Tout le monde prenait soin, à l’époque et dans tous
les camps politiques, d’éviter de rappeler que le service militaire, même
baptisé « national », était d’abord destiné à préparer et à faire
éventuellement la guerre. Cela tombait bien : on n’y croyait plus, ou plus
exactement on ne se rendait pas compte qu’on la faisait en permanence. La «
vraie guerre », c’est quand le pays est attaqué et envahi par un pays voisin et
défendu par une armée de conscrits mobilisés. Le reste, les 19 petites guerres
que l’on a menées depuis 1961 contre des États lointains ou, plus souvent
encore, contre des organisations armées, ce n’était pas la vraie guerre, ce
n’étaient que de petites expéditions lointaines. Quant aux autres missions sans
ennemis, de stabilisation, d’interposition, d’évacuation, etc., c’était encore
moins la vraie guerre puisqu’il y avait souvent le mot « paix » dedans. Peu
importe que des soldats français y soient tués ou blessés par milliers,
c’étaient des professionnels ou des « volontaires service long » prolongeant
leur service national de quelques mois. Les « familles pouvaient se rassurer »,
pour reprendre l’expression d’un ministre un jour de 1970 après la mort de 12
d’entre eux au Tchad : « ce n’étaient pas des appelés », pas de vrais enfants
de la France et pas tombés dans une vraie guerre.
Et puis, la Russie a décidé d’attaquer pour la
cinquième fois un pays voisin en quatorze ans, dont l’Ukraine pour la quatrième
fois après l’invasion de la Crimée en février 2014 et les deux offensives
totalement méconnues car habilement camouflées d’août 2014 et février 2015 dans
le Donbass. Il était difficile de ne pas le voir cette fois, car l’attaque
était menée à très grande échelle, avec tous les critères de la « vraie guerre
». L’Ukraine y résistait en grande partie grâce à son armée de conscription et
à ses nombreux réservistes, seuls moyens de disposer de la masse nécessaire
pour faire face à l’armée russe.
Plusieurs États le long du nouveau rideau de fer se
sont alors dit qu’un dirigeant qui avait déjà attaqué cinq fois ses voisins,
plus la répression de la Tchétchénie et quelques autres interventions en Syrie
ou en Afrique, pouvait envisager de le faire une sixième fois. Ils ont alors
redécouvert l’utilité militaire du service national, seul moyen pour ces petits
pays de se transformer de grenouilles en taureaux en cas de menace.
L’idée du service national est donc aussi revenue à
la charge dans la tête d’Emmanuel Macron, comme en Allemagne d’ailleurs,
toujours dans l’optique d’accroître la résilience de la nation, mais cette fois
de renforcer aussi les armées. Fini l’action civique, place à un service
militaire pur, ce qui aura au moins le mérite de le voir géré par le seul
ministère des Armées et donc d’être sûr que les ordres du chef de l’État seront
suivis d’effets.
Emmanuel Macron a cependant reculé devant deux
écueils : le service universel obligatoire et l’engagement des appelés au loin.
Dans le premier cas, et au passage le seul moyen d’avoir peut-être le brassage
social tant vanté, l’investissement était colossal puisque l’on parle d’une
population de 600 à 700 000 jeunes hommes et femmes d’une classe d’âge à gérer,
c’est-à-dire loger, nourrir, former, entraîner et peut-être surtout encadrer et
équiper, sans avoir jamais anticipé un jour qu’on aurait peut-être à le faire.
À cet investissement énorme, peu compatible avec les temps budgétaires qui
courent, et les contestations probables, peu compatibles avec l’état politique
du pays, le président de la République a préféré le principe du volontariat,
infiniment plus acceptable à tous points de vue.
Le deuxième écueil est celui de l’engagement au
loin. Depuis la désastreuse expédition de Madagascar en 1895, où des milliers
de conscrits français étaient morts de maladies (inspirant peut-être la fin de La
Guerre des mondes d’H. G. Wells), on n’envoie plus d’appelés en «
opérations extérieures », hors conflits mondiaux et guerre d’Algérie. Le
problème est que, depuis 1990 et la guerre contre l’Irak, on a compris que tout
engagement majeur à haute intensité se ferait, pour la première fois de notre
histoire et sans doute pour longtemps, uniquement loin de nos frontières. À
l’époque, François Mitterrand avait tranché en faveur du « protocole Madagascar
» : pas d’appelés en Arabie Saoudite. On avait donc fait feu de tout bois pour
réunir 16 000 soldats professionnels, soit trois fois moins que les
Britanniques et trente fois moins que les Américains.
C’est fondamentalement pour résoudre ce problème
tout en respectant le « protocole Madagascar » que Jacques Chirac a décidé de
la professionnalisation complète des armées en 1995 et, par voie de
conséquence, de la suspension du service national. On estimait à l’époque que,
pour être sérieuse, la France devait être capable de déployer 60 000 soldats en
2015. Mais, comme la France n’était pas sérieuse et n’hésitait pas à réduire
ses moyens militaires sans anticiper une seule seconde qu’il faudrait peut-être
un jour remonter en puissance, on se retrouvait en 2015 avec une capacité de
projection de 15 000 soldats, soit un retour au point de départ. Ce n’est
d’ailleurs pas tant un problème d’hommes et de femmes disponibles que
d’équipements. Dans un monde normal, les sept brigades (dont une
franco-allemande) interarmes et la brigade d’aérocombat (hélicoptères)
devraient être capables de partir immédiatement complètes et toutes équipées au
combat, comme c’était le cas jusqu’à la fin des années 1980. Ce n’est plus le
cas, puisqu’on ne peut plus toutes les équiper complètement et simultanément.
