mercredi 18 septembre 2024

Coup d'éclats

Un de mes tout premiers souvenirs d’images de guerre à la télévision décrivait un raid héliporté israélien sur Ras Gharib, une base au centre du canal de Suez où les Égyptiens venaient d’installer un grand radar d’alerte P12 fourni par les Soviétiques. Dans la nuit du 26 au 27 septembre 1969, un commando porté par trois hélicoptères lourds Super Frelon s’est posé à proximité, s’est emparé de la position par un assaut, puis a démonté le radar en deux parties accrochées à deux hélicoptères lourds CH-65 Sea Stallion. Le radar a ensuite été ramené en Israël et scrupuleusement étudié avec les Américains. Deux semaines plus tôt, les Israéliens avaient réalisé une opération amphibie à travers le canal pour mener un autre raid, terrestre cette fois, sur le sol africain de l’Égypte, avec une unité blindée équipée à l’égyptienne. Encore avant, et jusqu’au mois de juillet 1970, les Israéliens ont ainsi multiplié les opérations spectaculaires, réussissant même une embuscade contre l’aviation soviétique.

J’étais, comme tout le monde, impressionné par l’imagination et l’audace de cette armée, et c’était bien, outre les effets matériels bien réels contre l’armée égyptienne, un des buts de cette campagne de coups d’éclat. L'extraordinaire sert parfois à cacher l'ordinaire. En pleine Guerre d’usure, ces coups d’éclat étaient en effet un moyen de compenser psychologiquement une difficulté réelle à obtenir des résultats décisifs contre l’Égypte. Ils offraient au public israélien des victoires médiatisables dans un conflit qui n’était qu’une multitude de petits coups : frappes d’artillerie et petites attaques d’un côté, frappes aériennes de l’autre, donnant l’impression que la balance penchait du côté d’Israël. Élément important : tous ces coups d’éclat, spectaculaires mais non décisifs, ont précédé et accompagné une vaste campagne aérienne sur le Nil, censée imposer sa volonté à Nasser, mais qui a finalement échoué.

La guerre d’usure en cours entre Israël et le Hezbollah depuis le 8 octobre 2023 présente de nombreuses analogies avec la guerre d’usure de 1969-1970, la frontière libanaise remplaçant le canal de Suez, avec un niveau de violence pour l’instant encore très inférieur. D’un côté, le Hezbollah utilise ses roquettes à courte portée et ses missiles antichars comme artillerie – 7 560 projectiles lancés à ce jour – afin de harceler les positions de l’armée israélienne et de menacer la vie des habitants du nord d’Israël pour les obliger à fuir. Comme les autres groupes armés de la « ceinture de feu » autour d’Israël, le Hezbollah fait acte de solidarité avec le Hamas et répond aux attaques israéliennes qui, elles-mêmes, répondent aux attaques du Hezbollah, mais l’organisation, tout comme l’Iran d’ailleurs, ne veut clairement pas franchir de sa propre initiative le seuil de la guerre ouverte et à grande échelle.

À cet effet, et contrairement à l’armée égyptienne en 1969, le Hezbollah n’a pas engagé son infanterie légère ni ses commandos à l’assaut de la frontière, ni utilisé son arsenal de frappes à longue portée. Il ne veut pas non plus provoquer trop de pertes civiles afin de ne pas donner un prétexte à une offensive israélienne. On est sans doute passé près après la frappe sur le village druze de Majdal Shams le 27 juillet dernier, qui a provoqué la mort de 12 enfants, un résultat que le Hezbollah ne souhaitait pas, et une riposte israélienne douloureuse pour le Hezbollah, avec un ciblage précis au cœur de Beyrouth et la mort de Fouad Chokr, un très haut responsable de l’organisation. Le lendemain, 31 juillet, c’était au tour d’Ismaël Haniyeh, numéro 1 du Hamas, d’être tué, un coup d’éclat encore plus spectaculaire puisqu’il s’est déroulé au cœur de Téhéran. Depuis, l’Iran et le Hezbollah ne cessent d’agiter le spectre de la vengeance, mais ne font rien d’important.

