Voile
sur le Nil
Le
premier exemple date de 1970. Nous sommes en plein dans la guerre dite d’« usure »
entre Israël et l’Egypte tout le long du canal de Suez. Le 7 janvier 1970 les
Israéliens profitent de la livraison par les Américains d’une trentaine
chasseurs-bombardiers F-4E Phantom pour lancer une campagne aérienne du
delta du Nil jusqu’au Caire. Les Israéliens espèrent que la contestation intérieure
que ces frappes provoqueront poussera Nasser à céder. On imagine même que
Nasser pourrait être renversé et remplacé par quelqu’un de plus conciliant.
Cela ne fonctionne pas du tout. Les dégâts militaires sont réels mais pas
essentiels et surtout ils n’aboutissent pas à l’érosion du soutien au Raïs,
bien au contraire. Lorsque deux frappes accidentelles très meurtrières frappent
des civils, dont une école, la population égyptienne réclame surtout vengeance.
Dès
le début de cette campagne aérienne israélienne, baptisée Floraison,
les Soviétiques décident d’intervenir. Cet engagement, baptisé opération Caucase,
débute au début du mois de février avec le débarquement par surprise à Alexandrie
de la 18e division aérienne. À partir d’avril, le dispositif –
dizaines de batteries de missiles SA-2B et de SA-3, accompagnées d’un millier
de canons-mitrailleurs ZSU 23-4 et de centaines de missiles SA-7 portables -
est en place le long du Nil avec en plus au moins 70 chasseurs Mig-21. L’ensemble
représente 12 000 soldats soviétiques, 19 000 à la fin de l’année
1970. Ils sont tous en uniformes égyptiens et présentés comme conseillers, mais
le message est clair : attaquer le Nil c’est prendre le risque militaire
et politique d’affronter les Soviétiques. Les Israéliens abandonnent dès mi-avril
1970 l’opération Floraison, tout en suggérant en échange aux
Soviétiques de ne pas s’approcher à moins de 50 kilomètres du canal de
Suez. L’effort aérien israélien redouble en revanche dans la région du canal où
les combats atteignent un niveau de violence inégalé.
Au
mois de juin et alors que des négociations sont en cours pour un cessez-le-feu,
les Soviétiques décident de passer outre et de faire un bond en direction du
canal. Cette fois les Israéliens ne reculent pas et poursuivent leurs frappes et
raids terrestres le long du canal. Les accrochages entre Israéliens et
Soviétiques sont de plus en plus fréquents, avec les batteries au sol d’abord
puis fin juin avec les Mig-21 qui ont également été rapprochés du front. Le 22
juin, on assiste à une première tentative d’interception soviétique. Le 29, les
Israéliens organisent en réponse une opération héliportée sur une base aérienne
occupée par les Soviétiques. En juillet, les choses s’accélèrent. Le 18, une
batterie S-3 soviétique est détruite mais abat un F-4E Phantom. Le 25 juillet,
après plusieurs tentatives infructueuses, un Mig-21 parvient à endommager un
Skyhawk israélien. Tous ces combats sont cachés au public. Alors que le
cessez-le-feu se profile, le gouvernement israélien décide d’infliger une
défaite aux Soviétiques. Le 30 juillet, un faux raid israélien attire 16 Mig-21
au-dessus du Sinaï où les attendent 12 Mirage III aux mains des meilleurs
pilotes israéliens. C’est le plus grand combat aérien du Moyen-Orient, là
encore caché de tous. Cinq Mig-21 sont abattus et un endommagé, pour un Mirage
III endommagé. Deux pilotes soviétiques sont tués. Le lendemain et une semaine
après Nasser, le gouvernement israélien accepte le cessez-le-feu. Le plan
américain Rogers, à l’origine de ce cessez-le-feu, prévoyait une
démilitarisation du canal de Suez d’armes lourdes. Égyptiens et Soviétiques ne
le respectent en rien puisqu’au lieu du retrait, ils renforcent encore plus le
dispositif de défense sur le canal. Trois frégates armées de missiles SA-N-6
sont mises en place également à Port-Saïd. Les Israéliens sont tentés un moment
de reprendre les hostilités mais ils y renoncent, soulagés d’en finir après
dix-huit mois de combats.
Une
Manta dans le désert
Au début du mois d’août 1983, le Tchad est en proie à
une nouvelle guerre civile où le gouvernement de N’Djamena, dirigé par Hissène
Habré, s’oppose à l’ancien Gouvernement d’union nationale tchadienne (GUNT), soutenu
par la Libye du Colonel Kadhafi. Les Libyens occupent déjà la bande d’Aouzou à
l’extrême nord du pays, sont sur le point de s’emparer de Faya-Largeau et
menacent d’attaquer la capitale. Hissène Habré demande l’aide de la France.
