Pendant la guerre du Golfe (1991), une section
d’infanterie de marine reçoit l’ordre de s’emparer de quelques bunkers tenus
pas une poignée de soldats irakiens. Les quatre VAB (véhicules de l’avant
blindés) foncent en parallèle vers l’objectif alors que les mitrailleurs de
bord se déchaînent. Au bout de quelques centaines de mètres, le sous-officier
adjoint, en tape arrière d’un véhicule, voit un VAB le doubler, sans que son
propre mitrailleur ne cesse de tirer. Il est obligé de monter sur le toit du
VAB pour aller le maîtriser. Les VAB s’arrêtent devant l’objectif. Les hommes
débarquent. Certains d’entre eux sont munis de grenades au bout de leur fusil
d’assaut. Ces grenades les empêchent en fait de pouvoir tirer et donc de se
défendre. Ils s’en débarrassent donc tous assez rapidement et sans grand effet.
Un tireur antichar reçoit l’ordre de tirer une roquette de 112 mm sur un bunker. Il se
place devant un VAB, rate la cible et reçoit en plein le souffle de l’explosion
qui a rebondi sur le véhicule. Le chef de section donne l’ordre de monter à
l’assaut. Un caporal-chef, s’assied alors dans le sable, paralysé. Les
marsouins pénètrent dans le bunker et trouvent une douzaine de pauvres êtres
qui auraient bien aimé se rendre plus tôt si on ne leur avait pas autant tiré
dessus.
A
la structure prévue par les tableaux d’organisation, le fractionnement
psychologique en surimpose une autre, reflétant les différentes teintes de la
peur. Cette double structure ne manque pas, bien sûr, d’entraîner un
comportement et un rendement global de la troupe bien différents de ceux des
terrains d’exercice.
Agrégats socio-tactiques
L’efficacité
d’une troupe dépend d’abord des proportions et des rapports entre les acteurs
et les figurants qui la composent. Si les acteurs sont les plus importants, les
hommes passifs sur le champ de bataille ne sont pas inutiles pour autant. Même
si leur action directe est souvent faible, leur rôle psychologique est
essentiel par le soutien moral qu’ils apportent. Savoir les camarades près de
soi rassure ou stimule et hormis quelques rares solitaires, il n’y a pas de
héros sans spectateurs. Inversement, les hommes recherchent des ordres et des
modèles rassurants à imiter. Pour le capitaine Rimbault (1918),
Dans les moments
difficiles, instinctivement l’on va vers eux pour chercher du réconfort lorsque
la chair faiblit. Qu’ils soient chefs ou soldats, on est sûr de les trouver
toujours au bon moment, là où il faut et comme il faut. Ce sont ceux-là qui gagnent les batailles car, autant que la
peur, le courage est communicatif…
Comme
les conditions du combat moderne imposent la dissimulation, on tend inconsciemment
à se resserrer malgré les règlements ou les équipements qui imposent ou
facilitent l’inverse. Alors que le règlement
d’infanterie de 1914 impose le combat en ligne à un pas d’intervalle, il y a
longtemps que cela n’est plus vrai lorsqu’on décide de créer les groupes de
combat organiques en 1917. De la même façon, on s’aperçoit que généralisation
récente des postes de radio individuels qui permettrait une plus grande
dispersion des fantassins, n’a, en réalité que très peu changé la configuration
des groupes au combat. Vu du ciel, ces agrégats humains forment toujours des groupements
sporadiques de force et de forme variable, plus ou moins en ligne lorsqu’il
s’agit de faire feu, et en colonne lorsqu’il s’agit de se déplacer rapidement
avec des regroupements en fonction des feux adverses, des zones battues ou au
contraire protégées, de la présence des acteurs ou de certains armements
puissants.
Comme bien sûr ces regroupements constituent aussi des cibles plus
faciles, la gravité est d’autant plus forte que les hommes sont novices. J’ai
vu une compagnie de soldats rwandais, à peine mobilisés, attendant épaules contre
épaules de partir au combat. Les vétérans, eux, ont appris le compromis entre
la chaleur de la présence de l’autre et le risque qu’elle induit. Ce regroupement donne le sentiment d’être
intégrée dans une masse indéfectible, une force invulnérable et ce sentiment
absorbe le combattant qui saisit alors toute occasion pour agir comme ses
camarades : tir, progression, assaut. Le courage est alors tout
d’imitation et d’automatisme.
