Vous voulez être sûr d’innover ? Arrêtez-vous et observez ce que vous
faites. Observez-le vraiment, dans le détail, décomposez votre pratique et
demandez-vous à chaque fois : au fait, pourquoi fait-on cela ? Vous
vous apercevrez bien souvent que beaucoup d’éléments de votre pratique sont des
héritages, des habitudes dont l’origine se perd dans le temps. On fait comme ça…parce
qu’on a toujours fait comme ça. Cela semble fonctionner suffisamment pour
continuer alors que remettre tout à plat requiert un effort important. Au mieux
on se contente d’améliorer des « routines, parfois jusqu’à l’absurde comme
ces sarisses (lances) dont les héritiers d’Alexandre le Grand augmentent sans
cesse la longueur jusqu’à ce qu’elles deviennent trop lourdes. Au pire on accumule
des choses qui ne servent à rien, comme les 846 articles pour « les
évolutions en ligne » du règlement militaire que dénonce Alfred de Vigny
dans Servitude et grandeur militaires.
Bien souvent, on fait les deux sans s’apercevoir que nos rendements sont
décroissants.
Et puis surviennent des gens qui prennent le temps d’observer, parce qu’ils
sont passionnés et que justement ils ne sont pas le « nez sur le guidon »,
peut-être inversement parce qu’ils doivent urgemment trouver des solutions et
tailler dans l’inutile, parce qu’ils pressentent l’essoufflement d’un système
et l’existence de ressources cachées. Si ceux que se risquent à cet effort sont
plutôt rares, leurs motivations sont multiples.
Les exemples les plus intéressants viennent souvent des sports collectifs. Le
cadre réglementaire y est rigide et pourtant de temps de temps surviennent des
approches complètement nouvelles. Dans presque tous les cas, on s’aperçoit que
ces renouvellements sont le fait de quelques individus qui ont effectivement pris
le temps de remettre les choses à plat. Lilian Alméras, l’auteur de Rugby Combat System est l’un deux, et
son travail m’a passionné. Comme souvent cet innovateur est à la croisée de
plusieurs mondes, ancien militaire, instructeur de sports de combat et rugbyman
amateur. Il peut donc enrichir l’un de ces mondes, en l’occurrence le rugby
français, de son expérience dans les autres. Il applique ainsi à l’analyse de
ce sport toute la rigueur militaire et les techniques des sports de combat.
Son constat est celui d’un accroissement considérable de collisions depuis
la professionnalisation du rugby, tant en nombre absolu avec l’augmentation des
temps de jeu qu’en proportion. Le taux beaucoup plus élevé de plaquages réussis
par rapport à il y a trente ans est peut-être le résultat d’une meilleure
technique défensive, il témoigne surtout à l’inverse d’une incapacité croissante
à franchir, casser les plaquages ou à faire une passe après contact, bref à
avoir un résultat positif des duels.
Outre que ce jeu de martèlement n’est pas forcément le plus agréable à regarder,
il est également dangereux comme des accidents tragiques nous l’ont encore rappelé
récemment. Contrairement aux sports de combat qui comprennent tous des
catégories de poids, il est possible au rugby de voir un joueur de rugby de 80
kg se prendre pleine tête un autre joueur de 120 kg en pleine vitesse et en
position de « bump » (coude en avant serré bas). Les défenses étant
difficiles à franchir, la solution de facilité est alors de rechercher le
surcroit de puissance par la masse des joueurs, qui a connu elle aussi un
étonnant développement, au détriment parfois de l’agilité ou de la dextérité.
Ce que propose Lilian Alméras est simplement de revenir à la base. Il ne
sert à rien de développer des schémas collectifs sophistiqués si on ne gagne
pas les duels. Dans un match de Top 14, il y a un duel en moyenne toutes les
cinq secondes, soit de 400 à 500 par équipe, dont bien sûr beaucoup de passes
avant contact mais aussi 100 à 200 confrontations. Pour employer un terme
clausewitzien, le centre de gravité du jeu se trouve là et plus précisément
dans le pourcentage de confrontations offensives gagnées, c’est-à-dire qui
débouche sur un résultat positif, franchissement ou passe réussie après la
ligne d’avantage. Il suffit de regarder les trois derniers test-matchs du XV de
France contre les des All blacks pour s’en convaincre.
