« L’apprentissage des langues est
aussi important que la maîtrise des armes ».
Général Stanley McChrystal, commandant de
l’ISAF de 2009 à 2010.
Depuis
2001, une image s’est répandue à travers le monde, s’affichant sur les écrans
de télévision ou en couverture des magazines. C’est celle d’un homme en
uniforme, souvent lourdement armé et recouvert d’une carapace de protections
balistiques, arpentant une contrée visiblement bien loin de la sienne. Bien
souvent, il est flanqué d’un compagnon de voyage à la tenue panachée et au
visage parfois dissimulé : son interprète. Cette paire improbable est
devenue si familière dans le panorama opérationnel que nous n’y prêtons plus
guère d’attention. Elle est néanmoins le symptôme d’une maladie grave qui
gangrène les armées occidentales : l’ethnocentrisme. Des conflits tels que
l’Irak ou l’Afghanistan l’ont mise en lumière depuis dix ans, en vain. Nous
persistons à nous penser en centre du monde, en modèle de pensée universel et universaliste…
pourtant, parmi les plus de sept milliards d’humains qui peuplent la planète se
trouvent nos ennemis. Ils ne parlent, pour la plupart, ni Français, ni Anglais.
Leurs langues natales ont modelé leurs modes de pensée, leur façon de combattre.
Nous avons étudié sur des organigrammes et des cartes ce que nous croyons être l’organisation de leurs forces. Nous
avons lu des rapports sur leur doctrine,
leur stratégie. Cela nous donne l’impression de les connaître, voire
même pour certains, d’en être des experts. Comment expliquer, alors, que nous
ne les ayons pas encore vaincus ?
Toute
guerre est une guerre de perception. Or la perception que nous avons de notre
ennemi est trop souvent binaire, cartésienne. Dans l’image que nous nous
faisons de lui, nous oublions qu’il ne pense pas dans notre langue mais bien
dans la sienne et que celle-ci influence la façon dont se structure sa pensée.
Cette perception floue ou incomplète fausse les raisonnements. Elle favorise la
prise de décisions inappropriées voire même fatales. Les récents conflits
d’Irak et d’Afghanistan ont en ce sens confirmé les tendances générales de
l’Histoire. Il n’y a cependant là aucune fatalité : de récentes
initiatives pour inverser cette tendance
se sont multipliées outre-Atlantique, démonstration d’une prise de
conscience et d’une nouvelle approche du rapport à l’ennemi… mais aussi au
partenaire.
Chez
l’être humain, le langage est une fonction qui s’exprime de façon élaborée
principalement par des sons (la parole) mais aussi par des symboles
(l’écriture). Cette fonction demeure pour une large part un mystère et suscite
encore des querelles d’experts. Sans se perdre dans des explications théoriques
qui font toujours débat, il est possible de faire plusieurs remarques
soulignant l’impact du langage dans notre quotidien. 1. Le langage est un
vecteur permettant de véhiculer des messages, d’exprimer des idées. 2. En cela
il permet de transmettre et d’acquérir des connaissances : il est donc un
outil d’apprentissage. 3. Il diffère selon la localisation géographique : des
milieux et des contraintes variables expliqueraient une évolution différente du
langage d’un point à l’autre du globe. Cette grande richesse développée de
façon indépendante par l’humanité n’est pas sans conséquences : une idée
exprimée dans une langue a parfois du mal à être transcrite dans une autre. De
même, l’association idée/son/image varie d’une langue à l’autre. Des
expériences comparatives mesurant l’activité cérébrale de deux sujets parlant
des langues distinctes et auxquels l’on demandait d’écrire un même mot ont donné
des résultats différents. En conséquence, si la langue a une influence sur la
structure de la pensée, mieux vaut avoir une idée de la façon dont s’exprime
l’autre pour mieux comprendre comment il pense. Cette idée trouve très tôt une
application militaire et stratégique dans les luttes de pouvoir entre Etats. En
Chine, dès la période des Printemps et Automne (722-481 avant JC), des espions
talentueux infiltrent la cour de principautés rivales parce qu’ils parlent
parfaitement la langue de leur ennemi. Dans certains cas, ce talent leur donne
un accès direct au prince dont ils saisissent la subtilité du parler, mais
aussi de la pensée. Plus près de notre époque, la langue rare est devenue un
moyen de codage : ne pas la connaître prive d’accès à la compréhension des
plans de l’ennemi. L’utilisation du dialecte Navajo par l’armée américaine
pendant la Guerre du Pacifique est désormais célébrée au cinéma. D’autres
exemples plus récents d’utilisation de dialectes montagnards montrent que cette
méthode simple n’est pas dépassée. Malgré ces signaux forts de l’Histoire, le
début du XXIème siècle a montré de graves carences dans la prise en
compte du facteur linguistique et en particulier de son volet humain dans les
problématiques de Défense.