Au mieux, deux brigades pourraient être déployées en permanence en renfort en
Europe orientale. On est très loin du corps d’armée que l’on avait en
permanence en République fédérale allemande, renforçable très vite par deux
autres et par la Force d’action rapide. Même si l’armée russe n’est pas l’armée
soviétique, on est très loin d’avoir la masse critique suffisante pour
contribuer à la dissuader d’attaquer un pays allié ou simplement pour être à la
hauteur du « rang de la France ». Quand on joue à la grande puissance, il faut
avoir des moyens de grande puissance.
Emmanuel Macron a tranché : les appelés volontaires
ne seront pas engagés à l’étranger. Ils ne pourront même pas, et c’est dommage
pour eux, servir sur des bâtiments de la Marine nationale puisque ceux-ci
doivent faire escale à l’étranger. Dès lors, on ne voit plus très bien
l’intérêt du projet. S’il s’agit de faire participer la jeunesse de France à la
défense de sa nation, faut-il rappeler qu’un peu plus de 20 000 jeunes
s’engagent déjà chaque année dans les forces armées, auxquels il faut ajouter
environ 7 500 volontaires – déjà – pour le service militaire volontaire ou
adapté, et bien sûr ceux qui souscrivent un contrat de réserviste opérationnel.
On ne voit d’ailleurs pas très bien ce qui va différencier un jeune volontaire
pour le service militaire de dix mois d’un jeune volontaire à l’engagement, par
exemple pour un contrat minimum de deux ans dans l’armée de Terre. Ce dernier
sera mieux payé et pourra partir en opérations extérieures, ce qui n’est pas
considéré comme une punition mais souvent l’intérêt premier du métier. Il aura
même la possibilité, si cela ne l’intéresse finalement pas, de se rétracter
dans les six premiers mois de contrat, ce qui n’est pas sûr pour un appelé
volontaire qui se découvrirait finalement moins volontaire pendant les difficultés
de la formation initiale. L’engagé volontaire devra certes assurer un contrat
de service plus long, mais si l’on décidait de réduire les contrats à un
minimum d’un an, on ne voit définitivement plus pourquoi un jeune intéressé par
le service des armes de la France choisirait plutôt d’être volontaire appelé
plutôt que volontaire engagé.
Au bout du compte, il est probable malgré tout que
l’on trouvera les quelques milliers de volontaires que l’on espère dans les
années à venir. Ces volontaires ne nécessiteront pas un investissement majeur
de la part des armées et seront finalement intégrés dans les bases et les
régiments. Ils contribueront aux missions de soutien des corps de troupe, dans
les cuisines par exemple, à l’opération Sentinelle et aux missions de garde des
enceintes militaires, pas forcément les missions les plus exaltantes. Certains
experts, comme des interprètes ou des programmeurs informatiques, pourront
rejoindre certains organismes spécialisés. Tout cela n’est pas inutile mais
d’un apport assez marginal, en dessous d’un seuil critique disons de 20 000
volontaires. Avec toutes les formules de volontariat déjà existantes – engagés,
réservistes opérationnels (RO 1), apprentis, aspirants –, on a déjà 30 000
Français qui acceptent volontairement chaque année de porter l’uniforme pour
des durées variables. On entend parfois comme argument que le nouveau service
militaire serait l’occasion de servir la défense de la France pour les jeunes
qui le souhaitent, mais les 30 000 qui deviennent volontairement soldats chaque
année viennent d’où alors ? S’il s’agit de tester la jeunesse, eh bien le test
a déjà lieu tous les ans, et il est réussi. Pourquoi, d’un seul coup, y en
aurait-il 20 000 de plus – sans parler des 42 000 que l’on ambitionne (hors
apprentis SMV/SMA) dans dix ans – pour finalement faire quelque chose de moins
intéressant pour eux ? Autant augmenter directement le nombre d’engagés
volontaires ou de réservistes opérationnels, ce sera plus directement utile.
À l’issue de leur service de dix mois, ceux qui
n’auront pas décidé de continuer l’aventure en s’engageant ou en rejoignant la
réserve opérationnelle n° 1 rejoindront automatiquement la réserve
opérationnelle n° 2. Le principe de la RO2 est que tous ceux qui ont porté
l’uniforme peuvent être rappelés en cas de besoin pendant cinq ans après leur
fin de service. Sur le papier, cela permet une réserve massive et passive
d’environ 100 000 hommes et femmes (environ 20 000 quittent l’institution
militaire chaque année), auxquels s’ajouteront donc les nouveaux appelés. Dans
les faits, comme rien n’est organisé, cette réserve ne sert pas à grand-chose.
Au bilan, pour augmenter cette capacité de projection, il faut donc d’abord se rééquiper, puis augmenter le nombre de nos soldats professionnels, puisque l’on ne veut pas en envoyer d’autres, et enfin ne pas hésiter, comme dans d’autres nations, à engager en opération extérieure nos réservistes opérationnels 1, y compris dans de véritables unités de combat, ce qui suppose là encore un investissement matériel et quelques ruptures psychologiques. L’apport des quelques milliers d’appelés, a priori sans équipements lourds et qui ne bougeront pas du territoire national, ne contribuera que très indirectement, et en fait très peu, à renforcer cette capacité de projection, de la même façon que cela ne contribuera « en même temps » que très peu à la cohésion nationale. Finalement, beaucoup de bruit pour probablement peu d’effets.