Le Rugby Combat System (on
regrettera l’emploi de l’anglais, mais c’est un détail) se veut donc comme le
sport de combat du porteur de ballon, une discipline en soi dont les gestes techniques
sont détaillés et illustrés dans le livre. Plus précisément il s’agit de
compenser la faiblesse du porteur de ballon (il ne peut utiliser qu’un bras et son
attention est partagée entre son ou ses adversaires directs et ses coéquipiers)
par un surcroit de technique. La promesse est qu’avec quinze « ceintures
noires » de duel offensif, les choses seront beaucoup plus faciles.
Sur le papier, c’est logique et séduisant. Sur le terrain, Lilian Alméras
multiplie les démonstrations impressionnantes. On peut le voir dans des vidéos
se jouer facilement d’anciens joueurs professionnels. Cela fait pourtant neuf
ans qu’il expose ses idées un peu en vain (voir ici une vidéo de 2010) pourquoi ? Le fait de ne pas être
rugbyman professionnel ou entraîneur peut être, on l’a vu, un atout lorsqu’il s’agit
de voir les choses autrement, d’inventer. C’est beaucoup plus difficile lorsqu’il
faut transformer l’essai et implanter ses idées dans un milieu ancien et des
pratiques déjà existantes. Deuxième inconvénient, on ne s’improvise pas combattant
de haut niveau. Cela demande beaucoup de temps et de travail, au détriment
éventuellement d’autres choses. C’est quasiment une innovation de rupture, donc
quelque chose qui change en profondeur, ce qui répugne toujours. Ce qui
pourrait arriver de mieux serait qu’un entraîneur de top 14 ou de pro-D2 y croit,
mette en œuvre la méthode sur plusieurs années et obtiennent des résultats
importants. Il sera alors imité, peut-être jusqu’au XV de France et ensuite
dans les écoles de formation. Le rugby français, actuellement dans l’impasse, y
gagnera beaucoup.
Lilian Almeras, Rugby Combat System, Amphora, 2018.
euh .... vous semblez en retard sur l'actualité: https://www.dailymotion.com/video/xj5kbr
RépondreSupprimerles techniques du Lilian ressemblent au travail de Tui Shou du Kung Fu chinois.
Le rugby sport de combat regarde vers les arts martiaux, c'est bien.
Les observations et propositions de Lilian Almeras, si elles sont intéressantes du point de vue de la technique individuelle du joueur de rugby, apparaissent de moindre effet quant à l'évolution du rugby hexagonal cadenassé avant tout par son organisation interne qui privilégie les championnats professionnels domestiques de haut niveau au détriment des compétitions de très haut niveau que sont le Tournoi des VI Nations, les tournées estivales et automnales et la Coupe du monde. Notre rugby est structuré sur le système de montée, descente ou maintien qui ne permet pas aux encadrements et aux joueurs de donner le meilleur d'eux-mêmes sous la pression du résultat à court terme. Aussi, la préférence est donnée pour l'alignement de joueurs aux caractéristiques physiques impressionnantes pour compenser un bagage technique perfectible au plan individuel et pour bloquer tout simplement l'équipe adverse au plan collectif. Actuellement, nous ne soutenons plus la comparaison avec le rugby irlandais, organisé selon un système de franchise, les joueurs étant recrutés par une province pour une ou plusieurs saisons, pour participer aux coupes d'Europe de rugby et à la Ligue celte, des compétitions internationales. Leur recrutement se fait non seulement sur leurs capacités physiques hors pair, ce qui est le minimum requis pour figurer au très haut niveau, mais aussi sur leur adresse technique et leur aptitude à évoluer collectivement (respect des règles et de l'adversaire, application des schémas tactiques appris et répétés à l'entraînement, préparation individuelle personnalisée et esprit de cohésion). Principal bénéficiaire de ce système, le XV du Trèfle qui rassemble les joueurs de la République d'Irlande et de la province britannique de l'Ulster rivalise aujourd'hui avec l'équipe légendaire des All Blacks de Nouvelle Zélande.
RépondreSupprimerMeilleurs vœux 2019 à toutes et à tous.