Ce
compte-rendu a été publié dans la première lettre de l’Institut de recherche
stratégique de l’Ecole militaire à la fin de 2009. Ce document sans prétention est
surtout intéressant car il avait à l’époque suscité les foudres du chef de
cabinet du chef d’état-major des armées de l’époque, préfigurant le concept
d’ « atteinte au moral des armées » justifiant la
limitation de l’expression. Rétrospectivement, il n’y avait pourtant pas là de
quoi susciter tant d’émotions.
Il est maintenant temps de faire
l’histoire de notre participation à cette guerre, ne serait-ce que pour rendre
hommage à tous ceux qui l’ont faite et qui peuvent en être fiers.
Je me suis rendu à Kaboul du 5 au 15 octobre [2009],
invité par l’opération Epidote afin de prononcer des conférences au profit des équivalents
afghans du Collège interarmées de défense (CID) et du Centre des hautes études
militaires (CHEM) (soit au total sept officiers généraux et vingt colonels) et suivre,
avec eux, le stage de contre-insurrection organisé par les Américains. Le
principal intérêt de ma mission a été d’échanger avec ces officiers afghans
mais aussi de rencontrer, outre le personnel d’Epidote, le chef de corps du Bataillon
français de Kaboul-Surobi, des officiers des Operational
mentor and liaison team (OMLT)
et certains membres français du quartier-général de la Force internationale
d’assistance et de sécurité (FIAS ou ISAF). Je n’ai pas pu malheureusement me
rendre dans la province de Kapisa.
La
formation de l'armée nationale afghane
L’organisation de la formation des officiers afghans, cœur
de la mission d’Epidote, est un bon exemple de ce que peut donner cette structure.
Même si les Français sont plutôt leaders dans cette formation, les ordres sont
donnés par un organisme conjoint Coalition-Ministère de la défense afghan
dominé par les Anglo-saxons. Le résultat est un empilement de périodes de
formation. De Saint-Cyr au CHEM, un officier français suivra sept périodes de
ce type, là où le cursus de l’officier afghan, dans une armée qui n’est qu'une
grosse infanterie et surtout est en guerre, en suivra neuf, avec toutes les
difficultés que cela pose pour lui de venir à Kaboul, sans logement et avec une
maigre solde. Durant ces différentes périodes de formation, il recevra des
manuels qui ne sont que des traductions intégrales d’énormes documents
américains, réalisées par la société privée Military Personnel Resources
International (MPRI, qui s’occupe aussi de la formation, essentielle, des
commandants de bataillons).
Les officiers qui sortent de cette galaxie de stages sont
ensuite gérés par le ministère de la défense afghan. Pour, entre autres, les
raisons pratiques évoquées plus haut, les stagiaires sont majoritairement originaires
de Kaboul et ne demandent qu’à y rester, quitte à acheter leur poste. Le
facteur ethnique est également omniprésent et intervient dans toutes les
décisions ou presque (j’ai vu des stagiaires Pashtounes se plaindre de recevoir
des calculatrices plus petites que celles données aux Hazaras). On se retrouve
ainsi avec un décalage important entre le corps des officiers formé à Kaboul et
celui qui combat sur le terrain. Et encore, les officiers désertent-ils peu par
rapport aux sous-officiers et militaires du rang (3% contre respectivement 12%
et 34 % !). Au total, l’ensemble du système de formation de l’armée afghane
apparaît comme une machine à faible rendement alors que la ressource humaine locale,
imprégnée de culture guerrière, est de qualité. On ne permet pas aux afghans de
combattre à leur manière, en petites bandes très agressives (c’est-à-dire comme
les rebelles qui nous avons en face de nous) tout en ayant du mal à les faire
manœuvrer à l’occidentale.
On est donc en droit de s’interroger sur la réalisation du
programme de multiplication par deux, voire trois, de l’armée afghane, demandé
par le général Mac Chrystal. Il est vrai que rien ne remplace les hommes dans
ce type de guerre et que l’armée afghane actuelle est, par rapport à la
population, deux fois moins importante que l’armée française, mais où
trouvera-t-on les officiers pour encadrer et les Coalisés pour « mentorer »
cette armée dilatée ? La tentation est alors très forte de diminuer les
durées des stages de formation des hommes (la formation initiale des militaires
du rang pourrait ainsi passer de 20 à 8 semaines) au risque d’un
effondrement de la qualité.
