcément surtout
lorsqu’elles sont grandes. Si un système d’auto-analyse, ou de retour
d’expérience, n’y est pas organisé il peut y avoir un grand décalage entre ce
qui se fait réellement ou est en train de se passer à l’intérieur et la
perception qu’en a la direction.
Il est en fait souvent plus facile de voir
l’extérieur de l’organisation et notamment les résultats qu’elle peut avoir sur
un marché ou un champ de bataille. Il faut regarder alors très attentivement
lorsqu’ils ne correspondent pas aux attentes, dans un sens comme dans l’autre
d’ailleurs, car c’est le signe qu’il se passe quelque chose de nouveau. Cette
surprise peut prendre beaucoup de temps, le modèle de la légion romaine,
difficilement imitable à l’époque, a été très performante pendant des siècles. À
l’époque actuelle, c’est en général plus rapide.
En 1994, les plus brillants cerveaux de la finance
américaine s’associent pour former Long-Term Capital
Management
(LTCM) avec l’ambition d’aborder la spéculation boursière de manière
scientifique. Ils mettent au point une « martingale » qui semble infaillible. Les performances du fonds sont effectivement
extraordinaires avec + 20 % en 1994, +42,8 % en 1995 et +40,8 %
en 1996. En 1997, deux des membres de l’équipe reçoivent alors un prix Nobel de
l’économie. C’est au moment où on voit briller le plus les étoiles que l’on
sait qu’elles sont en train d’exploser. Pourtant cette année-là le rendement
n’est plus que de 17,1 %. Pourquoi ? Cela aurait dû être une
évidence pour des esprits aussi brillants : la martingale de LTCM a été évidemment
imitée, ce qui a faussé le modèle.
Lorsque les rendements décroissent, il y a deux
voies possibles si on veut remonter la pente : investir dans quelque
chose de nouveau ou bien continuer à faire la même chose avec plus de moyens,
comme les Chinois réunissant plus de 700 000 hommes, deux fois plus que
lors de la première offensive, pour leur attaque du 22 avril. La seconde
voie est bien plus facile à emprunter que la première, surtout si le succès et
les profits aidant beaucoup de gens viennent derrière vous, vous y poussent et
vous offrent des crédits. Au lieu de changer de modèle LTCM, allègrement
soutenu par tout le secteur bancaire, a compensé la perte de rendement de
chaque activité par de plus grandes sommes investies. Les positions cumulées de
LTCM ont fini par représenter le PIB de la France jusqu’au moment où la crise
russe d’août 1998 a modifié le fonctionnement des marchés dans un sens
contraire à celui anticipé. Les suiveurs sont alors devenus les premiers
fuyards accélérant la catastrophe après avoir contribué à l’euphorie. Un krach
général est alors évité de justesse par une recapitalisation express. Pendant
toute la crise, Robert
Merton, un des deux prix Nobel, déclara que son système était bon, mais que
c’était le monde qui avait changé. Pour paraphraser Norman Dixon parlant d’un
général britannique « plus la réalité s’approchait et moins il en était satisfait ».
Reste
la première voie : changer. On reviendra plus en détail sur les nombreuses
facettes de cette notion. Retenons à ce stade que la taille ne fait pas tout. Bien
sûr qu’il est plus facile à une petite organisation de se transformer, mais les
grandes peuvent le faire aussi et très vite. Dans les exemples cités plus haut,
les armées engagées en Corée représentent des centaines de milliers d’hommes,
après la constatation de leur échec elles se transforment en quelques semaines.
La transformation de 1914 à 1918 de l’armée française, une organisation de 4 millions
d’individus en moyenne, est l’exemple le plus profond et le plus puissant de
toute l’histoire du pays.
Non,
le problème premier est la compatibilité de la transformation souhaitée avec la
culture de l’organisation, le « modèle mental » dont parle Philippe Silberzahn. Soit cette transformation
est compatible et auquel cas le changement profond nécessaire relèvera
d’innovations radicales, finalement assez facilement acceptées. L’armée
chinoise en Corée est animée de l’esprit offensif des 16 mots d’ordre du
président Mao, mais la discipline y est une valeur bien plus importante. Elle
passe à une organisation défensive contraire à la doctrine précédente sans
aucun état d’âme. On notera quand même que la sanction de l’échec a largement
facilité cette transition psychologique.
Soit
ce n’est pas compatible et l’effort demandera dans ce cas une vraie rupture,
souvent une révolution interne menée par une coalition associant des
dirigeants, des membres plutôt influents et parfois des extérieurs puissants
comme les politiques. Avec un peu de chance, cette révolution interne réussit
avec le désastre. Avec un peu plus de chance, elle va dans le bon sens, car transformation
n’est pas non plus synonyme de progrès. Les Jeunes-Turcs imposent,
partiellement en fait, l’« offensive à outrance » dans l’armée française avant 1914. Ce n’était pas une bonne
idée du tout.
Bien
souvent en fait il est beaucoup plus simple d’attendre de prendre une claque et
d’espérer que l’on soit encore debout après. Le courage physique est plus
courant que le courage intellectuel.
Ouvrages cités
- La citation de Clausewitz est tiré du chapitre d'Entrer en stratégie, de Vincent Desportes, Robert Laffont, 2019.
- Hyman Minsky, Stabiliser une économie instable, Les petits Matins, 2016.
- Norman Dixon, De l'incompétence militaire, Stock, 1977.
- Philippe Silberzahn et et Béatrice Rousset, Stratégie modèle mental, Diateino, 2019.
Je ne comprends pas le titre du billet.
RépondreSupprimer"Savoir où s'arrête ce qui suffit "
Supprimerêtre capable de discerner le moment où la tendance va s'inverser et agir voire réagir en conséquence? Du moins je suppose
Brillant mais j'espère que la tendance décrite ne s'applique qu'aux sportifs et aux organisations et pas à la rédaction du blog.
RépondreSupprimerC'est l'art de "savoir jusqu'où ne pas aller trop loin"
RépondreSupprimerLa dernière phrase a fonctionné en 1914. En 1940, la claque était trop forte d'autant plus que l'on était à cloche pied. Heureusement que d'autres sont venus nous relever et qu'on avait une béquille en Afrique.
RépondreSupprimerTout à fait d'accord sur le fond de l'article
RépondreSupprimerMais pas d'accord sur l'exemple de la légion romaine qui est loin d'être restée monolythique au cours de l'histoire romaine. La légion a en fait beaucoup évolué elle même, tant en terme d'organisation que de matériel ou de types d'unités, Apprenant sans cesse de ses différents adversaires, voire de divers désastres. Cf Yvan le Bohec