Dans les
années 1960, sous l’impulsion de Robert Mac Namara et de ses managers civils,
le département américain de la Défense a entrepris une grande
campagne de rationalisation de ses structures afin d’obtenir un rapport
« coût/efficacité » digne des firmes les plus efficientes. La mode
managériale était alors à la chasse aux redondances par le regroupement
géographique, la centralisation des fonctions et l’organisation matricielle. Après
une courte période de réelles économies, ce modèle en apparence logique s’est
avéré de plus en plus déficient, générant finalement un gaspillage considérable
de ressources financières et humaines en parallèle d’une chute de la capacité
opérationnelle.
L’exemple du Tactical
air command, l’équivalent de la FAC, et de l’action correctrice du
général Creech constitue une excellente illustration des dangers d’une approche
trop technocratique de l’organisation des forces. Ce cas est devenu
emblématique aux Etats-Unis et a été repris, juste retour des choses, par
plusieurs écoles de management[1].
L’échec de l’approche manageriale centralisée
En 1978,
lorsque le général Bill Creech[2]
en prend le commandement, les 115 000 hommes et femmes (plus 65 000
réservistes) et les 3 800 avions du TAC ont été regroupés depuis plusieurs
années dans 150 implantations où les fonctions opérations, maintenance et
soutien sont strictement séparées et hautement centralisées. Le bilan est
désastreux. Le nombre de vols d’entraînement diminue de 8 % chaque année, avec
une moyenne de 10 heures de vol mensuelles par pilote (pour une norme de 15),
la disponibilité technique des appareils est de 50% (ce qui représente 20
milliards de dollars d’équipement non utilisables), seulement 20% des avions
immobilisés sont réparés en moins de 8 heures et 220 d’entre eux sont surnommés
des « hangars queens ». Le taux d’accident est de 1 pour 13
000 heures de vol.
La diminution
des heures de vol réduit d’autant la qualité des pilotes mais augmente leur
frustration au sein d’un système considéré comme étouffant. Les relations sont
exécrables avec le personnel des autres fonctions et la chute du moral provoque
de nombreux départs, surtout parmi les plus qualifiés, ce qui réduit encore la
qualité générale.
Le général
Creech a occupé un poste au Pentagone avant de prendre le commandement du TAC
et pour lui l’origine du mal est claire : « L’objectif
presque exclusif était de faire des économies d’hommes et d’argent. Cela
surpassait toute notion d’efficacité opérationnelle et quand vous parliez à ces
hommes [les managers civils] d’esprit de corps, ils ouvraient
de grands yeux. Ils ne savaient tout simplement pas ce que cela voulait dire ».
Il s’en est
suivi une bureaucratisation considérable des bases[3].
Creech décrit ainsi un « crew chief » signalant une défaillance
électrique au « Job control » de la base qui appelle à son tour
l’atelier de l’électricité. Celui-ci envoie un jeune technicien (les plus
expérimentés sont englués dans des fonctions de gestion) qui s’aperçoit qu’il
faut changer un panneau complet. Ce panneau doit ensuite être récupéré dans la
grande base centrale de la base, qui sert également de dépôt de soutien[4].
On aboutit ainsi à une moyenne de quatre heures pour amener la bonne pièce
jusqu’à l’avion, et donc à l’annulation de beaucoup de vols, ce qui n’émeut
guère des techniciens déresponsabilisés pour qui les pilotes ne sont que des
voix dans une radio. Personne ne se sent d’ailleurs vraiment concerné par
l’échec que représente une annulation de vol. Mais même lorsque les vols ont
lieu, ils s’effectuent souvent dans des conditions dégradées qui en réduisent
la qualité.
Au bilan, les
gains directs et visibles obtenus au début de la centralisation ont été payés
par la suite de dégâts humains considérables : démotivation, perte de
responsabilité du commandement, perte d’initiative et d’innovation,
déshumanisation, qui, en retour, induisent des coûts financiers très élevés.
L’approche humaniste du general Creech
Face à cette
situation, la première mesure du général Creech consiste à recréer des
escadrons de 24 avions plutôt que des escadres trois fois plus grosses. Le chef
de l’escadron reçoit des objectifs quantitatifs de vol et la liberté
d’organiser les vols comme il l’entend. Les procédures sont simplifiées mais la
formation est aussi considérablement augmentée pour tous les types de
personnel. La réforme de l’entraînement dans le sens d’un plus grand réalisme
(Bill Creech est un des initiateurs des exercices à double action Red
Flag) contribue tout à la fois à accroître son intérêt et sa qualité.