Les généraux afghans avec qui j’évoquais cette question considèrent
que la ressource humaine est suffisamment abondante pour fournir les effectifs
nécessaires, à condition d’augmenter très sensiblement les soldes. Ils sont
sidérés par le décalage entre les dépenses des coalisées et la faiblesse de la solde
des soldats Afghans (une mission moyenne, sans tir, d’un chasseur-bombardier
moderne équivaut presque à la solde mensuelle d’un bataillon afghan) d’autant plus
qu’il existe un « marché de l’emploi guerrier ». Il suffirait
probablement de doubler la solde des militaires afghans (soit un total d’environ
200 à 300 millions de dollars par an, dans une guerre qui en coûte plus d’un
milliard par semaine aux seuls contribuables américains) pour, d’une part,
diminuer sensiblement le taux de désertion et d’autre part attirer les
guerriers qui se vendent au plus offrant (pour l’instant les mouvements
rebelles). Mais il est vrai que personne ne demande vraiment leur avis aux
officiers afghans, comme lorsqu’il a été décidé d’échanger les increvables
AK-47 dont ils maîtrisent le fonctionnement dès l’enfance, par des M-16 trop
encombrants pour eux.
La
guerre à l’américaine
Ma plus grande surprise a concerné les Américains. J’avais
constaté à plusieurs reprises il y a presque vingt ans, la médiocrité tactique
de leurs petits échelons d’infanterie mais j’étais persuadé de leur progrès
après des années de combat en Irak et en Afghanistan. Les témoignages de
plusieurs officiers insérés dans des opérations américaines tendent à prouver que
je me trompais et que les critiques de l’analyste (américain) William Lind étaient
valides lorsqu’il dénonçait il y a peu la compensation de cette médiocrité par
la puissance de feu, auto-entretenue par la jeunesse et le turn-over des
recrues.
Finalement, d’un point de vue tactique, les méthodes américaines ne sont guère différentes de l’époque de la guerre du Vietnam (à cette différence près que le moral des troupes reste très élevé) et dont on connaît les nombreux effets pervers. Au sein d’une culture afghane féodale, guerrière et mystique, cette puissance de feu écrasante est comme un Midas qui transforme en héros ceux qui s’opposent à elle, en martyr ceux qui en sont victimes et en vengeurs les proches de ces martyrs. Inversement, ceux qui se protègent derrière elle et refusent le combat rapproché apparaissent comme des lâches. Bien évidemment, et malgré les innombrables précautions (qui du coup en réduisent considérablement l’efficacité), cette dépendance au feu conduit régulièrement à des bavures catastrophiques, d’autant plus facilement exploitées médiatiquement qu’il n’y a pas de contre-propagande. Avec le temps, l’effritement du soutien des opinions publiques occidentales et, ce qui va de pair, avec la sensibilité croissante aux pertes, conduit mécaniquement à une plus grande distanciation de l’ennemi mais aussi de la population jusqu’au rejet final. La bavure de Kunduz le 4 septembre dernier, lorsque les Allemands ont demandé aux Américains de détruire deux camions citernes détournés par les rebelles et offerts par ces derniers à la population, est symptomatique de cette spirale négative. Les officiers afghans ne comprennent pas que les Allemands n’aient pas envoyé une unité terrestre récupérer ces citernes apparemment si importantes et qu’ils n’aient pas envisagé qu’elles seraient entourées de civils.
Finalement, d’un point de vue tactique, les méthodes américaines ne sont guère différentes de l’époque de la guerre du Vietnam (à cette différence près que le moral des troupes reste très élevé) et dont on connaît les nombreux effets pervers. Au sein d’une culture afghane féodale, guerrière et mystique, cette puissance de feu écrasante est comme un Midas qui transforme en héros ceux qui s’opposent à elle, en martyr ceux qui en sont victimes et en vengeurs les proches de ces martyrs. Inversement, ceux qui se protègent derrière elle et refusent le combat rapproché apparaissent comme des lâches. Bien évidemment, et malgré les innombrables précautions (qui du coup en réduisent considérablement l’efficacité), cette dépendance au feu conduit régulièrement à des bavures catastrophiques, d’autant plus facilement exploitées médiatiquement qu’il n’y a pas de contre-propagande. Avec le temps, l’effritement du soutien des opinions publiques occidentales et, ce qui va de pair, avec la sensibilité croissante aux pertes, conduit mécaniquement à une plus grande distanciation de l’ennemi mais aussi de la population jusqu’au rejet final. La bavure de Kunduz le 4 septembre dernier, lorsque les Allemands ont demandé aux Américains de détruire deux camions citernes détournés par les rebelles et offerts par ces derniers à la population, est symptomatique de cette spirale négative. Les officiers afghans ne comprennent pas que les Allemands n’aient pas envoyé une unité terrestre récupérer ces citernes apparemment si importantes et qu’ils n’aient pas envisagé qu’elles seraient entourées de civils.
