mercredi 22 mai 2013
mercredi 15 mai 2013
Illusions mathématiques et budget de défense-par Raphaël Storez
Alors que les commentaires sur l’apocalypse budgétaire qui menace la Défense française fleurissaient sur la Toile et dans la presse, la quasi-unanimité des groupes politiques du Sénat lançait le 14 mars un appel au Président de la République, chef des Armées, pour qu’il maintienne l’effort de Défense de notre pays à son niveau actuel. Ils ont fait en quelque sorte écho au sondage IPSOS effectué les 25 et 26 janvier 2013 qui révélait que deux Français sur trois estiment que le budget de la Défense devrait être maintenu voire augmenté.
Pourtant, certains doutes subsistent dans l’esprit du public : les forces armées sont certes engagées en permanence pour garantir les intérêts de la France sur son territoire et dans le monde, mais ces engagements ne paraissent pas excéder les capacités maintenues au sein de la Défense.
D’autres secteurs que la Défense sont concernés par la problématique d’optimisation des ressources par rapport aux risques encourus : il en va ainsi de la finance, ou des assurances. Les conclusions tirées des expériences dans ces secteurs pourraient, dans une logique de « benchmarking », nous aider à lever le doute sur l’opportunité de réduire le financement de nos capacités.
Or, si l’on en croit les leçons durement apprises dans le secteur financier, il s’avère que la modélisation des risques est un problème clé, et que les illusions mathématiques opérées par la moyenne arithmétique sont sources de cataclysmes. De fait, les événements extrêmes ont une telle importance qu’ils sont des éléments incontournables à prendre en compte dans l’évaluation des efforts à consentir. On aurait donc tort d’imaginer qu’une baisse des budgets à la Défense ne soit pas en définitive plus lourde à payer que son maintien au juste niveau.
Comme l’explique parfaitement Philippe Herlin dans ses ouvrages sur le sujet, la loi normale ou loi de Gauss fut jusqu’à la crise financière de 2008 la base des modèles établis par des théoriciens de l’économie tels que Markovitz, Fama, Black et Scholes pour représenter les fluctuations de phénomènes financiers. Cette loi est très connue pour la forme caractéristique de sa courbe en forme de cloche, son sommet matérialisant la moyenne arithmétique. Ainsi les tailles d’une population, la dispersion des projectiles balistiques suivent une telle loi.
Mais des hypothèses doivent être établies pour que cette loi soit valide : d’abord que les occurrences soient indépendantes entre elles, ensuite qu’elles soient identiquement distribuées, comme les lancers d’un dé, ou le choix aléatoire d’un individu dans une population. Dès 1962, Benoît Mandelbrot montrait que la loi normale sous-estimait l’importance des phénomènes extrêmes par rapport à la moyenne. L’arrivée de l’informatique a permis de confirmer cette déficience, qui a été corrigée aux limites par l’ajout d’un coefficient multiplicateur empirique censé pallier le problème. Pourtant, LTCM, le hedge fund géant conçu par Merton et Scholes selon le modèle de la loi de Gauss « modifiée », sombrait dans une faillite retentissante de 10 milliards de dollars en 1998 et forçait la communauté financière à conjurer un risque systémique estimé à 100 milliards de dollars. Merton et Scholes avait pourtant reçu un an auparavant le prix dit « Nobel d’économie » pour leur modèle innovant.
Ce n’était que le prélude des secousses à répétition d’un séisme financier dont nous supportons les conséquences aujourd’hui, étant donné la généralisation du modèle à l’ensemble des acteurs financiers, régulateurs compris. Les financiers américains se disaient en 2008 victimes « d’événements jamais vus qui ne pouvaient pas arriver » (Stiglitz). Ils ne le pouvaient pas, d’après le modèle. En réalité, celui-ci souffrait de la déficience de ses hypothèses. Non seulement les marchés n’étaient pas efficients ni les acteurs économiques rationnels, mais les occurrences n’étaient pas indépendantes : « aujourd’hui influence effectivement demain » selon le mot de Mandelbrot.