L’esprit de
corps renaît et se matérialise par la prolifération des surnoms et des
insignes. Avec lui renaît également l’émulation, stimulée par le principe que
tout succès, même minime, doit être récompensé. Chaque année les meilleures
unités et les hommes et les femmes les plus méritants, jusque dans les
fonctions les plus modestes, reçoivent félicitations et trophées au cours de
grandes cérémonies.
La décision
suivante consiste à passer outre les protestations des « princes de la
maintenance » (Bill Creech) pour reconstituer des ateliers d’escadrons.
Vivant en commun au plus près des avions, techniciens et pilotes créent des
liens et arborent avec la même fierté la casquette et les insignes des
« Buccaneers » ou des « Black Falcons ». Un simple sergent
« crew chief » reçoit la responsabilité d’un avion de plusieurs dizaines
de millions de dollars, sur lequel il peint son nom à côté de celui du pilote.
Les techniciens les plus modestes sont ainsi impliqués dans la réussite de la
mission principale du TAC : voler et combattre [5].
Considérant
que la performance opérationnelle dépend de la qualité de son environnement,
Bill Creech combat également pour améliorer les conditions de vie et l’allure
des locaux. La propreté et l’élégance des tenues créent un climat de propreté
et de professionnalisme qui stimule la fierté et l’initiative. En fondant
le fonctionnement du TAC non sur des règles comptables mais sur un ensemble
d’objectifs simples, clairs et connus (le nombre de vols par exemple) ;
sur la confiance accordée à de petites équipes motivées, bien formées et
structurées sur le pied de guerre ; en récompensant les succès et même les
échecs constructifs ; en s’appuyant sur une structure de commandement
classiquement pyramidale mais où responsabilité et autorité sont associées, le
général Creech a obtenu des résultats remarquables sans aucun financement
supplémentaire.
De fait, dès
la fin de la première année de commandement, le taux de sortie du TAC augmentait
de 11 % puis encore de 11% l’année suivante. En 1978, chaque avion volait en
moyenne 17 heures par mois, en 1985, au départ de Creech, ce taux était passé à
29 heures. A ce moment-là, la DTO est de 85% et 6000 avions sortent
chaque jour, soit deux fois plus qu’en 1978. Le taux d’accident a été divisé
par trois et il faut désormais 8 minutes pour obtenir une pièce au lieu de 4
heures. Le taux de rengagement des techniciens après le premier contrat est
passé d’un tiers à deux-tiers de 1977 à 1983.
[1] Notamment les travaux de
Tom Peters et l’école dite du « Prix de l’excellence » ainsi que le
livre « Creech blue : Gen Bill Creech and the reformation of the
tactical air forces » du lieutenant-colonel Slife.
[2] 280 missions de combat en
Corée et au Vietnam avec 22 citations.
[3] « Nous avions oublié que nous n’existions que pour soutenir les
avions. Nous étions devenus une simple bureaucratie ». Colonel Donald
W. Hamilton, responsable du soutien sur la base de Langley.
[4] Jay Finegan, « Four star
management » (1987). Changer un pneu implique 22 hommes et 16
heures de travail.
[5] « Prenez deux tailleurs de pierre. Le premier dit « Mon
métier est de casser des cailloux »
alors que le second annonce « Je participe à l’édification d’une
cathédrale », quel est le plus motivé ? » Bill Creech.
Fiche au chef d’état-major des armées, mai 2008.
Et pendant ce temps l'armée de l'air fait l'inverse et poursuit une logique comptable pour rationaliser les effectifs. Les escadrons perdent leurs mécanos et les mécanos perdent leur motivation. Résultat le nombre d'heures de vol (hors OPEX) s'effondre et le moral avec. Les jeunes pilotes étant les plus durement touchés, combien d'accidents seront nécessaires pour qu'un Creech français réunisse à nouveau les opérations et la maintenance?
RépondreSupprimerPetite question concernant la phrase ''Il faut désormais 8 minutes pour obtenir une pièce.''