Cette manière de faire la guerre à distance est incontestablement
perdante à terme et toute la volonté de la directive Mac Chrystal est d’enrayer
cette spirale « vietnamienne », mais il s’agit là d’une combat à
mener contre la culture de sa propre armée.
La
guerre à la française
Les Français ne sont que des acteurs mineurs au sein de
cet ensemble complexe, mais ils conservent une bonne image, d’autant plus que
leurs résultats sont très bons mais aussi très différents selon les provinces.
Si le district de Surobi, là même où dix de nos soldats avaient été tués le 18
août 2008, semble en voie de pacification, la situation dans la province
voisine de Kapisa est beaucoup plus difficile, sans doute parce que cette zone
est aussi beaucoup plus stratégique pour les rebelles. Depuis un an, nous y
avons combattu durement et efficacement, établissant au passage notre
crédibilité tactique vis-à-vis Américains, mais nous n’avons pas entamé le
volume des forces rebelles en face de nous et la liberté d’action que nous
avons conquis au profit des forces de sécurité afghanes est sans cesse remise
en question. Le nombre d’attaques contre les Français tend même à augmenter
nettement. Conscient de l’impossibilité de contrôler toute sa zone avec ses
moyens limités, le 3e Régiment d’infanterie de marine (RIMa),
actuellement sur place, se contente d’une action indirecte et patiente
concentrée sur la construction des routes et le repoussement des rebelles qui
veulent s’y opposer, sans chercher à les traquer et les détruire, l’humiliation
de la fuite valant parfois mieux qu’une destruction valorisante. En réalité,
seuls quelques chefs de bande, surtout s’ils sont étrangers à la zone, méritent
vraiment d’être éliminés, mais nous nous refusons à pratiquer le targeting
(tout en laissant faire les Américains). Cette approche indirecte du 3e
RIMa a fait l’unanimité des officiers afghans à qui je l’ai présenté.
De son côté, l’opération Epidote, pourtant essentielle, ne
dispose que d’un budget de 700 000 euros (dont 450 000 consacrés à la
location d’une vingtaine de véhicules). Un effort particulier est fait sur
l’enseignement militaire supérieur, en compétition directe avec les Canadiens
et les Allemands, qui voient là un créneau à la fois valorisant et peu
dangereux. La visite du directeur français du CID est très attendue par les
officiers afghans qui persistent à nous accorder leur préférence.
Sur le plan de l’image donnée de leur action en France, beaucoup
de Français sur place ont le sentiment d’une opération à bas bruit et à bas
coût, sorte de guerre d’Indochine en modèle réduit.
L’empire
du milieu
Il faut être conscient que cette guerre sera longue et
difficile, mais qu’elle est gagnable ne serait-ce que parce que les Talibans
sont largement détestés. Au niveau stratégique, tous les officiers afghans
rencontrés se plaignent de la gestion politique de cette guerre, considérant
que l’action militaire comme continuation d’une politique corrompue ne peut
qu’être corrompue elle-même. Tous réclament donc une action ferme de la Coalition sur
l’administration. Le deuxième pilier de la victoire viendrait selon eux de
l’arrêt total du soutien pakistanais aux mouvements rebelles. Ces deux
conditions (considérables) réunies, il serait alors, toujours selon eux, facile
de soumettre ou rallier les mouvements nationaux.
D’un point de vue tactique, ces officiers voient les
contingents de la Coalition
comme des « corps étrangers », qui, par les mesures de protection,
l’importance des fonctions « basières » et la rotation fréquente des
unités, ne forment qu’une écume au dessus du pays. Plus que par une
augmentation des effectifs, le surcroît d’efficacité viendrait surtout d’une
meilleure « greffe » de la Coalition dans le milieu afghan. Celle-ci
pourrait prendre plusieurs formes. Les officiers afghans admettraient
parfaitement que les bataillons français engagent directement sous contrat des
soldats locaux dans leur rang, à la manière des unités « jaunies »
d’Indochine. Une unité mixte associant la connaissance du milieu des Afghans et
la compétence technique des Français serait un remarquable et peu coûteux multiplicateur d’efficacité au sein de chaque bataillon. Des officiers français
suggèrent aussi de créer un petit corps permanent d’« officiers des
affaires afghanes », dont la connaissance parfaite de la langue et d’un
secteur donné faciliterait grandement l’action des unités tournantes. D’autres
parlent d’intégrer une composante de type « service militaire
adapté » au sein même des bases françaises pour donner une formation
professionnelle aux jeunes afghans.
