vendredi 20 février 2015

Majority report ou comment j'ai appris à tuer de manière algorithmique

                                                     

Publié le 17 mai 2013

Il y a bientôt 20 ans, j’ai passé plusieurs mois à traquer des snipers dans une ville fantôme de l’ex-Yougoslavie. J’ai d’abord tenté de les prendre en « flagrant délit » en faisant observer en permanence tous les environs. Il me fallut plusieurs jours et plusieurs nuits pour m’apercevoir que cette méthode était à la fois épuisante et stérile. Je décidais donc de changer d’approche et de ne plus chercher à punir des agresseurs mais à réduire l’espérance mathématique (probabilité d’occurrence x effet) de leurs tirs. La tactique devint ainsi algorithmique.

Je considérais que le groupe des agresseurs était une collection d'acteurs venant de tous les camps pour nous tirer dessus pour des motifs très variés allant de la vengeance après une nouvelle reculade de l'ONU à la pression pour nous chasser de la zone en passant par le simple loisir de la chasse. Ces acteurs agissaient le plus souvent seuls, de leur propre initiative ou en service commandé. Devant cette diversité de motivations mais cette unicité de comportement (tirer sur nous), je ne m’attachais pas au comportement de chacun mais à celui de la masse. 

Estimant que ces dizaines d’individus se répartiraient sur une courbe de Gauss en fonction de leurs compétences, je décidais de me désintéresser des « extrémistes ». Ceux du coin gauche, les « imprudents », ne nécessitaient pas d’effort particulier. Leur incompétence suffirait à les éliminer rapidement face à n’importe que dispositif antisniping un tant soit peu efficace. Il y eut deux cas de ce type. Ceux du coin droit, les « invisibles » qui tiraient de loin, à travers plusieurs petits trous de mur et quittaient les lieux immédiatement après, nécessitaient en revanche trop d’effort. Les éliminer aurait nécessité d’augmenter de manière exponentielle la prise de risque en allant les traquer au cœur de zones particulièrement dangereuses. En même temps, les précautions qu’ils prenaient étaient telles qu’ils tiraient peu et, s’ils maintenaient une menace permanente pénible, ils n’étaient statistiquement pas très « létaux ». Alors que ma mission n’était pas de tuer le maximum de snipers mais de sauver le maximum de soldats français, je considérais que face à eux l’action la plus efficace était justement de ne rien faire.

Entre ces deux extrêmes restaient les tireurs occasionnels qui s’efforçaient juste de ne pas être vus quand ils nous tiraient dessus et qui peuplaient la grande bosse centrale de la courbe de Gauss, Sachant que je ne verrais sans doute jamais aucun d’eux, je décidais de me concentrer non pas sur chaque individu mais sur leur action d’ensemble.

Je commençais par une analyse précise de l’environnement urbain pour déterminer les zones d’où il était possible de tirer. Chaque nouvel impact de balles fut observé pour essayer de trouver des angles de tir. J’expliquais également à mes hommes comment analyser les phénomènes sonores des balles qui passaient à proximité d’eux pour essayer de trouver la zone d’origine (il faut comparer le bruit du bang supersonique et celui de la détonation de départ). En se renseignant auprès de la population, on apprit également que ces snipers « centristes-gaussiens » ne se mélangeaient pas avec la population, ce qui réduisait encore les zones de tirs et augmentait notre liberté d’action en éliminant le paramètre de la présence possible de civils. Simultanément, l’analyse des horaires des tirs fit apparaître des périodes privilégiées comme les fins de matinée et d’après-midi et d’autres largement délaissées comme les horaires de repas et la nuit.

En croisant patiemment toutes ces données, il fut donc possible de déterminer quelques « agrégats » de probabilités évoluant dans l’espace et le temps et de proportionner face à aux les moyens de surveillance et surtout de frappe. Ces moyens de frappe, canon de 20 mm et surtout fusil de 12,7 mm, étaient par ailleurs choisi non pas pour frapper précisément mais pour percer un mur et ravager la pièce derrière. Ces armes de destruction micro-massive étaient insuffisante pour les « invisibles » et surpuissantes pour les « imprudents » (tant pis pour eux) mais parfaitement adaptées aux « centristes gaussiens ». Sans voir qui que ce soit, ou presque, chaque agression provoquait en quelques secondes une riposte puissante sur une plusieurs zones probables.