Ces
regroupements peuvent avoir aussi des effets négatifs en formant des cibles
plus importantes ou désorganisant les dispositifs. Lors de la bataille de
Little Big Horn (1876), les cavaliers américains du colonel Custer commencèrent
par former un cercle de tirailleurs espacés les uns des autres de cinq mètres.
Lorsque la peur augmenta avec l’aggravation de la situation, les soldats
rompirent la ligne pour se regrouper par paquets. Certains groupes décidèrent
alors de se replier, provoquant ainsi la désagrégation complète du dispositif.
Ce sens grégaire s’exerce aussi entre les unités qui aiment être
encadrées et appuyées de tous cotés. En 1917, le caporal Gaudy est ainsi saisi
par une sorte d’ivresse à la vue de la préparation d’artillerie qui précède
l’assaut auquel il va prendre part. Les centaines de canons qui tonnent « forment un concert plus affolant que
tous les clairons du monde. Leur frénésie dépasse tout ce qu’on peut imaginer […]
Leur fureur nous gagne, nous soulève,
nous lance en avant. » En 1991, plusieurs soldats de la division
Daguet décrirent des sentiments proches à la vue des tirs de lance-roquettes
multiples, de l’artillerie et de l’aviation alliées sur les positions
irakiennes qu’ils s’apprêtaient à attaquer.
Feu et sang
Le besoin d’action est
tel que si les ordres ne viennent pas, les hommes imiteront le premier modèle
qui se présente à eux. En mars 1918, Ernst Jünger, voit un soldat qui « emporté par un violent enthousiasme à
la suite de notre avancée, sauta sur une barricade en plein combat et retomba
aussitôt criblé de balles au fond de la tranchée. Moi-même, au lien d’en tirer
la leçon, je répétais la même idiotie quelques minutes plus tard pour m’en sortir à bon compte avec une simple
éraflure au crâne ».
Ce phénomène d’imitation peut entraîner des emballements collectifs.
Un de ses emballements
courants est la panique de feu. Dans la nuit du 4 octobre 1914, Genevoix
assiste, impuissant, à un tel phénomène :
Un cri a vibré très
loin… « Aux armes ! » Les tranchées françaises d’un bout à
l’autre s’illuminent de lueurs brèves. C’est une fusillade désordonnée,
haletante, qui trahit l’affolement des hommes […] Chaque soldat voit ses deux
voisins qui épaulent leur fusil et pressent la détente : il a la tête
pleine du bruit que font à ses oreilles tous les lebels de la tranchée. Il ne
voit rien d’autre ; il n’entend rien d’autre ; et il tire, comme ses
voisins. Il tire devant lui n’importe où. Toutes ses idées coulent à la
débâcle. A-t-il peur ? Même pas. Il ne sait plus où il est ; il a
conscience seulement que tout le monde tire autour de lui, qu’il se meut dans
le bruit ; et il agit comme il voit agir, en automate.
André Pézard décrit un affolement
similaire :
V’là les Boches !
V’là les Boches ! La fusillade se met à crépiter follement, les hommes se
bousculent dans le creux, et crient pour s’encourager. Ceux du premier rang
tirent par-dessus les déblais de la lèvre nord, ceux qui se pressent derrière,
dans la pente éboulée où ils ont peine à se tenir debout, tirent par-dessus les
premiers, tirent sans rien voir, tirent en l’air.
Ces mouvements peuvent
être des moments de furie meurtrière à la vue de l’ennemi, en particulier
lorsqu’on prend l’ascendant sur lui. Gaudy après avoir participé à l’arrêt
d’une attaque, devient frénétique :
« Je suis enivré par la victoire. Je hurle, je crie des choses sans nom et
je vide les fusils que Lhoumeau me passe. Nous sommes montés debout sur le
parapet, dans l’exaltation qui nous soulève. Barinet, tout à coup, jette un
cri, et le voilà secoué par un rire qui jaillit par saccades. Il montre, à bout
de bras, son casque qu’une balle vient de crever ». Dans une situation
proche, les hommes du capitaine Meyer, voyant deux compagnies de mitrailleuses
tailler en pièce des Allemands « voudraient,
même les plus pacifiques, participer au massacre -car nous sommes à une de ces
heures, d’ailleurs rares, où règne la folie enivrante de tuer- c’est un
paroxysme de joie et d’excitation ».
