Les gangsters ont en commun avec les soldats qu’ils prennent des risques physiques et qu’ils sont parfois amenés à tuer pour accomplir leur mission et en commun avec les entreprises que leurs missions ont pour but de gagner de l’argent. En cela et hors de toute considération morale, les films de gangsters sont autant de descriptions du fonctionnement d’organisations humaines.
On peut distinguer ainsi l’organisation du type Le Parrain 2, avec une structure pyramidale centralisée dirigée par Michael Corleone et fonctionnant comme un conglomérat d’activités diversifiées, parfois légales. Cette centralisation a ses vertus comme la possibilité de concentrer des moyens importants sur des points jugés décisifs par le chef. Elle a aussi ses défauts. L’efficacité de l’ensemble dépend des qualités propres du chef mais aussi de celle des informations qu’il reçoit. Or, les informations viennent de lieutenants qui ont leurs objectifs propres, dont le premier est la survie, qui incite à ne pas déplaire au chef en lui annonçant de mauvaises nouvelles, et le second est de faire plus de bénéfices, qui incite poursuivre ses propres affaires à l’insu du chef voire en même en contradiction avec lui. Ce système fonctionne bien lorsque le chef est bon, qu’il est entouré de bons conseillers et que les lieutenants sont loyaux et honnêtes ( !) dans leurs comptes rendus. Même ainsi l’ensemble reste lourd et lent mais il est puissant.
A l’opposé de ce modèle on trouve la petite équipe très professionnelle de Heat dirigée par Neil Mc Cauley (De Niro). Le gang est une entreprise très dynamique et très réactive avec les avantages des groupes cohérents : confiance, connaissance mutuelle, spécialisation. Par amitié, par intérêt (les rémunérations sont au mérite) et parce que le contrôle du chef est direct, chacun est incité à se donner à fond. En revanche, les moyens, et donc les ambitions, restent limités et la moindre erreur peut signifier la fin du groupe.
Un troisième modèle est proposé dans Réservoir Dogs, où un groupe d’individus se réunit pour un travail ponctuel avant de se disperser. Comme pour la réalisation d’un film, on y recrute des gens avec des compétences spécifiques afin de coller au mieux aux besoins de la mission. Le financement se trouve limité au temps de la mission mais le problème est que la création et la gestion de ce type de structure induit des coûts de transaction. Il faut du temps pour réunir le groupe et mettre en place les procédures qui permettront d’avoir confiance les uns dans les autres.
Les grandes organisations et notamment les armées cherchent à combiner les avantages de ces trois structures. Elles sont toutes hiérarchisées et pyramidales du fait de leur taille mais elles fonctionnent à partir d’unités de combat soudées et font appel à des compétences extérieures grâce notamment aux réservistes. Bien entendu tout cela fonctionne plus ou moins bien car ces approches sont en partie contradictoires et chaque organisation à tendance à en privilégier une.
Parmi les armées privilégiant l’« approche Parrain », l’armée soviétique de la Seconde Guerre mondiale est un exemple de structure centralisée fonctionnant correctement, à partir de 1942 au moins. Le haut-commandement, la Stavka, reçoit de nombreux comptes rendus de la base, fait évoluer d’un bloc structures et règlements et planifie de plus en plus magistralement de grandes opérations. C’est lent, parfois coûteux, mais c’est inexorable. L’armée japonaise de la même époque est un exemple inverse. Les commandants de théâtre ont tellement honte des échecs lorsqu’ils surviennent qu’ils oublient souvent d’en faire part ou transforment considérablement la réalité des faits. L’état-major de Tokyo est de plus en plus coupé des réalités au fur et à mesure de l’avancée de la guerre et l’armée japonaise se rigidifie.
L’armée britannique est plutôt de l’approche Heat dans la mesure où elle met l’accent sur la cohésion de ses corps de troupe. Ceux-ci sont effectivement en général très solides mais leur cohésion abouti aussi à des rivalités et des cloisonnements néfastes à l’efficacité globale. La souplesse est obtenue lorsque certains de ces groupes deviennent des laboratoires tactiques innovants comme le Royal Tank Corps, le Parachute Regiment, les Commandos, les Chindits ou le Special Air Service. Toute la difficulté réside alors dans la possibilité de création de ces groupes nouveaux, ce qui impose de fait des ressources nouvelles et des volontés fortes internes (JFC Fuller, Orde Wingate, David Stirling) ou externes (Churchill).
Américains de la Great generation ou Israéliens de l’époque des pionniers (disons jusqu’à la guerre du Kippour) sont plutôt sur le modèle Reservoir Dogs. La majeure partie des combattants ne sont pas des professionnels mais des amateurs motivés qui se réunissent pour faire face à des menaces particulières. Cela ne va sans rivalités et conflits de personnalités ni tâtonnements et erreurs mais l’association de compétences multiples permet souvent de trouver des solutions originales et efficaces.
Quant à l’armée française, ce sera l’objet d’un autre billet.