Je me rendis compte alors que quand on tire sur des probabilités et non sur des hommes, rien ne ressemble plus à un tir après agression qu’un tir avant agression. Je décidais donc de glisser de la réponse à l’anticipation et de m’efforcer ainsi par un tir préventif d’empêcher la montée de l’espérance mathématique plutôt que de la forcer à descendre par un tir de représailles. J’interprétais donc le concept de menace avérée des règles d’engagement (qu’est-ce qu’une menace avérée sinon une menace hautement probable ?) pour effectuer des tirs a priori sur les points où j’estimais probable la présence d’un élément hostile. A la manière des Précogs de Minority report de Philip K. Dick, mais sans avoir les freins législatifs et culturels des policiers, je traquais l'ennemi avant qu’il le devienne ou prouve qu’il l’était. Ces tirs préventifs étaient évidemment beaucoup plus aléatoires que les tirs de riposte, facilités par l'action préalable de l'ennemi dissipant d'un seul coup le brouillard . Je me taisais toutefois que transférer un peu d'incertitude chez l'autre et que combiner l'aléatoire a priori du tir et le déterminisme a posteriori ne pouvait pas faire de mal.

Au bilan, cette méthode fut efficace. Tant que ce dispositif « algo-tactique » fut en place, les tirs adverses diminuèrent en nombre et surtout en précision. Aucun soldat français ne fut touché par un tir d’arme légère à l’intérieur ou à proximité de la base. Il est en revanche très difficile combien de snipers adverses furent touchés puisque nous tirions sur de l’invisible probabilistique. Il y eut bien quelques confirmations (y compris par des adversaires admiratifs) mais peu importait.

Bien entendu, j'avais conscience que nous évoluions dans un univers knightien, où, à la manière d'un lancer de dés, toutes les inconnues possibles étaient connues. Il suffisait que les conditions changent radicalement autour de cette bulle d'affrontement autonome pour en changer complètement les règles. Cela fut le cas à la fin de notre mandat lorsque le gouvernement bosniaque décida d'en finir avec les brigades mafieuses qui régnaient sur la vieille ville. Le raid sur le poste de commandement de la 10e brigade de montagne qui nous entourait et l'élimination de son chef (par le père d'un enfant qu'il avait égorgé) aplatit singulièrement la courbe de Gauss. Il apparut ainsi que la plupart des « centristes » étaient en service commandés de harcèlement. Ne restèrent que les « invisibles », surtout serbes, et les « imprudents » des amateurs bosniaques agissant par pulsion. Le dispositif algorithmique n'avait plus de raison d'être. 

Ce type de combat, systémique, n’était pas une nouveauté en soi. Il l’était cependant à cette très petite échelle. Il esquissait sans doute, avec des moyens primitifs, les possibilités de l’algorithmique, possibilités désormais considérables grâce aux nouvelles puissances de calcul. 

13 commentaires:

  1. C'est vraiment très intéressant. En revanche il me semble qu'il faille mettre à jour les zones de frappe car les tirs préventifs contraignent les snipers adverses à changer d'emplacement n'est-ce pas ? Comment faire, sachant qu'il faut observer les tireurs avant d'inférer les zones ?

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    1. On ajoute ainsi un facteur aléatoire préventif (et donc porteur d'incertitude et de stress)à un facteur déterministe curatif.

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  2. Merci; aussi éclairant que traçant!
    Les "vingt glorieuses" des marchés financiers ont été anormalement consommatrices et utilisatrices de Gauss.
    Si les calibrages et modélisations se révelèrent souvent efficaces à un instant t, le saut de fréquence de l'ensemble devint de plus en plus rapide, "hectic".
    Les points prévus comme devant faire partie des queues de distribution se constataient trop fréquemment sur les écrans; et inversement.
    La vibration, l'instabilité autour de la normalité et des écarts-types paramétrés devenant trop aléatoire, les pertes -centrales et collatérales - en capital financier sont devenues très élévées.
    Progressivement, de nombreux combattants ont du abandonné ces terrains.
    Peut-être est-ce une des raisons du pivotement massif ensuite vers le trading haute-fréquence; et la course à la micro-seconde.

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    1. Commentaire hors-sujet par rapport à "Majority report" mais en prolongement de la fin du commentaire de B.Q.

      Je vous invite à lire l'article suivant dont la conclusion est similaire à votre réflexion : "comme l’est déjà le monde financier où échanges à haute fréquence se font désormais dans des temps de réaction qui ne sont plus humains" :

      http://www.internetactu.net/2013/03/19/la-technique-est-elle-responsable-de-lacceleration-du-monde/

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  3. Dans un billet (sur le budget) vous jugez la loi normale comme tout à fait insuffisante.
    Dans le suivant vous en faites l'apologie.
    Difficile de suivre.