Dans la nuit du 8 au 9
juin 1944, en Normandie, près de la rivière Merderet, le lieutenant américain
Millsaps, de la 82e aéroportée, prend le commandement d’une
patrouille. Lorsque la petite troupe parvient au pied de la colline qui
constitue son objectif, une mitrailleuse allemande ouvre le feu. Les soldats
américains détalent dans tous les sens et il faut une heure au chef de section
et à son adjoint pour les regrouper et les persuader de repartir en avant.
Après un débordement discret en longeant des haies, ils réussissent à se placer
derrière la mitrailleuse. Le lieutenant ordonne alors un assaut qui se
transforma rapidement en hystérie collective. Las parachutistes foncent en
hurlant, massacrent les Allemands puis courent dans les étables des fermes
voisines pour y tuer tous les animaux. Ce n’est que lorsque la dernière bête
est abattue que le chef de section peut reprendre le contrôle de la troupe. Il
demande alors un volontaire pour l’accompagner un peu plus loin. Un seul homme
accepte mais au bout de quelques dizaines de mètres il s’effondre. Il était
atteint de six balles et ne s’en était pas aperçu.
Foules
militaires
Logiquement cependant, les mouvements collectifs
incontrôlés vont plutôt dans le sens de la fuite. Ils sont l’aboutissement d’un
processus de désagrégation déclenché, comme les avalanches, par un petit
événement qui, par distorsion et amplification finit par avoir des conséquences
importantes. Les entassements d’hommes, les périodes de baisse de tension (fin
provisoire des combats, absence d’objectifs), la raréfaction des modèles
positifs à suivre (par les pertes en cadres en particulier), l’accumulation des
frustrations (pilonnage d’artillerie), la dissolution des liens
« socio-tactiques » par le mélange des unités sont autant de facteurs
favorables à la naissance des paniques. Il suffit ensuite d’un déclencheur, la
vue soudaine d’une horreur, une fausse nouvelle, une attaque surprise, pour
créer une « excuse » et déclencher un processus qui se nourrit
ensuite de lui-même.
Dans Men
against fire, Le colonel Marshall cite plusieurs cas de replis par
incompréhension. Le 12 juin 1944, un sergent parachutiste est blessé lors des combats
pour Carentan. Il se replie vers le poste de secours sans avertir son groupe de
la raison de son déplacement. Ses hommes le suivent, puis les voisins du
groupe. Un homme lance alors que l’ordre est de se replier et tout le
dispositif se désagrège. Une nuit, au cours d’un combat sur une île du
Pacifique, la radio d’un observateur d’artillerie tombe en panne. Pour pouvoir
assurer les liaisons, l’observateur obtient la permission de se replier
jusqu’au poste de commandement de la
compagnie. Mais comme il y a de violents tirs de mortiers et
d’artillerie le long du front, l’équipe se replie en courant et non en
marchant. Les fantassins en voyant passer les artilleurs leur emboîtent tous le
pas. Lors des combats dans la tête de pont de La Fière (Normandie, 9 juin
1944), un capitaine ordonne un repli limité. Mais il est avec la section
de gauche et l’ordre ne parvient pas à la section de droite. La section de
gauche effectue donc, de manière ordonnée, son repli jusqu’à une haie en
arrière. Le flanc droit, voyant le déplacement, mais ne comprenant pas ce qui
se passe, décroche, entraînant le repli de l’ensemble du dispositif.
Les hommes isolés rejoignent la masse dans un
déplacement centrifuge qui les éloigne du lieu de l’événement qui a provoqué
leur stupeur. On retrouve ainsi des similitudes entre les mouvements de colonne
militaires qui se replient en état d’hébétude en août 1914 et mai 1940 et les
mouvements de survivants de catastrophes ou d’attentats.
Cependant, contrairement à une idée courante, la
vraie panique collective, qui transforme une troupe en cohue saisie de terreur
s’enfuyant et renversant tout sur son passage, sans respect pour rien ni
personne, semble relativement rare. En 1945, le Centre d’études des
bombardements stratégiques a cherché à déterminer quels avaient été les effets
des attaques aériennes massives. Une de ses conclusions fut que, à l’exception
de quelques fuites incontrôlées lors des incendies de Tokyo, très peu de gens
ont été en proie à la panique. De la même façon, d’après le Centre de recherche
sur les désastres de l’université du Delaware, et contrairement à l’imagerie
véhiculée par les « films-catastrophes », les gens perdent rarement
leur sang-froid dans les grands mouvements de foule.