Pour illustrer les découvertes de Mandelbrot et comprendre le problème tel qu’il est, il faut se détourner de la loi normale de Gauss pour adopter les lois de puissance (ou lois de Zipf), plus complexes, mais beaucoup plus à même de modéliser la réalité. Ces lois sont représentées par des hyperboles, et gouvernent la distribution de nombre de phénomènes comme la distribution des revenus dans la population, la fréquence des mots dans un texte. Une des vulgarisations les plus connues est le principe de Pareto ou « loi des 80/20 », que les managers connaissent tous : 20 % de leurs problèmes consomment 80 % de leur attention, 20 % de leurs produits fournissent 80 % de leur chiffre d’affaire, etc.
Les conséquences sont multiples : non seulement la moyenne perd toute signification mais surtout les événements extrêmes revêtent bien plus d’importance, modifiant ainsi la perception des risques. Ainsi, fort logiquement les services publics préparent tous les ans l’application du plan Neptune en région parisienne en cas de crue centennale de la Seine, afin de limiter les dégâts et protéger les populations. Le coût de l’inondation moyenne, la plus probable, est incomparablement plus faible que celui d’un événement extrême comme celui de 1910. On voit que le paradigme est différent : on prépare le plus dangereux, qui n’est que plausible, et non le plus probable.
Toute la difficulté des phénomènes régis par des lois de Mandelbrot, dont les lois de Zipf ne sont que des cas particuliers, consiste à déterminer les paramètres de la courbe. Une infime variation de ceux-ci amène des écarts considérables, ce qui oblige le plus souvent à recourir à l’empirisme, en étudiant avec attention les conditions aux limites. Autrement dit, il suffirait d’étudier le cas le plus probable et celui le plus coûteux pour déduire un risque optimum, qui permette de maximiser le gain (ou minimiser le coût). Les assurances ne procèdent pas autrement, et se fondent sur l’historique annuellement actualisé des sinistres extrêmes qu’elles ont dû couvrir pour calculer les primes annuelles que leur verseront leurs clients, et ainsi, rester solvable.
Pour ce qui concerne la Défense, ces expériences ne sont pas sans intérêt. Les armées couvrent un risque : celui de conflit portant atteinte aux intérêts du pays. Même si le caractère probabiliste de la distribution des conflits dans le temps n’est pas démontré, il existe trop de facteurs internes et externes aux nations et organisations internationales pour que le caractère déterministe des situations de conflit d’intérêt soit établi. Au vu de la distribution des bilans humains et financiers des conflits de l’ère contemporaine, un modèle de Zipf paraît beaucoup plus adapté pour caractériser le phénomène de la conflictualité. Lorsque que l’on constate que les surcoûts moyens liés aux opérations extérieures sont de près d’un milliard d’euros annuels depuis 2000 et que 12 000 hommes en moyenne sont déployés à l’étranger chaque année, il vient immédiatement que se contenter d’un modèle d’armée adapté à ce besoin est dangereusement insuffisant.
La Défense n’étant rien d’autre que l’assurance du pays en charge de couvrir les risques sécuritaires, il paraît opportun de s’inspirer des heurs et malheurs de la finance pour garantir à la France que son assurance restera solvable. En particulier, il semble indispensable d’admettre que le plausible ne doit pas être écarté, surtout si ses conséquences sont redoutables, et qu’il doit constituer un paramètre déterminant de l’effort à consentir pour notre défense. Déterminer le plausible le plus dangereux reste toutefois très délicat : faut-il se fonder sur l’historique de notre pays et préparer une guerre de Cent Ans ou la 2ème Guerre mondiale ? Pas forcément, et c’est tout le caractère épineux des travaux de la Commission du Livre Blanc.
