Il
ne suffit pas d’avoir du sang froid et de n’éprouver aucun remords quant à
l’emploi de la violence pour devenir un As, il faut aussi avoir certains
talents. Le combat aérien suppose de tenir compte simultanément de paramètres
comme les vitesses et les altitudes respectives de plusieurs mobiles, la
résistance de l’air, la présence de nuages ou la position du soleil. Tout cela
induit des corrections à apporter au tir, le tireur ne visant pas directement
l’avion mais un espace choisi à proximité en espérant que les balles
rencontreront alors la cible. La complexité des corrections à apporter
augmentant avec la distance de tir, il faut le plus souvent s’approcher à moins
de 100 m de l’objectif. Les appareils pouvant aller jusqu’à 85 mètres par seconde,
cela ne laisse que de très courtes « fenêtres de tir », souvent de
quoi envoyer seulement une courte rafale d’une mitrailleuse qui peut s’enrayer
à tout moment et dont le chargeur est limité à quelques dizaines de cartouches.
Pour
effectuer ces évaluations en quelque secondes, l’instrument premier est la
mémoire à court terme qui permet de constituer une vision de la situation
tactique mais avec un nombre limité d’objets, pas plus de sept chez un individu
« normal ». Pour aider le pilote à gérer les informations
nécessaires, des instruments, encore très rudimentaires, ont été placés devant
lui sur un tableau de bord : à gauche, un indicateur de vitesse, le
baromètre altimétrique Richard gradué de 0 à 5000 mètres ; au centre, un
compas et une boussole, souvent affolée par la magnéto du moteur, la montre qui
sert à déterminer la position du soleil par rapport aux points cardinaux, la
vitesse de navigation et ce qui reste dans les réservoirs ; à droite le
manomètre de pression d’huile et le compte tours. Dans ce contexte cognitif, ce
qui fait la force de l’expert c’est d’abord sa capacité à appréhender
intuitivement la plupart des informations sans même avoir à regarder le tableau
de bord. Il est également capable mais aussi parce que de fortes doses
d’adrénaline contribuent à stimuler les facultés sensorielles et cognitives, à
identifier plus vite et de manière plus pertinente les éléments clefs dans
la masse d’informations qui l’entoure comme, par exemple, les variations de
ronronnements de son moteur. Cette phase sensorielle, est suivie d’une analyse
qui est toujours une combinaison de souvenirs et de réflexion logique. Lorsque
la situation est familière, la phase d’analyse se réduit généralement à amorcer
un processus immédiat de recherche d’une réponse « typique » à la
situation reconnue dans sa mémoire inconsciente. Plus celle-ci est riche et
plus il a de chances de trouver de bonnes réponses et, paradoxalement, plus
cette recherche est rapide. Dans cet arbitrage permanent entre vitesse et
efficacité, la première solution satisfaisante qui vient à l’esprit est presque
toujours adoptée.
La
plupart des As appliquent ainsi très souvent un même schéma. Fonck patrouille à
très haute altitude, parfois à 6000 mètres , ce qui impose l’emploi d’un masque
à oxygène et une excellente condition physique. De cette position, il repère
ses proies, si possible isolées, et fond sur leur arrière. Son adresse au tir suffit
alors à détruire l’appareil en une rafale. Si cela ne fonctionne pas, il
n’insiste pas. La tactique de Guynemer est plus « tenace » mais reste
très simple : « je pratique le vol
classique, et n’ai recours aux acrobaties qu’en dernier ressort. Je reste
accroché à mon rival et quand je le tiens, je ne laisse pas filer. » Il
se fait d’ailleurs abattre lui même sept fois. Dorme est plus acrobate dans sa tactique mais il n’utilise sa
virtuosité que pour se placer dans un angle mort et s’approcher ensuite
prudemment jusqu’à portée de tir. Jusqu’à sa mort son avion ne comptera que
deux impacts.
Si la
situation ne ressemble pas à quelque chose de connu, cas le plus courant pour
le novice, la réflexion « logique » prend le relais mais avec plus de
délais, ce qui, dans un contexte de combats très rapides, introduit un décalage
très dangereux face à quelqu’un qui dispose d’une solide mémoire tactique et agit
par réflexe. Il arrive aussi fréquemment qu’une forte pression cognitive se
conjugue à l’inhibition. Cela peut
aboutir à une forme de sidération ou, au mieux, à une
« focalisation » sur certaines informations alors que d’autres,
pourtant vitales, sont complètement ignorées. Ce blocage est évidemment
beaucoup plus fréquent en cas de surprise.
Le 9 mai
1918, au matin, Fonck, du haut de son « perchoir » glacé, commence
par fondre sur une patrouille de trois appareils. Il foudroie un premier avion,
puis profitant encore de la « sidération » de la surprise et de
l’agilité supérieure de son avion Spad, se place dans un angle mort pour
détruire un deuxième. Le dernier choisit de fuir mais Fonck le rattrape facilement. Dans l’après-midi, il débouche d’un nuage, à
trente mètres seulement d’un avion d’observation, dans la surprise mutuelle, il
a facilement le dessus. Il se place ensuite, comme à son habitude, en haute altitude
et aperçoit une patrouille de quatre Fokker, suivie à faible distance par une
autre de cinq Albatros. « Seul
contre neuf, ma situation devenait périlleuse. […] mais le désir de parfaire ma performance l’emporta sur la prudence ».
Appliquant sa tactique habituelle, il fond sur l’arrière du Fokker de queue et
l’abat à 30 mètres .
Les deux Fokker les plus proches l’aperçoivent et s’écartent. Il calcule qu’il
leur faudra environ huit secondes pour achever leur mouvement et il fonce tout
droit pour abattre le chef de patrouille qui n’a encore rien remarqué. Lorsque
les Allemands se remettent de leur surprise et sont prêts à se battre, il est
déjà hors de portée.
(à suivre)
La boucle de décision LIDA -Localiser-Identifier-Décider-Agir, seul l'entraînement permet de réduire la durée de la boucle et ainsi agir plus vite.
RépondreSupprimerMerci pour vos excellents articles fort instructifs!