Le 9 août, François Mitterrand accepte le principe d’une
opération de dissuasion face aux Libyens et d’appui aux Forces armées
nationales tchadiennes (FANT) baptisée Manta. À cet effet, les points
clés au centre du pays, Moussoro et Abéché en une semaine puis Ati en fin
d’année sont occupés chacun un groupement tactique interarmes français. Dans le
même temps, la diplomatie française désigne ouvertement le 15e parallèle,
au nord de ces points clés, comme une « ligne rouge » dont le franchissement
susciterait automatiquement une réaction forte. Derrière le bouclier des GTIA, une
force aérienne de plus de 50 appareils de tout type est déployé à N’Djamena et
Bangui tandis que le Groupe aéronaval oscille entre les côtes du Liban et de
Libye. Avec le détachement d’assistance militaire mis en place pour assister et parfois
accompagner discrètement les FANT et le détachement de 31 hélicoptères de l’Aviation légère de l’armée de Terre (ALAT)
on se trouve en présence du corps expéditionnaire le complet et le plus
puissant déployé par la France depuis 1962.
La Libye, qui ne
veut pas d’une guerre ouverte avec la France, riposte de manière indirecte en
organisant des attentats à N’Djamena et en soutenant les indépendantistes
néo-calédoniens. En janvier 1984, les Libyens et le GUNT testent la
détermination française en lançant une attaque au sud du 15e parallèle.
Les rebelles se replient avec deux otages civils français. Les Français lancent
un raid aérien à sa poursuite, mais les atermoiements du processus de décision politique
sont tels qu’un Jaguar est finalement abattu et son pilote tué. Pour compenser
cet échec, la ligne rouge est placée au niveau du 16e parallèle,
les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées.
Le colonel Kadhafi finit par céder et accepte de retirer ses forces du Tchad en
échange de la réciprocité française. C’est en réalité une manœuvre diplomatique
et une tromperie. Le dispositif français est effectivement retiré en novembre
1984, mais au mépris des accords les Libyens continuent de construire une
grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad. Les hostilités reprennent en
février 1986 avec une nouvelle offensive rebelle et libyenne qui franchit 16e parallèle.
La France réagit par un raid frappant la base de Ouadi Doum depuis Bangui. La
Libye répond à son tour par le raid d’un bombardier sur N’Djamena, qui fait peu
de dégâts et s’écrase au retour. Un nouveau dispositif militaire français,
limité cette fois à un dispositif aérien et antiaérien, est mis en place au
Tchad. Il est baptisé Épervier.
Le déblocage de
la situation intervient en octobre 1986 lorsque les rebelles du GUNT se
rallient au gouvernement tchadien. Celui-ci est alors assez fort pour lancer en
janvier 1987, une vaste offensive de reconquête discrètement appuyée par la
France avec les « soldats fantômes » du service Action de la DGSE et plus ouvertement par
des frappes aériennes revendiquées ou non. Les forces tchadiennes coalisées
s’emparent successivement de toutes les bases libyennes. Le 7 septembre,
trois bombardiers libyens sont lancés en réaction contre N’Djamena et Abéché.
L’un d’entre eux est abattu par un missile antiaérien français.
Le
11 septembre 1987, un premier cessez-le-feu est déclaré et des
négociations commencent qui aboutissent à un accord de paix en mars 1988. Le
31 août 1989, la signature de l’accord d’Alger entre le Tchad et la Libye
met fin au conflit. Les hostilités ouvertes cessent, mais le dispositif
militaire français reste sur place. Le 19 septembre 1989, les services secrets
libyens organisent la destruction d’un avion long-courrier au-dessus du Niger
qui fait 170 victimes, dont 54 Français. Comme lors des attentats
d’origine iranienne, la « non attribution » de l’attaque permet de justifier de ne rien faire.
La confrontation contre la Libye aura donc coûté à la France toutes ces
victimes civiles et 13 soldats tués, dont 12 par accident.
Et rien en Ukraine
Ce
qu’il faut retenir de ces exemples est qu’une opération de sanctuarisation en
pleine guerre est un exercice délicat qui suppose d’abord d’avoir bien anticipé
la réaction de l’adversaire et donc de bien le connaître, d’être ensuite très rapide
afin de déjouer les contre-mesures éventuelles et enfin d’être suffisamment
fort et clair pour être dissuasif. En admettant que la dissuasion réussisse, ce
qui a été le cas dans les deux exemples, il faut néanmoins s’attendre à la
possibilité d’accrochages, ces morsures sur le seuil de la guerre ouverte, et
donc des pertes ainsi qu’un accroissement sensible du stress de l’opinion
publique. Il faut surtout que cette opération risquée ait un intérêt stratégique
et change véritablement le cours de la guerre en protégeant son allié d’une
grave menace à laquelle il ne peut faire face tout seul.