Il reste que l’aujourd’hui influence là encore fortement le lendemain : qu’arrivera-t-il lorsque la France ne sera plus capable de déployer annuellement en posture opérationnelle, sur le territoire national et surtout outre-mer et à l’étranger vingt à trente mille de ses hommes, comme elle le pouvait encore ces dix dernières années ? Végèce en avait une idée, lorsqu’il écrivait « qui veut la paix, prépare la guerre ». En l’occurrence, la guerre n’est pas le plus probable, mais l’événement extrême qui reste plausible, ce fameux « cygne noir », décrit par Nassim Taleb. Et son occurrence se fait à la fois plus probable et plus catastrophique dès leur que notre modèle le néglige.
En définitive, les illusions des moyennes arithmétiques et des modèles gaussiens ont gravement ruiné le secteur financier lorsque le risque s’est matérialisé. La pertinence des modèles de Mandelbrot a finalement été établie, bien tard, pour que les risques seulement plausibles soient mieux gérés.
Le demi-siècle de déclin des budgets de la Défense qui vient de s’écouler a vu les armées s’adapter au double défi des réformes internes structurelles et des rendez-vous opérationnels que l’actualité leur a fixés. Aujourd’hui, les armées gagnent les « petites » guerres que le chef des armées leur confie, tout en conduisant une restructuration d’une ampleur inégalée dans le secteur public, et ce dans le contexte d’une diminution drastique de son budget. Quoique conscientes des contraintes pesant sur le budget de l’Etat, les armées se doivent cependant de ne pas cacher aux Français qu’elles ne sont aujourd’hui taillées que pour faire face à la conflictualité moyenne, la plus probable. Et qu’à moins de réévaluer la prime à verser par les Français, elles pourraient être dans la situation des entreprises avant la tourmente financière qui a emporté nombre d’entre elles, et conduit les contribuables à des sauvetages ruineux.
Le chef de bataillon Raphaël Storez est actuellement stagiaire à l’Ecole de guerre
Bibliographie :
Philippe Herlin, Finances, le nouveau paradigme, Eyrolles avril 2010 et Repenser l’économie, Eyrolles février 2012.
Benoît Mandelbrot, Une approche fractale des marchés, Odile Jacob 2005.
lundi 6 mai 2013
Comment devenir un Mentat ? (2)
Dans
une étude d’Anders Ericsson sur les élèves de la prestigieuse Académie de musique
Hanns Eisler de Berlin, trois groupes de musiciens ont été distingués en fonction
de leur niveau. Ericsson calcula que les membres du groupe d’élite avaient une
moyenne de 10 000 heures de pratique, le second groupe 8 000 et la 3e,
4 000, avec pour chaque groupe des écarts-types assez réduits. Selon
Ericsson qui appliqua ces résultats à plusieurs autres disciplines, il faut dix
ans de travail quotidien pour devenir un expert. Pour être un expert
international, il en faut certainement plus. En analysant, la carrière de 40
grands maîtres internationaux d’échecs, Nikolai Grotius a montré en 1976 qu’il
leur avait fallu en moyenne 14 années pour atteindre ce niveau, avec un écart
de 4 ans. Quand on demande à Gary Kasparov, un des six hommes à avoir jamais
(depuis 1970) atteint ou dépassé le seuil des 2 800 points Elo, comment il
était devenu champion du monde, il répond habituellement qu’il lui a fallu
apprendre 8 000 parties par cœur. Il lui aura fallu dix ans depuis sa première
inscription dans un club pour devenir GMI et quinze pour être champion du
monde.
L’énorme
investissement nécessaire pour parvenir d’expert de classe internationale pose évidemment
un certain nombre de problèmes. Bien souvent, il impose de commencer dès
l’enfance, ce qui implique un environnement favorable. Si Mozart était né dans
une famille de paysans, il n’y aurait jamais eu de Don Giovanni. Comme Jean-Sébastien Bach, il est né dans une famille
de musiciens et a largement bénéficié de l’aide de son père. Léopold Mozart a
rapidement décelé les dons de son fils, l’a mis en présence de plusieurs instruments
et l’a aidé à composer dès l’âge de six ans. Pour autant, la première œuvre
personnelle qui soit considérée comme un chef d’œuvre (numéro 9, K.271) n’a été
réalisée qu’à 21 ans, dix ans après son premier concerto.