Les
attentats du 11 septembre 2001 et les évènements qui suivirent en ont fourni la
plus terrible illustration. La faillite du renseignement dénoncée par les
rapports officiels publiés au lendemain des attentats s’explique en partie par
une carence en linguistes. Un tiers des conversations liées aux attaques du 11
septembre et interceptées par les services américains ne purent être traduites
en temps utile. Selon le chercheur Benoit Dupont, Washington avait
prioritairement investi dans des outils technologiques permettant de collecter
des données mais pas dans les traducteurs susceptibles de les déchiffrer. Cette
information fut confirmée par un ancien cadre du FBI : à la veille du 11
septembre, alors que la menace terroriste jihaddiste était une priorité du
service, l’appareil fédéral ne comptait qu’une quarantaine d’arabisants et
moins d’une trentaine de persanophones. L’agent spécial Ali Soufan, qui
travaillait alors à la cellule antiterroriste du FBI, explique que les agents
de son service capables de comprendre l’Arabe se comptaient sur les doigts
d’une main. Dans son ouvrage The black banners, il décrit comment des
prisonniers de premier ordre tels qu’Abu Zubaydah furent confiés à des
interrogateurs ne parlant pas l’Arabe ou n’ayant aucune connaissance du
Moyen-Orient ni de l’Islam. L’intervention de 2003 en Irak montre des carences
similaires. Pendant la majeure partie de la guerre, du fait du manque de
personnel formé, les forces américaines ne purent relever le défi de la
barrière de la langue, ce qui eut des conséquences dramatiques sur le
déroulement de la campagne. Selon l’ancien ministre de la Défense irakien Ali
Allawi, même les officiers de la coalition présentés comme bilingues peinaient
à se faire comprendre. L’utilisation d’interprètes devint indispensable. Le recrutement
local d’un certain nombre d’entre eux eut parfois des effets contre-productifs
et des suites inattendues : ainsi, lors du retrait de ses troupes d’Irak,
le Danemark dut, pour des raisons de sécurité, donner l’asile à 700 traducteurs
irakiens, c'est-à-dire autant que le nombre de militaires que comptait le
contingent danois.
Dans
les rangs américains, ces échecs ne sont pas restés sans suite. Sous
l’impulsion de chefs militaires sensibilisés à la nécessité de prendre en
compte le facteur culturel et linguistique, une nouvelle approche s’est
imposée. Après des années de tâtonnement, le Département de la Défense a adapté
les outils déjà existants à ses besoins et s’est doté de nouveaux programmes en
vue de limiter les effets des lacunes culturelle et linguistique de ses
militaires. Les projections en Irak ou en Afghanistan sont désormais précédées
d’une initiation sanctionnée par un test de compétence. Le niveau est mis en
adéquation avec la fonction tenue. L’un des acteurs majeurs de cette nouvelle
approche est un organisme interarmées, l’Institut des langues de la Défense de
Monterey en Californie. Véritable université linguistique des armées, Monterey
dispose d’un vaste choix de formations, dont des enseignements à distance et
répond même à des demandes sur court préavis comme ce fut le cas lors des
derniers séismes au Japon. De son côté, le corps des Marines s’est doté d’un
outil sur mesure, le Center for Advanced Operational Culture Learning ou
CAOCL, qui prend en compte tant le facteur culturel que linguistique. Les zones
d’intérêt de ces deux organismes dépassent désormais l’Irak et l’Afghanistan et
prennent en compte des espaces tels que l’Afrique subsaharienne francophone et
bien au-delà. Les promotions issues de ces deux établissements ont d’ores et
déjà été engagées en opération. Elles ont en partie armé les contingents de
l’initiative Afghan Hands voulue par le Général Stanley McChrystal
lorsqu’il commandait la force internationale d’assistance à la sécurité en
Afghanistan. Mis en œuvre en 2010, le programme Afghan Hands, également
connu sous l’acronyme AfPak Hands, a l’ambition de former des interfaces
humaines entre les autorités Afghanes (civiles et militaires) et la coalition
internationale. Instruits en langue Dari ou Pashto et sur la culture afghane,
les Afghan Hands ont vocation à occuper sur le long terme (plusieurs
années) des emplois réservés en relation avec l’Afghanistan. Immergés dans un
environnement non-américain, parlant la langue de leurs partenaires, ils sont
l’expression de la compréhension de l’importance du facteur linguistique dans
la préparation et la conduite des opérations.