La troupe en fuite reste ainsi le plus souvent
cohérente et il suffit en général de l’action calme et énergique de quelques
cadres pour inverser le phénomène de panique. En avril 1917, après l’occupation
d’une tranchée allemande, une rumeur de contre-attaque se diffuse dans la
troupe de Du Montcel :
le brouhaha augmente et je distingue ces mots : « Les Boches ! …les boches !…Voilà les
Boches !! » Hein ?…A ce moment il y a une terrible bousculade
sur mes talons et une foule d’hommes hagards, l’épouvante dans les yeux, se
précipite dans le boyau. Je reçois un choc électrique qui m’arrête le cœur et
me donne le vertige : c’est le souffle de la panique. Est-ce que je vais
f…le camp ? Un réflexe instantané : c’est idiot ! Si les
Boches contre-attaquent, nous avons tout ce qu’il faut pour les
recevoir ! ».
S’apercevant que la menace est imaginaire, il
interpelle par leur nom les hommes en tête de la colonne en marche et leur
demande de lui montrer les Allemands. Les hommes s’arrêtent et retournent à
leur poste. Un an plus tôt, sur la
Somme , Meyer intervient de la même façon sur un début de
panique : « J’arrête au passage
un mitrailleur qui, sa pièce sur l’épaule, court en aveugle dans le
boyau ; il prétexte un vague enrayage quand je l’oblige à la mettre en
batterie sur le parapet, mais l’effet moral est produit quand même : les
hommes, ou du moins ceux qui peut-être eussent lâché pied, se sont repris
presque aussi vite qu’ils s’étaient laissé dominer. »
En 1973, pendant la guerre du Kippour, le major
israélien Dov, arrête une colonne revenant des hauteurs du Golan et les renvoie
au combat. Il découvre alors que la plupart attendaient simplement de recevoir
des ordres. Pendant la
Seconde Guerre mondiale, Alan Moorehead, correspondant de
guerre britannique, est lui-même pris dans un mouvement de panique. « Nous ne savions que faire. Quelqu’un
avec un peu d’autorité aurait dit : « Restez ici. Faites ceci ou
cela » et la moitié de notre peur aurait disparu. J’avais désespérément
besoin d’ordres. Et, aussi, je pense, les autres. »
Remarquons également que le modèle d’action pour
les indécis peut être également une course vers l’avant, à la suite d’un
«acteur » inconscient ou d’un fuyard vers l’avant. Lors d’une pause
pendant un combat Ernst Jünger entend un vacarme soudain :
Il se produisait un de ces curieux incidents dont l’histoire
des guerres est si riche, en grand ou en petit. Les cris provenaient d’un chef
de section du régiment de gauche qui voulait établir la liaison avec nous et
qui était animé d’une humeur batailleuse formidable. L’alcool semblait avoir
embrasé sa bravoure naturelle au point de la transformer en folie
furieuse : "Où est le Tommy ? Sus aux chiens ! En avant,
suivez-moi !". Dans sa rage il démolit au passage notre belle
barricade et se précipita en avant, s’ouvrant le chemin à coup de grenades […] Le courage, un homme qui paye de sa personne avec une folle audace,
provoquent toujours l’enthousiasme. Nous fûmes, nous aussi, empoignés par
l’esprit casse-cou et, ramassant quelques grenades, nous nous hâtâmes de nous
joindre à cet assaut improvisé.
Comment stopper la déroute d'une armée ? le 13 et 14 Mai 1940 avec la IXe armée est un bon exemple "le recul prend les allures de déroute, l'infanterie fuit les terrains découverts.L'artillerie est paralysée, la plupart des chevaux sont mitraillés par l'aviation,les canons immobilisés sur leurs positions, incapables de manœuvrer. Des camions ou sont entassés des soldats de toutes armes refluent en désordre vers l'arrière" (60 Jours qui ébranlèrent l'occident)et à l'époque il était encore possible d'organiser l'arrière, aujourd'hui pas d'arrière !
RépondreSupprimerToujours passionnent.