De son côté, comme en 1969, Israël utilise sa force aérienne pour mener des actions de « contre-batterie » et frapper les cibles d’opportunité qui se présentent. Jusqu’à hier, cette « guerre sous la guerre » a provoqué la mort de 50 Israéliens, en grande majorité des soldats, et le départ de 68 500 civils du nord d’Israël (chiffres de l’Institute for National Security Studies, Israël), tandis que 450 membres du Hezbollah et leurs alliés ont été tués, ainsi que 137 civils, et 113 000 Libanais ont été chassés de chez eux.

Hier, les Israéliens, unité 8-200 du renseignement militaire ou, plus probablement, le Mossad, ont prolongé la campagne de coups d’éclat initiée à Téhéran avec une opération inédite : le sabotage simultané de peut-être 4 000 bipeurs, Apollo AR-924 pour être précis, importés de Taïwan afin de constituer le réseau de communications des cadres du Hezbollah. On ignore encore comment les Israéliens, qui n’ont pas revendiqué l’attaque, ont procédé dans ce scénario digne d’un thriller ou d’un film d’espionnage. Les deux hypothèses évoquées donnent le vertige. D’un côté, on pense à un logiciel malveillant (malware) ayant provoqué, après un signal à distance, la surchauffe simultanée de tous les appareils et l’explosion de leur batterie au lithium. Cela signifierait, au bout du compte, que tous les objets électroniques fonctionnant avec ce type de batterie, c’est-à-dire à peu près tous, sont vulnérables à une intrusion. De l’autre, on imagine la manipulation de toute la cargaison destinée au Hezbollah, avec l’introduction d’un petit patch d’explosif stable, et donc non pas le PETN (tétranitrate de pentaérythritol) évoqué par Sky News Arabia, et un flamware provoquant son explosion à partir d’un code. En soi, ce n’est pas très compliqué, et il y a déjà de nombreux exemples de téléphones piégés de la sorte, mais pas à l’échelle de plusieurs milliers d’objets. Il est probable que les Israéliens ont eu le contrôle de toute la cargaison de bipeurs et autres à un moment donné de la chaîne d'approvisionnement, peut-être même dès l'origine via le contrôle d'une entreprise hongroise. 

Dans tous les cas, la sophistication de l’attaque est assez bluffante, mais ce qui est important, c’est qu’elle ait réussi, puisque plusieurs milliers de cadres du Hezbollah et ceux qui étaient à proximité de l'explosion ont été blessés, parfois très gravement par les éclats, et même tués pour certains d’entre eux, onze au total dont deux enfants.

Première conséquence : les services de renseignement et clandestins redorent leur blason par une opération magistrale qui fait oublier leur échec indéniable du 7 octobre 2023, une attaque horrible dans ses effets, mais parfaitement organisée par le Hamas. Admiratifs, on tend aussi à oublier toutes les facettes sombres de l’opération Épées de fer, tout comme les raids commandos sur le canal de Suez faisaient oublier que la guerre ne se passait pas très bien.

Seconde conséquence, très concrète cette fois : une partie de la structure de commandement du Hezbollah se trouve paralysée, matériellement avec la disparition de son réseau paradoxalement censé être protégé par sa rusticité, mais surtout humainement. L’organisation se retrouve donc provisoirement en situation de vulnérabilité. On peut donc déjà se demander s’il s’agit d’un coup israélien isolé, profitant d’une opportunité, ou s’il s’agit d’une salve de neutralisation préalable au « changement radical à la frontière nord » annoncé par Benjamin Netanyahu il y a quelques jours.