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    1. Dans le cas des snipers, on est dans un univers knightien (avec des inconnues connues) mais pas dans le cas du budget (les inconnues à gérer -multiples, variées et aux conséquences parfois énormes-sont pour la plupart inconnues). Dans le premier il faut s'attacher à la loi normale, dans le deuxième, il faut l'utiliser à court terme mais s'en méfier énormément sur le long terme.

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    2. Il me semble que le billet précédent ne juge pas la loi normale insuffisante mais inadaptée à rendre compte de certains phénomènes aléatoires qui sont corrélés (conditions essentielles de validité de la loi: événements indépendants entre eux et identiquement distribués).
      Dans le cas des snipers, le niveau de compétence d'un sniper choisi aléatoirement relève de cette loi. Il est donc logique de faire effort sur les emplacements les plus logiques pour viser ceux qui sont moyens: compétents mais pas assez imaginatifs pour être innovants.

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  4. Verbatim: "Au bilan, cette méthode fut efficace. Tant que ce dispositif « algo-tactique » fut en place, les tirs adverses diminuèrent en nombre et surtout en précision. Aucun soldat français ne fut touché par un tir d’arme légère à l’intérieur ou à proximité de la base."

    Vous faites référence à un intérieur ou à une proximité. Ailleurs, on ne sait pas.

    Est ce que cette approche vous a permis de sortir du complexe obsidional, qui, il me semble, a marqué l'action des forces?

    Ou bien, est-ce qu'en plus de cela, il fallait "gérer" une contrainte supérieure, qui anéantissait les gains obtenus?

    C'est une vieille question.

    Je ne sais pas comment l'articuler. Je sais que c'est un sujet délicat.

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    1. Oui, c'est sur a bien y réfléchir c'est malin et mathématique.
      On prend l'initiative sur l’adversaire, grâce à un calcul de probabilité de tirs à priori dans des zones étudiées et prédéfinies, dans un laps de temps choisi...
      Finalement, les mathématiques "appliquées" ainsi, ça me plait bien et je suis sûr que c'est efficace sur l’ennemi : aussi bien en termes de tirs "faussés", que d'impact psychologique.
      Bien vu !

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  5. "où les crimes ont de fortes chances d’apparaître" : J'aurais écrit risques !

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  6. Mes respects mon colonel.

    Je suis très impressionné par ce billet et votre sens de l'analyse. Que pensez vous néanmoins de système moderne tel que le SLATE qui aujourd'hui permettent de riposter immédiatement à de telles attaques embusquées?

    Pour ceux qui ne connaisse pas : http://www.opex360.com/2015/02/28/larmee-de-terre-satisfaite-de-son-abonnement-au-slate/

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  7. Mon colonel.
    adjudant chef à vannes, je me résout à écrire sur la "toile" qui , je l'avoue me fait peur.
    en gros, pour la troupe que vous commandiez, les tirs de type à priori était la solution, après une étude terrain, ENI,horaire de tir de "tireur isolé".
    vous écrivez de technique d'étude anglo saxonne ( PredPol etc...) n'avons nous pas , sans être chauvins, de données disponibles pour nos chefs dans notre système ?
    vos études ont elles été utiles à nos troupes dans les interventions de l'armée françaises depuis 2000 ?


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  8. Tout ceci me fait penser au « Covert or Drake shooting » rhodésien ou au tir d’apriori de l’Armée suisse... qui consiste à tirer systématiquement sur les positions reconnues ou supposées de l'adversaire, notamment sur des buts invisibles à l'oeil nue.

    L'Armée suisse possède d’ailleurs deux cibles spécifiquement conçues pour entrainer les soldats d'infanterie à ce principe, notamment une cible représentant un milieu urbain, l'autre représentant un environnement forêt.

    L'inclusion de population civile dans la zone de tir pourrait invalider, voir interdire l'utilisation de telles techniques, qui ne correspondent pas toujours aux exigences de la guerre (politique) moderne, en particulier lorsque que les snipers adverses s'ingénient à se masquer derrière des civils ou des troupes amies ...

    Tout ceci définit la limite ténue entre contre-sniping et anti-sniping ou trouver une aiguille dans une meule de foin et brûler la meule de foin pour trouver l'aiguille !

    Pour ma part, je suis convaincu par l'approche cartésienne et pragmatique.

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