Jusqu’à
l’ère des révolutions la grande majorité des Mentats est issue d’un processus
de formation familial aristocratique. Outre son éducation intellectuelle et physique très militarisée, le jeune
Alexandre suit son père dans ses campagnes en Grèce et, à 17 ans, commande sa
cavalerie à Chéronée. Il obtient son chef d’œuvre contre Darius III à
Gaugamèles en -331, à seulement 25 ans mais aussi après un long apprentissage.
Les
Mentats de l’époque classique apprennent très tôt la chose militaire et avec,
pour la seule armée française, 174 batailles livrées pendant la période,
trouvent toujours une occasion de s’illustrer. Turenne est envoyé à 14 ans et
sur sa demande aux Pays-Bas pour y voir ce qui se fait de mieux alors en
matière d’art militaire. Il reçoit un premier commandement à l’âge de 15 ans
mais ne dirige vraiment seul sa première bataille que dix ans plus tard. Il reçoit
la distinction de Maréchal de France à 33 ans avec encore trente ans de service
devant lui. A 13 ans, Maurice de Saxe a déjà un précepteur militaire
particulier et arpente son premier champ de bataille. Il reçoit le commandement
d’un régiment à l’âge de 15 ans et se bat pour la première fois l’année
suivante. Il va connaître la guerre pendant encore pendant 36 années.
Ce
mélange de talents, de chance, d’investissement personnel, d’environnement
favorable et de multiples combats permet, malgré la faiblesse numérique de la
population de recrutement, de former de nombreux Mentats au service, parfois
changeant, des Princes. Dans un contexte très proche de celui de l’univers de Dune,
l’époque classique sécrète aussi de grands diplomates qui peuvent êtres classés
comme Mentats. Certains même cumulent les rôles comme le Maréchal de Villars.
Il existe aussi des souverains Mentats comme Gustave-Adolphe Ier ou
Frédéric II.
Le
contrepoint de ce processus familial et monopolistique d’apprentissage est
qu’il n’incite pas à mettre en place un système institutionnel de formation qui
serait concurrent et pourrait s’ouvrir à d’autres classes. Les écoles militaires
sont de fait plutôt réservées à la petite noblesse avec normalement peu de
perspectives d’atteindre les plus hautes fonctions. Napoléon et beaucoup de ses
maréchaux en sont issus.
Vainqueur
de 32 batailles, capable de dicter simultanément à 4 secrétaires sur 4 sujets
différents et dont l’abbé Sieyes disait : « il sait tout, il fait tout, il peut tout », Napoléon a dix ans lorsqu’il entre à
l’école militaire de Brienne et seize à l’Ecole des cadets de
l’Ecole militaire. Il ne s’y distingue pas par ses résultats scolaires. Il est même plutôt médiocre, sauf
en mathématiques, et on peut même estimer que vivant aujourd’hui, il n’aurait
pas réussi le concours de saint-Cyr. En revanche, c’est un énorme lecteur qui
dévore tout ce qui a trait à la guerre dans la bibliothèque de l’école. Lorsqu’il
connait sa première gloire au siège de Toulon, en 1793 à l’âge de 24 ans,
Napoléon connait par cœur presque toutes les batailles de son temps. Celui qui
disait que « l’inspiration n'est le plus souvent qu'une réminiscence »,
continue par la suite à accumuler les « chunks » en lisant et en pratiquant, le plus souvent, seul, la
simulation tactique à l’aide d’armées de plomb. Toutes choses égales par
ailleurs, la bibliothèque de Brienne a changé le monde.
Il
est vrai aussi que cette même bibliothèque était ouverte à tous les autres
élèves de l’école et que Napoléon est sans doute le seul qui y courait à chaque
récréation. Comme le dira De Gaulle « la gloire se donne seulement à
ceux qui l’on rêvé » et acceptent d’y consacrer au moins 10 000
heures.
(à
suivre)