Dans l’immédiat, tout en pansant ses plaies, le Hezbollah va très certainement lancer une enquête interne de sécurité pour comprendre ce qui a pu se passer et y remédier, ce qui pourrait se traduire par la recherche de traîtres et une purge, doublant ainsi les effets de l’attaque. Surtout, Hassan Nasrallah se retrouve une nouvelle fois devant un triple choix compliqué : céder aux exigences israéliennes en arrêtant toute attaque et même en retirant ses troupes du sud du Litani ; franchir le seuil de la guerre ouverte en lançant son arsenal à longue portée et en attaquant la frontière avec son infanterie ; ou continuer la petite guerre. L'humiliation du premier choix et la folie du second poussent forcément, depuis le début, Hassan Nasrallah à préférer prendre des coups sans trop broncher, mais sans rien céder.

Le gouvernement israélien considère de son côté avoir pratiquement terminé l’opération à Gaza, puisque le Hamas a été détruit tactiquement et que le territoire est désormais verrouillé et cloisonné par deux corridors. Les 98e et 36e divisions sont prêtes à être engagées au nord, ainsi que la totalité des forces aériennes et navales. Tout est prêt pour attaquer au Liban.

Lui aussi est confronté à un choix difficile : soit tout arrêter pour proposer un retour à la situation de paix méfiante d'avant le 7 octobre 2023, soit franchir le seuil de la guerre ouverte pour détruire autant que possible la menace du Hezbollah, soit continuer comme cela. La différence avec le Hezbollah est que tout pousse plutôt à choisir la première ou la dernière solution, mais pas à continuer ainsi. Bien que l'engagement à Gaza n'ait suscité aucune contestation, sinon sur la manière dont il a été conduit, une nouvelle guerre est jugée par beaucoup comme une aventure dangereuse, tandis que la libération des otages de Gaza devrait être la nouvelle priorité. D'un autre côté, la pression des émigrants du nord est très forte pour mettre fin à cette situation, et Benjamin Netanyahu a visiblement envie de continuer à jouer la carte de la tempête sous prétexte qu'il est capitaine à bord. Il bénéficiera de l'appui d'une bonne partie du complexe politico-militaire qui considère qu'il faut saisir l'occasion pour en finir avec la capacité offensive du Hezbollah après avoir détruit celle du Hamas. 

Le brillant de l’« opération Bipeurs » masque peut-être un embarras israélien et le souhait de faire sortir le Hezbollah de la ligne du milieu afin soit de clamer victoire, soit de proclamer une nouvelle guerre défensive. Constatant que les spectaculaires coups d'éclat de 1969 n'avaient finalement rien changé à l'attitude égyptienne et refusant évidemment de céder, les Israéliens s’étaient alors lancés dans une campagne de bombardement du Caire. Quelques mois plus tard, ils affrontaient les Soviétiques.

vendredi 6 septembre 2024

La bureaucratie comme ennemi secondaire

Toute armée en guerre doit se transformer de bureaucratie en méritocratie. C’est une bataille interne qui doit être menée à chaque fois contre des pratiques accumulées en temps de paix et qui, avec le temps, n’ont plus grand-chose à voir avec les besoins de la guerre. La bataille menée par les Ukrainiens contre leur propre bureaucratie militaire, sorte d’oligarchie administrative complexe, rigide et opaque, a commencé dès 2014 lorsqu’ils se sont aperçus que leur armée n’avait plus vraiment de capacité militaire.

Depuis, les choses ont évolué, d’abord sous la pression des événements, puis grâce au partenariat avec l’OTAN et à l’action de réformateurs civils et militaires. Depuis 2022, les exigences de la guerre et l’arrivée de nombreux civils dans les forces armées ont encore accéléré la transformation. Pour autant, il reste encore beaucoup de problèmes qui plombent l’efficacité opérationnelle. En mars 2023, le lieutenant-colonel britannique Glen Grant, ancien conseiller du ministère de la Défense ukrainien et excellent connaisseur de l’armée ukrainienne, en faisait une analyse détaillée (voir ici). Un an et demi plus tard, les échos sur la persistance d’officiers manifestement incompétents à la tête de brigades, les relèves d’unités mal effectuées qui ont provoqué des avancées russes, ou encore le tir fratricide récent contre un avion F-16 montrent que le combat interne n’est pas terminé. Cet ennemi intérieur est toujours puissant par son inertie. Ce n’est pas la seule condition, mais il doit pourtant être vaincu si l’Ukraine veut l’emporter dans cette guerre.