RépondreSupprimerIl bien ici s'agit juste de la récupérer au service technique et de l’amener au hangar ou se trouve l'avion sans passer par la bureaucratie ?
La réorganisation du TAC met en évidence le point faible de la RGPP: la déresponsabilisation des échelons proches du terrain par un contrôle bureaucratique.
RépondreSupprimerSauf que ce contrôle est d'abord lié à la nécessité de justifier une superstructure qui a toutes les bonnes raisons pour ne pas se remettre en cause.
Pourquoi se remettrait elle en cause, cela voudrais dire qu'il faut changer les procédures, et donc en informer les supérieurs qui à ce poste au par avant les ont écrites. Donc une remise en cause expose à des notations négative et le carriérisme ambiant (en tous cas dans la marine) fait que l'hyper administration en place se protège de ceux qui ne rentreront pas dans le moule.
RépondreSupprimerA rapproché de l'article sur les grandes écoles, qui par corporatisme favorise ceux issue de sont sein et pas forcément les plus efficaces.
Mon colonel,
RépondreSupprimerDoit-on comprendre que vous nous parlez en creux de la réforme des bases de défense ordonnée sur la base de critères purement technocratiques ?
Cette fiche datait du débat qui a précédé l'adoption des bases de défense. Quand on m'a demandé mon avis, j'ai expliqué que les cas un peu ressemblants que je connaissais dans l'histoire avait tous été des échecs. Maintenant, l'opération est lancée, il faut donc qu'elle réussisse
RépondreSupprimerL'opposition centralisation/décentralisation de l'article me semble à la fois simpliste et un peu "facile". S'il suffisait de décentraliser (ou déconcentrer) pour que tout aille mieux, ça se saurait. Le problème de fond dans toute réorganisation, c'est qu'elle demande de l'engagement de l'encadrement dans le temps, des moyens humains (experts externes et professionnels internes disponibles) et une véritable communication basée sur la participation. Ceci coûte cher (mais in fine moins que ce qui est généralement fait) et demande un temps incompatible avec l'impatience des politiques. Je crains fort que nos militaires aient à survivre avec la RGPP. Mais ils en ont l'habitude depuis des décennies et ont réussi à s'en sortir à chaque fois. Usque tanquam?
RépondreSupprimerEt comme dans l'armee on est forcement les meilleurs, on affirmera que ca marche...meme si c'est faux :)
RépondreSupprimerLe plus triste c'est le decallage avec le monde de l'entreprise ( privee ) ou on privilegie depuis un moment les structures projets ramassees et autonomes en s'affranchissant de la hierarchie par nature plus statique ( management transverse)
RépondreSupprimerNotons que la paralysie bureaucratique touché l'ensemble des services du DoD. Même au niveau de la logistique ou les États-Unis sont censé être les champions mondiaux est touché :
RépondreSupprimerhttps://www.globalsecurity.org/military/ops/nifty-nugget.htm
Avant la création du Commandement des transports des États-Unis (USTRANSCOM), les actifs de mobilité stratégique du pays - composés d'avions de transport aérien et de ravitaillement en vol, de navires de transport maritime spécialisés, de wagons et de transporteurs civils de toutes sortes - étaient exploités indépendamment par l'armée, la marine et l'air. Force. Inévitablement, les différences dans les caractéristiques opérationnelles et les politiques et procédures des services compliquaient les mouvements des forces militaires et augmentaient les coûts d'exploitation.
Les planificateurs de guerre ont identifié des problèmes de coordination dans tout le système de transport lors d'opérations simulées en temps de guerre.
En 1978, le Département de la Défense (DOD) a organisé un exercice de déploiement mondial appelé Nifty Nugget, qui a révélé un manque de flexibilité lorsque plusieurs modes de transport - air, terre et mer - étaient nécessaires. De plus, divers systèmes informatiques ne pourraient pas fonctionner ensemble. L'unité de commandement était impossible parce qu'aucun commandant n'avait la responsabilité globale et l'autorité de coordonner et de diriger l'utilisation des diverses capacités de transport disponibles. Les analystes ont calculé que si cet exercice avait été un véritable conflit, il y aurait eu 400 000 pertes parmi les soldats, et des milliers de tonnes de fournitures et 200 000 à 500 000 soldats entraînés ne seraient pas arrivés à temps sur les lieux du conflit.