L'exemple des films de gangsters est tiré de La sagesse des foules de James Surowiecki.
Bonjour M. Goya,
RépondreSupprimerTrès beau billet. J'ai une approche complètement différente des films dont vous parlez. Si je vois bien le fil que vous voulez nous faire suivre, du point de vue de l'efficacité informationnelle (beurk, mot horrible, il est là juste pour dire comment une structure d'action traite l'information stratégique) l'idée que je me fais de ces 3 films est si différente qu'il faut que je vous en parle.
Ces 3 films traitent, entre autres choses, de la traitrise.
Dans le premier, Le Parrain 2, les agents sont pris dans des jeux de pouvoir qui incluent les retournements d'alliance permanents, sur le mode de la tragédie humaine, avec assassinats, donc.
Le deuxième confronte un groupe opérationel efficace à l'action perturbatrice d'un taré et aux sentiments amoureux: un type qui n'avait rien à faire là s'est glissé dans le groupe d'action. C'est lui qui va précipiter le destin du héros. Et bien sûr l'amour, "récupéré" en fin de film en tant que valeur édifiante par Val Kilmer. Ce film est aussi l’histoire d'une traque armée et sans pitié où les hommes sont fixes alors que leurs espoirs sont mobiles (toutes les scènes de violence explicite sont liées à un mode de transport, contrairement aux scènes de violence implicites).
Reservoir dog est un huis clos où l'action se construit par flash back: un traitre, un flic, s'est glissé dans le groupe. Il va éliminer ses adversaires pour finalement mourir, pour une "bête" question d'honneur.
Car l'honneur est aussi le fil directeur de ces trois films. En fait il y en a 3: la traitrise, l'honneur, l'amour.
Ce sont des éléments plutôt difficiles à inclure dans une architecture informationnelle rationnelle d'armée opérationnelle.
Bon, il faut juste que je me cale sur ce que vous voulez dire en espérant que ce com sera "utile" à la réflexion commune.
J'attends donc la suite
La question centrale est celle de la confiance que l'on peut accorder aux subordonnées mais aussi à son supérieur dans la capacité à prendre des décisions qui vont dans l'intérêt commun. on voit bien aussi que cette confiance est largement liée à la connaissance mutuelle.
Supprimer(Un peu hors sujet parce qu’il ne s’agit pas d’un modèle organisationnel criminel)
Supprimerun quatrième type d’organisation me paraît intéressant à essayer d’adapter à une armée, comme au renseignement ou à la police - je n’ose pas aller jusqu’à la justice…
Il répond à la fois à cette question centrale (la confiance), au fait de ne pas faire totalement table rase des compétences humaines et de la structure en place, et paraît plus en phase avec le monde extérieur (le civil, mais aussi celui des méchants), des menaces émanant de structures globalisées et transnationales, étatiques ou non.
Les mots clés de la sécurité de demain (qui commence maintenant, donc) sont souplesse, adaptabilité, polymorphisme (compétences, fonction…), réseaux.
L’entreprise danoise Oticon est leader des équipements acoustiques. Elle est arrivée là en modifiant radicalement son organisation, basée sur des équipes-projets, où chaque employé peut être simultanément exécutant dans une équipe et leader de projet dans une autre, selon ses compétences et sa disponibilité.
(l’article de 8 pages en pdf : http://tinyurl.com/8z2rqtr )
Les principaux points :
- Replacing a hierarchical job structure with a project-based organization where each employee is involved in a number of (often cross-organizational and cross-functional) projects at the same time, and where each project is considered a "business unit" with its own resources, time schedule, and success criteria;
- Abandoning traditional managerial jobs and transferring managerial authority to the project groups or the individual employee;
Project teams became the basic organizing frame of the new organization. These teams had from two to three and up to 20 or even 50 participants, and the project leader could choose how to achieve the agreed-upon objectives of the project, and who should be a member of the team, as long as he or she met the project specifications (in terrns of time, resources, and quality).
Top management decided which project should be started up and who should be the project leaders, but the project leaders had the responsibility for managing resources, outcomes, budget, and schedules for their own projects. All staff members were encouraged to put forward project proposais. A number of senior specialisls (mainly middle managers from the "old" organization) were given a role as "centers of technical expertise," but did not have a managerial role in a traditional sense and did not have any subordinates.
The fact that all employees could in principle become project leaders meant that a project leader for one project could be an ordinary member in other project teams.
The organization supported only three "managerial" roles:
1. Project managers (with the overal1 responsibility for projects):
2. Senior specialisls (providing professional expertise in functional areas):
3. Coaches (mentoring and other HR related roles).
The three roles support jointly, but from three different aspects, key managerial processes. This meant in practice that as an employee you went to the project team leader(s) if you had a problem with the project, you went to the expert if you had a technical problem, and you discussed career plans and welfare-related concernes with your coach.
