Général Gouraud |
Pourquoi
la France s’est installée en Syrie entre 1919 et 1946 ? Quels étaient les
raisons qui la poussèrent à lier son destin à un État qui n’existait pas
encore, dont elle façonna les contours, les découpages intérieurs et le système
administratif ?
La
décision de s’installer en Syrie à l’issue de la Grande Guerre procède
initialement de l’expédition de 1860 – première expédition humanitaire de
l’Histoire – qui avait rappelé aux Français qu’ils étaient les protecteurs des
chrétiens d’Orient en vertu des traités de Capitulations accordés à François 1er
en 1535, confirmés en 1569. En jetant les bases juridiques de la présence
française en Orient, les Capitulations avaient en effet ouvert une brèche dans
la souveraineté du sultan ottoman en laissant la possibilité aux consuls
étrangers de protéger leurs ressortissants (via les tribunaux mixtes). Au cours
du XIXe siècle, sur fond d’impérialisme européen, les Capitulations deviennent
un moyen pour toutes les nations européennes de grignoter les prérogatives de
« l’homme malade de l’Europe ». En 1860, un corps expéditionnaire français dirigé par le général
Beaufort d’Hauptoul est envoyé en Syrie pour protéger les maronites massacrés
par les druses (et réciproquement). La présence française permet d’imposer à la
Porte un « protocole et règlements relatifs à l’administration du Liban »
établissant le régime de la Moutassarifiya, c'est-à-dire un régime consacrant à
la fois le confessionnalisme libanais et son autonomie (juin 1861). Dès lors les
liens entre les Libanais et les Français - à travers les missions catholiques
et les « œuvres » - ne vont pas cesser de se renforcer au point
d’attirer l’attention du « parti colonial » français sur l’ensemble de la zone.
Au
début du XXe siècle, l’achèvement de la conquête de l’Afrique pose la question
des territoires africains appartenant à la Porte et bientôt celle d’une partie
de ses territoires asiatiques. Le troc Egypte-Maroc de 1904 prouve si besoin
était que la Porte n’a plus son mot à dire sur l’Egypte, mais autorise bientôt
les Italiens à réclamer la Tripolitaine. Dès lors les pressions sur l’Asie se
font plus fortes, d’abord en posant la question de Palestine puis celle de la
Syrie toute entière. À partir de 1912, les demandes françaises deviennent
précises : le « parti colonial » réclame une « Syrie
intégrale », c'est-à-dire une Syrie littorale (Cilicie et Liban chrétiens)
qui intègre la Palestine (car l’influence chrétienne ne doit pas disparaître à
Jérusalem). Il s’oppose au lobby colonial anglais qui réclame, outre l’Egypte,
la Palestine afin de protéger le canal de Suez sur son flanc droit et son flanc
gauche. Tout en accélérant le processus de décomposition de l’Empire
ottoman, la Grande Guerre fait émerger des forces concurrentes (sionistes,
nationalistes turcs, nationalistes arabes, famille Hachémite) avec lesquels il
faut compter. En 1916, les accords
Sykes-Picot tentent de concilier des demandes inconciliables tout en faisant la
part belle aux concurrents les plus anciens et les plus puissants : la
France et l’Angleterre. Il est admis que la France obtiendra un mandat sur la
Syrie (laquelle devra inclure le Liban), l’Angleterre un mandat sur la
Mésopotamie.
En
1919, alors même que les négociations de la Paix sont en cours à Versailles, le
général Gouraud est nommé Haut-Commissaire en Syrie. Il a pour mission de
« pacifier » un territoire soumis à une double pression : celle
de Fayçal au sud et à Damas ; celle de Mustapha Kemal au Nord ; il
doit aussi accompagner le territoire vers l’indépendance tout en construisant
son système administratif. Entre 1919 et 1923, alors même que l’état de guerre
prévaut en Syrie, les contours définitifs de la Syrie sont déterminés (le Liban
lui est soustrait ; une partie de la Cilicie lui échappe), Damas est
choisie comme capitale d’un système fédéral qui entérine définitivement le
confessionnalisme des populations. Cependant, la révolte druse de 1925 marque
un coup d’arrêt à l’égard d’une politique qui se voulait libérale. Elle impose
la mise en place d’un système
d’administration directe ne permettant guère de différencier désormais le
mandat syrien d’un protectorat. Si cette révolte marque aussi l’abandon d’un
Haut-commissariat militaire, l’ère des diplomates (Henri de Jouvenel, Henri
Ponsot, Damien de Martel) qui lui succède ne permet pas de résoudre les
problèmes politiques du territoire. Attaqué de toute part par les
revendications nationalistes, le système colonial paraît bloqué. D’arrangements
peu satisfaisants en rendez-vous manqués (le projet de traité franco-syrien de
1936), les relations entre les Français et les nationalistes syriens – de mieux
en mieux formés et conscients de leur force – ne cessent de se dégrader. Il
faut en passer par une autre guerre pour trancher le nœud gordien et entériner
la séparation entre la France et la Syrie (1946), qui avait été entrevue dès
juin 1941 par le général Catroux. En avril 1946, les troupes françaises
évacuent la Syrie après avoir renoncé également à leur ancrage libanais (1943).
Si
on compte la période de la guerre qui avait permis d’installer le premier
haut-commissaire français (Georges-Picot
en 1917), la France est donc restée près de 30 ans en Syrie. Cela n’est pas
rien d’autant qu’on oublie souvent aujourd’hui qu’elle a créé toutes les
structures administratives du pays, que le système politique syrien a été
initialement calqué sur la France et que l’armée syrienne doit beaucoup à
l’armée française qui lui a autrefois servi de modèle. Ces liens sont certes
rompus aujourd’hui et il y aurait beau jeu à vouloir établir des comparaisons,
mais l’héritage est une force dont on peut savoir se servir au profit des
populations.
Julie d’Andurain
Agrégée et docteur en histoire, chargée de cours à Paris-Sorbonne et adjointe au chef du Bureau Recherche CDEF/DREX
En général, l'héritage d'une présence coloniale dans un pays arabe se manifeste davantage dans les élites qui gouvernent par la suite le pays libéré. Avec la Syrie, l'impression est que, pour diverses raisons, cet héritage a été gommé de ce côté, ainsi que de celui du peuple. Qui en France, à part quelques universitaires passionnés, s'intéressait à cette histoire ? L'éventualité imminente (?) d'une intervention militaire ne pose pas du tout le problème actuel en ces termes - ce qui est certainement dommage.
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