Simplifier pour vaincre

Commençons par l’exemple de l’US Army pendant la Seconde Guerre mondiale, exemple presque idéal d’armée puissante construite à partir de presque rien. Avec le Corps des Marines constituant ses propres divisions, les États-Unis ont à partir de 1942 deux grandes forces terrestres avec une chaîne claire de commandement d’armées, corps d’armée et divisions respectant le « principe des cinq », c’est-à-dire que chaque niveau de commandement ne commande au maximum que cinq unités subordonnées.

En s’inspirant de ce qui se fait de mieux mais aussi des méthodes de l’industrie, les états-majors de ces différents niveaux de commandement fonctionnent de manière identique, avec un chef d’état-major dédié à leur fonctionnement afin que leur chef puisse se consacrer au commandement tactique, y compris en allant sur le terrain avec un poste de commandement mobile. Les tâches des différents officiers sont découpées et simplifiées pour être accessibles à des civils rapidement formés.

Les unités de combat sont produites à la chaîne comme des automobiles avec seulement quelques modèles. Il n’y a ainsi que trois types de divisions – infanterie, blindée, parachutiste – avec juste deux exceptions. À l’échelon inférieur, les types de régiments sont à peine plus nombreux. Toujours sur le même modèle industriel, les divisions sont recomplétées systématiquement en hommes et en équipements par des réserves calculées par anticipation de pertes et placées au plus près. Toutes formées de la même façon et en suivant une doctrine claire qui indique à tous la marche à suivre, les unités ont des capacités connues et prévisibles pour les chefs, même quand on les fait passer d’un commandement à un autre. Tout cela n’est pas optimal, mais c’est suffisant pour faire fonctionner très correctement une armée qui a été multipliée en volume par 40 de 1939 à 1945.

Le développement de l’armée ukrainienne est à l’exact opposé. Il est vrai que, contrairement aux Américains, il lui a fallu combattre tout de suite une menace mortelle tout en dépendant de l’aide matérielle étrangère pour son équipement. Sa structure de base était cependant, toutes proportions gardées, plus importante par rapport à la nation que celle de l’US Army, et son accroissement a consisté en une multiplication par deux dès les premiers jours de la guerre, par l’appel aux réserves notamment, puis encore par deux jusqu’à aujourd’hui. Contrairement à l’US Army, cette structure initiale ukrainienne était déjà complexe au départ, avec non pas une seule armée de Terre comme aux États-Unis (ou deux si l’on compte les Marines), mais six voire sept, pour ne parler que de celles possédant des unités de combat terrestres. Au ministère de la Défense, on trouve ainsi bien sûr l’armée de Terre, mais aussi les Forces d’assaut aérien, les Forces spéciales, les Forces territoriales nouvellement créées ainsi que les brigades de la Marine et, depuis peu, la brigade terrestre de l’armée de l’Air. Il y a aussi l’armée du ministère de l’Intérieur avec ses brigades de Garde nationale et les Gardes-frontières. Depuis 2014, on tolère aussi en parallèle une « armée de la société civile » formée des bataillons indépendants de volontaires, plus ou moins administrés par la Garde nationale et le ministère de l’Intérieur.