Souvent
négligé, le facteur linguistique a prouvé qu’il pouvait de façon inattendue se
révéler crucial. Il suffit de constater certaines incompréhensions autour de
l’Anglais entre alliés de l’OTAN en opérations pour en être convaincu. Outil de
puissance tourné vers l’outre-mer, l’armée française a très longtemps pris en
compte les langues rares et a formé son personnel en vue du contact avec les
populations. Avec la disparition inéluctable de l’empire colonial, une partie
de cet héritage s’est perdu. Il n’y a pas là motif à se morfondre dans la
nostalgie mais à regarder une certaine réalité en face : malgré la vision
critique que nous avons parfois de nos alliés, nous ne sommes pas à l’abri
d’être confronté à ce que d’autres ont payé cher pour en avoir fait
abstraction. Notre ennemi ne pense pas dans notre langue, mais bien dans la
sienne. Tout comme notre ami…
Sources :
Ralph D. Sawyer, The
Tao of Spycraft- intelligence theory and
practice in traditional China , Westview, 2004.
Ali H. Soufan & Daniel Freedman, The Black Banners, W.W. Norton & Co.
2011.
Ali A. Allawi, The
occupation of Iraq, winning the war, losing the peace, Yale University
Press, 2007.
Mathieu
Guidère, Irak in Translation ou de l’art
de perdre une guerre sans connaître la langue de son adversaire, Editions
Jacob-Duvernet, 2008.
François
Dickes, Les langues au service de
l’opérationnel, l’exemple de l’institut de Monterey.
Bonjour,
RépondreSupprimerUn billet qui soulève un problème tout à fait intéressant et récurrent dans les armées occidentales.
Deux exemples historiques complètement hors contexte actuel et très différents l'un de l'autre :
1) Le recrutement étranger dans la Waffen-SS. L'incompréhension des cadres allemands dans certaines formations à recrutement étranger provoque incompréhension, parfois mutineries et pertes d'effectifs tout simplement parce que ces cadres ne parlent pas la langue de la troupe et ne comprennent pas le milieu d'où viennent les recrues, voire conservent des préjugés racistes issus du nazisme en raison du caractère contre-nature du recrutement face à l'idéologie nazie (division Handschar de musulmans en France, septembre 1943, mutinerie de Villefranche-de-Rouergue, par exemple).
2) Les conseillers américains au Sud-Viêtnam. Dès le début se pose le problème de la langue qui est un véritable handicap. Et le restera jusqu'à la fin. Ce qui ne reflète d'ailleurs que l'encadrement d'une armée largement conçue sur un modèle américain, dans un pays qui n'en a pas les moyens hors soutien des Etats-Unis, comme le montre la chute de 1975.
1) Avec le capitaine Sanogo, formé aux Etats-Unis pour devenir prof d'anglais, les américains prouvent par l'absurde que les armées alliées (mais est-ce que les Américains considèrent vraiment les Maliens comme des alliés ou comme de vulgaires "proxy" ?) également ne partagent pas les mêmes valeurs, et qu'il eut peut-être été utile que suffisamment d'Américains apprennent à parler bambara pour comprendre ce que des gens comme le capitaine Sanogo avaient en tête. À propos, la mission EUTM Mali a prévu de dispenser sa formation dans quelle langue ? En français ou en bambara ? En arabe hassanya ou en tamachek ?
RépondreSupprimer2) Une des premières choses que fait Jacques Cartier en Amérique, c'est de confier deux jeunes garçons français à un chef amérindien pour qu'ils apprennent la langue.
