Il existe, dans cette
guerre de tranchées, plusieurs approches de la
mort donnée ou reçue, avec des conséquences psychologiques très différentes. La
mort donnée par l’artilleur est industrielle, anonyme et lointaine. La réticence
à tuer et le stress qui en découle sont donc réduits. La peur de la mort est
également rendue plus supportable par un taux de pertes très inférieurs aux
autres armes et le caractère de solidarité croisée imposé par le service des
pièces dont on sait qu’il constitue un des meilleurs soutiens moraux. Le combat
des fantassins est tout autre. Pour Jean Norton
Cru, « il n’y a pas de lutte, sauf
dans des cas très exceptionnels : presque toujours l’un frappe, l’autre ne
peut que courber le dos et recevoir les coups […] Les soldats sont bourreaux ou victimes, chasseurs ou proie, et dans
l’infanterie nous avons l’impression que nous jouâmes la plupart du temps le
rôle de victime, de proie, de cible. » Le courage, dans ce contexte,
relève beaucoup plus du stoïcisme que de la bravoure. Pour le commandant Coste,
le fantassin moderne a l’impression de se mesurer avec des choses plutôt
qu’avec des hommes, « aussi son
habileté personnelle n’est-elle plus une garantie de survie. Sa protection
propre, force est de la confier aux autres, puisque le plus souvent, il est
dans l’impossibilité de riposter aux coups qu’il reçoit. Dès lors, il lutte
contre lui-même plus encore que contre l’ennemi, semble-t-il. Et, pour vaincre,
il doit d’abord se vaincre. » Le courage demandé à l’aviateur paraît
exactement inverse, pour le lieutenant Marc, pilote de chasse : « Quand l’aviateur est brave, sa
bravoure est de même nature que celle du héros de jadis […] Au contraire, pour le fantassin moderne, la
bravoure est tout simplement une des formes du sacrifice. »
Outre des conditions de
vie très supérieures, l’avantage considérable du pilote sur le fantassin est
qu’il a un sentiment de contrôle sur son destin. En revanche, ce contrôle
impose, outre les risques d’accidents qui représentent presque la moitié des
pertes, d’aller affronter volontairement des mitrailleuses à vingt mètres et
d’aller tuer à bout portant, ce qui est, dans les deux cas, psychologiquement
assez difficile. C’est la raison pour laquelle les attaques par l’arrière et
sur des cibles faciles sont privilégiées. Ce combat, comme le décrit Jean
Morvan, pilote à la SPA-163 ,
est ainsi beaucoup moins chevaleresque qu’il n’y paraît : « un combat aérien procède plus d’un guet-apens que d’un duel. On
descend rarement un adversaire qui cabriole. On assassine le promeneur qui
rêvasse. Par derrière, sans qu’il s’en doute, de près si possible, il faut en
quatre ou cinq secondes pouvoir tirer quarante ou cinquante projectiles. »
La frappe par l’arrière permet une forme de distanciation morale qui
facilite le meurtre car il est nettement plus facile de tuer un homme qui ne
vous regarde pas. Guynemer est resté marqué par l’image d’un mitrailleur d’un
biplace allemand continuant à lui tirer dessus alors que le pilote a été tué et
que l’avion plonge vers le sol. La germanophobie est une autre forme de
distanciation morale.
Les cibles préférées
des As sont les avions d’observation, souvent encombrés de matériels de TSF ou
de photographie, et qui représentent la moitié des engins volants, donc des
cibles. Qui plus est, pour remplir leur mission, ils doivent survoler les
lignes amies, là où les témoins susceptibles de faire homologuer les victoires
sont les plus nombreux et les risques moindres en cas de poser. Ces lourds
biplaces, même dotés de mitrailleuse, n’ont en fait guère de chance face à un
monoplace de chasse bien piloté. Fonck avoue lui-même « il était nécessaire d’en abattre le plus possible. Je n’ai
jamais distingué entre chasseurs, régleurs ou photographes ! tout est bon
à supprimer ». Sur les 53 avions détruits par Guynemer, une douzaine
seulement sont des monoplaces de chasse. Les combats chasseurs contre chasseurs
eux mêmes se limitent souvent à une approche discrète par l’arrière suivi d’un
foudroiement à bout portant. La véritable rareté est constituée par les combats
tournoyants.
(à suivre)
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