Il était difficile, dans l’urgence des combats, de tout remettre à plat et de mieux centraliser les choses, en admettant que les différentes chapelles s’inclinent devant le ministre de la Défense ou le chef d’état-major des armées. On a donc fait avec l’existant, et donc assisté aussi à une bataille des ressources entre les différents corps, notamment pour attirer les nombreux volontaires. Le ministère de l’Intérieur a développé ses unités de combat. Les gouverneurs de province, mais aussi parfois les maires de grandes villes, ont fait main basse sur la formation des brigades territoriales. Ceux qui se méfiaient de l’administration d’État ont rejoint les milices des oligarques ou surtout les bataillons indépendants comme Azov.

Fondée autant sur des considérations corporatistes, voire personnelles, que sur les besoins de la nation, l’allocation des ressources n’a donc pas été forcément optimale. Pour faire simple, il y a moins de brigades sur la ligne de front qu’il ne pourrait y en avoir si toutes les ressources humaines et matérielles de la nation étaient utilisées de manière tout à fait rationnelle. Surtout, si l’état-major central et les quatre états-majors régionaux ont le contrôle opérationnel sur presque toutes les unités de combat, ils n’en ont pas forcément le contrôle organique – recrutement, formation, avancement, soutien, équipement – surtout quand ces unités ne dépendent pas du ministère de la Défense et que les provinces ont de grandes responsabilités en la matière. Pour faire simple, là encore, il est difficile, par exemple, pour le chef d’état-major des armées de virer un commandant de brigade qui dépend du ministère de l’Intérieur. Il faut toujours en passer par des tractations entre chapelles et sans doute parfois passer par la Présidence.

Comme si cela ne suffisait pas, ces brigades sur le front sont également très diverses. Loin de la standardisation américaine, on a préféré multiplier à l’envie les différents types de brigades : mécanisée, blindée, aéroportée, d’assaut, chasseurs, assaut aérien, garde nationale, etc. On a pu ainsi compter jusqu’à 17 types différents de brigades ou de régiments, car, pour compliquer encore, on a aussi créé des régiments guère différents des brigades. Comme ces brigades sont toutes organisées et équipées différemment avec des matériels venus du monde entier, pour des effectifs « réalisés » par ailleurs très variables, on imagine la difficulté des états-majors à planifier des opérations avec des unités dont ils ne connaissent pas très bien les capacités réelles.

Ils pourraient cependant mieux le faire s’ils pouvaient s’appuyer sur des états-majors intermédiaires. Au début de la guerre, les états-majors régionaux pouvaient commander seuls un nombre relativement réduit de brigades. Avec la multiplication de ces dernières, on a cependant rapidement explosé le « principe des cinq ». Ce principe est né de l’observation de la difficulté pour le cerveau humain de manipuler simultanément plus de cinq objets mentaux. Au-delà de ce chiffre, il y a forcément de la déperdition d’informations et une multiplication des erreurs. C’est la même chose dans le commandement militaire. La planification avant l’action peut déjà être compliquée lorsqu’il faut préparer les missions d’une vingtaine de brigades ou de bataillons autonomes. La conduite de leur action simultanée une fois que l’action est commencée est impossible de manière optimale. Autrement dit, il y aura de nombreux problèmes de coordination entre unités qui ne savent pas où sont les voisins et où se trouve la limite entre eux, les relèves sur place seront toujours délicates et il y aura malheureusement régulièrement des erreurs et des tirs fratricides. Plusieurs avancées russes dans le Donbass auraient pu être évitées avec une meilleure coordination et donc des états-majors de brigade suffisamment denses pour déjà pouvoir gérer simultanément tous leurs pions tactiques, ce qui n’est toujours pas le cas, mais aussi des états-majors supérieurs de division, de corps d’armée ou d’armée, peu importe le nom pourvu qu’ils puissent faire travailler efficacement quelques brigades entre elles. Dans les faits, il aurait fallu créer un tel état-major chaque fois que l’on formait trois ou quatre brigades, et il devrait en exister une vingtaine maintenant. On est loin du compte.