3) Notez qu'à Istres, Français et Américains en sont réduits à communiquer par signes : http://www.africom.mil/Newsroom/Article/10318/airlifting-french-army-supplies-and-equipment-to-m
4) La linguistique étant une partie des sciences humaines, cela rejoint ce qui a été dit sur : http://chauvancy.blog.lemonde.fr/2013/02/03/reintroduire-les-sciences-humaines-et-sociales-dans-les-operations/ .
RépondreSupprimer"les américains prouvent par l'absurde que les armées alliées (mais est-ce que les Américains considèrent vraiment les Maliens comme des alliés ou comme de vulgaires "proxy" ?) également ne partagent pas les mêmes valeurs"
RépondreSupprimerDeux peuples séparés par une même langue?
http://donvandergriff.wordpress.com/2009/11/28/hostility-between-british-and-american-military-leaders-revealed/
Peut-être aurait-il fallu communiquer par signes également.
Encore une fois dans le mille.
RépondreSupprimerMais comment faire pour faire apprendre les langues, en particulier les langues de contrées plus éloignées alors que les officiers ont tant à faire quotidiennement ?
Qui va apprendre à utiliser tous les systèmes d'information pourtant si rapidement obsolètes (messagerie ops, messagerie log, messagerie maintenance, logiciel RH, logiciel financier, tableur de programmation, etc, etc, etc, etc...) ?
Qui va apprendre l'incommensurable dialecte adminitrativo- militaire ? Les directives qui tombent chaque année en RH, en log, en gestion, en finances, en organique, les réglementations toujours plus compliquées qui jalonnent la vie des officiers ? Sauf à être un surdoué ou à travailler 20 heures par jour ? Qui va faire les powerpoint ? qui va répondre aux dizaines de mails quotidiens ?
Lawrence d'Arabie avait le temps d'apprendre l'arabe. Il n' avait que cela à faire et passait son temps en immersion avec ceux avec qui il vivait et combattait. Il n'avait pas à rédiger une foultitude de messages et de comptes rendus quotidiens ( la plupart d'ailleurs inutiles) et à signaler sa présence en permanence à ses chefs...
Sauf à se spécialiser et donc à quitter la voie opérationnelle, il est devenu quasiment impossible à un officier d'une armée occidentale d'avoir du temps pour se consacrer à l'étude des langues et des cultures étrangères...
c'est bète, mais c'est comme ça...
Merci quand même mon colonel de nous rappeler l'essentiel car nous sommes en train de l'oublier...
Le pouvoir faible imitant le pouvoir le plus fort qui le contraint, c'est l'imitation de l'Union européenne qui nous gouverne (nous et d'autres pays) : le dogme administratif et la normalisation comme seuls systèmes de pensée, conçus et appliqués par des gens qui ne sont pas élus et n'ont jamais travaillé sur le terrain.
SupprimerFinalement, c'est bien cela, le constat le plus terrible : l'Europe est devenue cette machinerie froide et nous l'imitons. Être au service de ses citoyens est une idée risible, incongrue, hors d'âge.
Les têtes se sont volontairement déconnectées des membres ; alors leur permettre d'être opérationnels… ce qu'on ne voit plus est dangereux, parce qu'on ne le connaît pas et qu'on le fantasme, souvent en le diabolisant. Il est tellement plus rassurant d'ignorer le réel et de croire que le monde fonctionne comme nous le voulons.
Conférence de Casablanca janvier 1943.
RépondreSupprimerRoosevelt tient à avoir un déjeuner en tête à tête avec le sultan Mohamed V.Il refuse un interprétariat en langue française et veut que son interlocuteur lui livre ses réflexions dans sa langue maternelle.On trouve rapidement un GI de base d'origine libanaise.Celui-ci remplit son office à la satisfaction des deux convives.Roosevelt exige que le GI soit nommé lieutenant sur l'heure et affecté dans les renseignements à Alger.Là,certainement à la suite de l'exposé du Sultan sur la situation coloniale,le récent lieutenant devient l'interlocuteur de Ferhat Abbas qui rédige son manifeste du peuple algérien.Abbas adresse le document et plusieurs lettres à Roosevelt par l'intermédiaire d'un homme en qui le Président américain a toute confiance et qu'il apprécie .
Anecdote rapportée par Hocine Mezali auteur d'un ouvrage récent sur Abbas lors d'une émission littéraire de la TV algérienne la semaine derniére