Les propositions d’innovation ne manquent pas mais, comme souvent
lorsque la situation est nouvelle, elles sont surtout le fait de ceux qui sont
au contact des problèmes à résoudre. La difficulté vient alors de l’accord
entre ce flux d’idées montantes et les moyens comptés.
Une grosse et riche armée américaine ‘hors sol’ et bunkérisée, façonnée pour le combat de haute intensité. Une armée française de qualité, encore riche de ses expériences coloniales mais à l’efficacité limitée par son format. Et au final, des sommes colossales dilapidées en pure perte : l’Afghanistan est toujours un pays avec une structure politique féodale et des conditions de vie moyenâgeuses pour l’immense majorité de sa population. Quant à son futur…
RépondreSupprimerLe constat de l’écart final entre les buts politiques et stratégiques premiers et les objectifs militaires finalement atteints, est pour le moins accablant. Clausewitz doit en faire des loopings dans sa tombe.
La Force ne pouvant pas tout, espérons qu’au moins le gâchis afghan serve à nos dirigeants à trouver dans le cas syrien, le juste et précaire équilibre entre la perte de crédibilité et l’escalade.
Je crains que ce conflit n'ait finalement sonné le glas des illusions de l'armée française. Elle s'y est engagé sans réel but, mal équipée et préparée, et en adoptant avec l'enthousiasme des enfants acceptés parmi les grands la guerre aux standards otaniens. S'y ajouta très vite la pression politique et militaire (à l'image du caporal stratégique il serait légitime d'évoquer les généraux tacticiens) sur les opérations dominée par le refus du risque. Finalement nous ne nous sommes guère démarqués des américains... D'ailleurs la plupart des idées prêtées aux officiers français et afghans dans cet article ont été formulées également au sein des forces américaines!
RépondreSupprimerl'analyse de cette période est sans appel, le bilan reste à faire, mais soyons claire nos hommes politiques n'ont rien appris.
RépondreSupprimerdans 5 ans tout est oublié,quant à notre soit disant culture militaire coloniale je pense qu'elle n'existe plus, notre culture d'aujourd'hui est plutôt humaniste, nous croyons à la fraternité surtout les militaires.
Verbatim:
RépondreSupprimer"Les propositions d’innovation ne manquent pas mais, comme souvent lorsque la situation est nouvelle, elles sont surtout le fait de ceux qui sont au contact des problèmes à résoudre. La difficulté vient alors de l’accord entre ce flux d’idées montantes et les moyens comptés."
Sans aucun doute, mais je ne pense pas que ça épuise la question.
On ne peut pas réduire la rigidité d'une structure a des questions de moyens, même s'il est clair qu'une certaine abondance permet à l'innovation de mieux s'exprimer, alors que la pénurie augmente la propension de la structure militaire à l'esprit de rente, parce qu'il s'agit de se partager la pénurie. Et l'innovation a moins sa place dans ce genre de circonstances.
C'est le paradoxe: en situation de contrainte, on pourrait penser que l'esprit humain est plus apte à développer ses réflexes de survie, donc qu'il va favoriser l'innovation.
Ben en fait, les armées restent des technostructures psychologiquement très rigides, qu'elles aient ou non des moyens.
On peut même dire que c'est une constante, donc qu'il faut faire avec. Donc rompre avec l'esprit de regret: plutôt que de considérer la psychorigidité de la technostructure comme un handicap, essayer de rechercher ce qu'elle contient de points positifs et les intégrer dans le processus d'innovation et d'adaptation.
Sur ce point, votre article contient des pistes de réflexion:
"La Coalition apparaît comme une immense machine tournant un peu sur elle-même et souvent pour elle-même, en marge de la société afghane."
Puis, suivent des développements qui montrent ce recroquevillement de l'homme occidental armé, en mission et immergé dans une société qui n'est pas la sienne, sur son habitus (au sens large).
On se figure alors des soldats bunkérisés ou évoluant sous carapace, tirant sur l'ennemi à distance de sécurité, et revenant le soir dans une base où les attendent les objets du confort et du mode de vie occidental, mais à des degrés variables suivant leur place dans la hiérarchie social de ce monde occidental.
On a alors vraiment l'impression que cette guerre les emmerde. Que c'est une sorte de hobby, de job occasionnel comme un autre, mais qu'en réalité ils n'ont pas la tête à ce qu'ils font. Qu'ils sont là en dilettante, en amateur, au mieux en aventurier.
Bref que ce n'est pas vital pour l'Etat qui les a envoyés là-bas.
A partir de là, pourquoi s'adapter? Pourquoi être particulièrement innovant? Ce truc est juste une joke. Une façon de passer le temps.