Il est vrai qu’il aurait peut-être fallu trouver deux milliers d’officiers compétents pour les armer, en retirant des capitaines ou commandants du front et en mobilisant des civils – et c’est là, entre autres, que la mobilisation des étudiants ukrainiens serait utile – qui seraient mélangés et formés en Europe pendant six mois avant d’être engagés en Ukraine, tout équipés et peut-être accompagnés de conseillers.

Le « nez sur le guidon » à traiter tous les jours l’urgence, et en sous-estimant sans doute la durée de la guerre, l’état-major central ukrainien n’a pas pris le temps non plus d’élaborer une doctrine opérationnelle qui soit à la fois l’état de l’art et un guide à suivre par tous pour aller dans la même direction, facilitant ainsi, encore une fois, le commandement des opérations. L’armée française de la Première Guerre mondiale s’attelait à cette tâche tous les hivers, à partir de celui de 1915-1916, quitte à tout changer l’hiver suivant en fonction des évolutions constatées. Il n’est pas trop tard pour le faire, et il serait probablement très utile pour l’armée de Terre française de l’étudier attentivement. Peut-être ne veut-on pas donner d’informations à l’ennemi, peut-être n’existe-t-il pas vraiment de réseau interne d’auto-analyse très élaboré, ce qui conduit au problème suivant.

Limoger pour vaincre

Un des problèmes majeurs de cette complexité organisationnelle est qu’il est difficile de remplacer les mauvais chefs par des bons. Les armées fonctionnent en courant alternatif, passant d’une situation de paix où les règles d’avancement sont bureaucratiques à un temps de guerre où l’on s’aperçoit, par exemple, qu’il ne suffit pas d’avoir réussi un concours civil à 20 ans pour être forcément un bon colonel ou général au combat 20 ou 30 ans plus tard. La formation a pu être très longue, mais elle n’aura jamais pu appréhender complètement toutes les difficultés d’un commandement réel sous le feu, avec toute sa complexité et ses enjeux mortels. Les premiers combats constituent donc souvent un révélateur cruel de l’état réel des compétences, et il est logique que de nombreux chefs nommés dans le calme de l’avancement automatique ou des jeux d’influence ne soient pas à la hauteur le jour J.

Une des tâches d’un haut commandement, en plus de la gestion des opérations, doit donc être de remplacer des officiers manifestement incompétents – ce qui, au passage, est différent de commettre une erreur – par d’autres qui ont montré leurs qualités. C’est ce qu’a fait le général Joffre en quelques mois de 1914, en « limogeant » 40 % de ses généraux commandants de grandes unités et en les remplaçant par des officiers ayant réussi le test initial, comme Pétain ou Fayolle. Les choses se sont ainsi beaucoup améliorées pour l’armée française après le désastre initial de la bataille des frontières. En 1942, l’amiral Lockwood, commandant les sous-marins américains, prend la décision de relever tout commandant de sous-marin n’ayant rien coulé en deux patrouilles. En un an, un tiers des commandants sont ainsi remplacés, mais le nombre de victoires augmente très nettement.

Pour y parvenir, il faut que le haut commandement ait une vision à peu près claire des choses. Cela passe d’abord par la réception et la synthèse de tous les comptes rendus (CR) oraux ou écrits, à partir d’un certain niveau, qui doivent suivre chaque mission dans une armée moderne et remonter la chaîne hiérarchique. C’est la source première de la vision que peut avoir le haut commandement de la situation. J’ignore comment cela est organisé dans l’armée ukrainienne. J’ignore aussi le degré d’honnêteté de ces CR. Celui qui fait le compte rendu est lui-même jugé sur ce qu’il décrit. La tentation est donc toujours extrêmement forte pour lui de minimiser ses « moins » et de maximiser ses « plus », jusqu’à parfois aboutir au sommet à une vision des choses complètement décalée de la réalité. Aucune armée n’est épargnée par ce phénomène, mais il y a des limites, surtout si ces comptes rendus sont vérifiés et recoupés, et que le mensonge est sévèrement sanctionné.