Et intéressant de lire ensuite cet article du Guardian d’octobre 2001 - donc après le 11 septembre - qui tente d’établir un parallèle entre l’organisation d’Oticon et celle d’Al-Qaida :
SupprimerJames Meek on the al-Qaida network's debt to 'spaghetti organisation’
http://www.guardian.co.uk/world/2001/oct/18/afghanistan.terrorism14
Sauf qu’il s’agit de tout sauf d’un plat de spaghetti, au niveau du fonctionnement opérationnel, ceci dit en passant.
Certaines menaces militaires ou terroristes actuelles correspondent assez bien à ces petites équipes projet - parfois réduite à un homme - combinant spécialités, compétences professionnelles et amateurs, parfois mises temporairement à disposition d’autres groupes - comme nos CDD.
Avoir la capacité d’y répondre efficacement implique peut-être de construire des unités sur ce modèle - les valeurs démocratiques et notre héritage historique et moral en plus.
Deux lectures radicalement différentes, effectivement. Et toutes deux intéressantes. Mais qui n'ont rien d'incompatible, ni même de contradictoire. Comme quoi, la richesse d'une œuvre se mesure aussi à la multiplicité (voire à l'infinité) des lectures qu'elle permet...
RépondreSupprimerCela dit, l'analyse de Michel Goya me paraît un peu plus directement en prise avec les questions de sociologie des organisations militaires. Du coup, la seconde analyse mériterait sans doute de plus amples développements, car je subodore qu'il y a là aussi des éléments très riches.
On attend avec impatience le second billet sur l'Armee Française ou comment une structure que l'on perçoit comme pyramidale pourrait évoluer du fait des restrictions d'effectifs Soit sur le mode de laboratoires de compétences soit sur le mode Réservoir dogs par l'apport d'une reserve opérationnelle qu'il resterait à définir et surtout à motiver (un ancien du 13ème DRagon Parachutiste me signalait l'importance des départs vers les structures militaires privées
RépondreSupprimerJ'ajouterai aussi que cette réflexion pourrait aussi s'appliquer aux entreprises de notre BiTD :
RépondreSupprimerUn EADS pour le type 1, une mini entreprise comme ATE constellée de grosses pointures individuelles des différents programmes français et pour le modèle réservoir dog, la posture d'une société comme Dassault de basculer ses équipes d'un programme civil vers un programme militaire.
Un autre facteur en plus de la baisse des commandes militaires et de l'allongement de la durée de vie des plateformes (quel âge ont les B-52 ?) qui milite aussi pour le modele Réservoir Dogs est l'allongement de la durée de vie des ingénieurs :
Le concepteur du B-58 Hulster est un fringant septuagénaire de 76 ans qui s'est attelé à l'amélioration d'un Bimoteur dont il a racheté les droits...
Le basculement de Marc Chassilian vers une activité à mi temps de consultant pourrait in fine aboutir à une posture similaire pour la conception , un jour, du successeur du Leclerc ?
Houlà je rentre de congés, « punaise » personne ne chaume, cela m’a pris du temps de lire + de 15 jours d’échanges très intéressants.
RépondreSupprimerRevenons à nos gangsters ! Je rajouterais un 4e groupe les « sauvages » pas d’honneur, que de la haine, et beaucoup de lâcheté ! Ce genre de groupe fonctionne sur un mode tribale, peu centralisé, pas professionnel sauf pour la terreur, soudé par la peur du chef, à tuer bien sûr. Ne respecte rien, tue pour rien, fonctionne par pulsion d’adrénaline ou de drogue. Ne sait pas lire et pas de plan B ; souvent sauvé par des zones refuges, peuvent s’agglomérer avec d’autre bande pour un objectif, mais en générale cela se termine mal. Ils ont de très nombreux échecs avec blessés, mais ils causent des dégâts collatéraux très importants. Que pensez-vous des flics qui doivent lutter contre eux ? J’ai passé plus de 20 ans à contrer le grand banditisme avec de très bon résultat grâce à des flics exceptionnels comme ceux de la BRB et de la BRI. Mon préféré reste le Commissaire Neyret (BRI) un véritable guerrier avec un sens opérationnel hors pair, un homme dont la base de la réussite était le renseignement.
On lui reproche d’avoir franchi la ligne rouge, vous parlez d’une nouvelle ! à la pêche l’appât est toujours proportionnel à la taille du poisson. Impossible de vaincre en restant sage et les mains sur le règlement. Si notre infanterie légère reste collée à la route pour nous les carottes sont cuites !
Une pensée pour un grand flic que je respecte beaucoup, il sera acquitté.
Citoyen préparons et protégeons les hommes que nous envoyons du coté obscure et gardons leurs notre confiance quand ils reviennent couverts de boue
Ils savent garder l’intégrité de leurs valeurs morales là ou tous les ont perdues
ça s’appele une meute ; mais il y a toujours un chef de meute, qui définit les règles de partage du butin et délimite son territoire.
SupprimerC’est une classique histoire de police, pas vraiment un modèle d’organisation transposable…