Encore faut-il, pour cela, avoir une structure spécifique, en fait un service de renseignement intérieur aux armées. Le Grand quartier-général (GQG) de Joffre ne cesse d’envoyer des officiers de liaison dans les états-majors d’armées inspecter ce qu’il s’y passe, et les limogeages sont souvent issus de leurs comptes rendus. Un peu plus tard, on y forme un bureau de retour d’expérience et des inspecteurs d’armes qui vont plus sereinement étudier les choses plutôt que les hommes et faire évoluer les doctrines. En 1944-1945, le général Patton, commandant la 3e armée américaine, utilise de son côté un escadron de cavalerie personnel patrouillant en jeeps tout le long du front. Ce service de renseignement doit être capable aussi de capter les doléances des mécontents avant que ceux-ci, en désespoir de cause, ne s’adressent directement au public, par exemple par des vidéos.

Une fois que l’on sait à peu près ce qui se passe, le chef doit avoir le pouvoir de déclencher la foudre contre les incompétents notoires, sans être obligé de lutter contre les chapelles qui les ont nommés et ne veulent pas se désavouer. Un taux élevé de limogeages n’est pas l’indice d’une armée qui va mal, mais au contraire qui va de mieux en mieux, à condition que l’on constate ensuite la diminution régulière de ce taux avec le temps. Plusieurs témoignages indiquent clairement que le taux de limogeages ukrainien n’est sans doute pas au niveau qu’il devrait être, symptôme que le général en chef n’a pas forcément toutes les informations ou tous les pouvoirs nécessaires dans un système aussi complexe et opaque.

Le tableau peut paraître sombre ; il est en réalité normal pour toute armée en guerre qui passe en un temps très court de la grenouille au bœuf, et même plutôt au taureau, pour faire face à des problèmes de taureau que la grenouille a eu du mal à appréhender. Le bordel interne devient très rapidement le deuxième ennemi à combattre, et c’est un ennemi coriace, surtout comme en Ukraine, après des dizaines d’années de mise en place d’une bureaucratie inefficiente. Ce qui sauve l’armée ukrainienne est que l’armée russe, qui n’a pas fait appel à sa société pour se vivifier, connaît des problèmes encore pires.

Par ailleurs, le combat est activement mené. Le général Syrsky a clairement entrepris un effort de réorganisation de son armée, en simplifiant progressivement les structures, transformant petit à petit des brigades territoriales en brigades de manœuvre, alors que le ministère de l’Intérieur fait de même avec la garde nationale et les gardes-frontières. Des états-majors sont effectivement créés, des chefs de brigades sont virés, et parfois même des brigades sont dissoutes. Un grand espoir est de disposer de suffisamment de brigades pour enfin avoir une réserve stratégique. Il faut bien comprendre que la réserve stratégique n’est pas seulement là pour faire face aux urgences ou organiser des attaques sans retirer des forces du front. C’est aussi la seule manière d’organiser des rotations de brigades du front vers l’arrière, de les y reposer, de les reconstituer et de les entraîner à de nouvelles méthodes. Les armées évoluent plus vite à l’arrière que collées au front ; encore faut-il avoir un arrière bien structuré. Le courage immense des soldats ukrainiens et leur ingéniosité technique, dopée par l’arrivée des civils dans leurs rangs, méritent d’avoir une structure de commandement à la hauteur.

Je précise, pour conclure, que les forces armées françaises de ces vingt dernières années n’ont aucune leçon à donner en la matière, trouvant le moyen de passer, en quelques années, d’un système capable de déployer en quelques jours en Allemagne 65 régiments de manœuvre au complet, avec une chaîne de commandement complète et un soutien bien organisé, à un bordel bureaucratique à grande échelle. Le révélateur de la guerre à grande échelle et à haute intensité serait cruel pour nous.