Tous
ces éléments ne sont pas réunis dans la guerre en Ukraine. Il n’y a pour l’instant
pas de menace existentielle pour le pays, et on notera au passage que lorsque l’Ukraine
était beaucoup plus en danger au printemps 2022 personne n’avait envisagé de prendre
le risque de sanctuariser quoi que ce soit. Un tel engagement, sur le Dniepr ou
aux abords de Kiev et d’Odessa sur les lignes claires, pourrait éventuellement
permettre de soulager un peu l’armée ukrainienne qui pourrait ainsi consacrer
plus de forces dans le Donbass. Ce n’est cependant évidemment pas avec les 15 000
hommes déployables par la France que l’on aurait la possibilité de tenir unr ligne
très longue. L’opération de sanctuarisation ne peut être crédible et efficace
qu’avec une masse critique de moyens, très supérieure à celle de Manta
et même de Caucase, et nécessiterait donc une coalition de pays un peu
courageux. On n’y trouvera donc ni les neutres, ni guère de pays d’Europe occidentale
hors le Royaume-Uni et la France ou peut-être encore les Pays-Bas. Avec la Pologne,
les pays baltes et scandinaves ainsi que la Tchéquie, on peut atteindre cette
force crédible. Avec les Etats-Unis, on doublerait sans doute tout de suite de moyens,
mais les Etats-Unis accepteraient-ils de prendre de tels risques ? C’est
peu probable. Ajoutons ensuite cette évidence que si on a les moyens
matériels, dont des munitions, pour constituer une grande coalition militaire,
même entre Européens seulement, on pourrait aussi fournir ces moyens directement
à l’armée ukrainienne. Dans tous les cas, cela se ferait dans une grande
cacophonie politique où les Russes actionnerait tous leurs alliés sur le thème « plutôt
céder à Poutine que mort », et avec suffisamment de délais pour tuer toute
surprise. Dès le déploiement de cette force éventuelle, les Russes ne
manqueraient pas de la tester et la frappant « accidentellement » par
exemple, afin de stresser encore plus les opinions et de jauger la volonté des
un et des autres.
Est-ce
que cette opération réussirait en dissuadant les Russes d’aller jusqu’à Kiev et
Odessa, en admettant encore une fois qu’ils battent l’armée ukrainienne dans le
Donbass ou qu’ils décident de reporter leur effort vers Kharkiv et Kiev à partir
de la Russie ou la Biélorussie ? On ne sait pas. La vraie dissuasion réside
dans le fait que tout le monde redoute que le franchissement du seuil de la
guerre ouverte et générale entre puissances nucléaires entraine une escalade rapide
vers cet autre seuil que personne ne veut aborder, celui de l’affrontement
atomique. Or, le franchissement du seuil de la guerre ouverte contre un corps
expéditionnaire en Ukraine signifierait-il automatiquement cette escalade
interdite ? C’est ce qu’on laissera entendre dans les opinions publiques européennes
afin de les apeurer mais en réalité rien n’est moins sûr. Même en invoquant la
désormais fameuse « ambiguïté stratégique », l’Ukraine ne fait
incontestablement pas partie des enjeux vitaux français et britanniques, qui
justifieraient l’emploi en premier de l’arme atomique, synonyme de riposte de
même nature, et c’est la même chose pour la Russie. Autrement-dit, les Russes pourraient
vraiment saisir l’occasion d’essayer vaincre un contingent de l’OTAN, surtout
si les Américains n’en font pas partie, et ce sans que personne n’ose utiliser
d’armes nucléaires. Y parviendraient-ils ? c’est une autre question.
En conclusion, une opération de sanctuarisation au cœur de l'Ukraine est à l’heure actuelle une chimère. Cela aurait pu éventuellement être efficace avant la guerre avec un déploiement rapide de forces de l’OTAN, y compris américaines, à la frontière de l’Ukraine et de la Russie. Que n’aurait-on entendu sur « l’agressivité de l’OTAN et les plans machiavéliques américains face à la gentille Russie qui ne fait que se défendre et n’a aucune intention belliqueuse », mais cela aurait pu, peut-être, effectivement dissuader la Russie d’engager la guerre…si on avait la volonté et les moyens. Nous Européens et nous Français, avions en fait détruit depuis longtemps les moyens nous permettant de réaliser une telle opération sauf avec quelques centaines de soldats français, quelques milliers tout au plus en coalition européenne. L’urgence est pour l’instant de reconstituer ces moyens perdus tout en aidant l’Ukraine autant que possible, y compris éventuellement avec des soldats ou des civils en soutien, et puis de renforcer militairement le flanc Est de l’Europe comme avait pu l’être la République fédérale allemande durant la guerre froide. Il sera alors temps de voir.
Personne ne semble avoir la volonté de recréer la capacité dont vous parlez.
RépondreSupprimer" Que n’aurait-on entendu sur « l’agressivité de l’OTAN et les plans machiavéliques américains face à la gentille Russie qui ne fait que se défendre et n’a aucune intention belliqueuse », mais cela aurait pu, peut-être, effectivement dissuader la Russie d’engager la guerre…si on avait la volonté et les moyens. "
RépondreSupprimerBonsoir,
En effet à ce moment la Russie n'avait pas encore démontré sa nature criminelle, commis Bucha, (Бучі), viols, executions de prisonniers, tortures, destructions, déportation d'enfants, bombardé de théatres-refuges de civils et de maternités, rasé Mariupol façon Dresde.
L'occident serait passé pour d'horribles méchants et la russie par un paradis dirigé par des anges.
L'uchronie elle même est difficile.
Bonsoir, je ne sais pas pourquoi, mais ce soir est un bon soir...
RépondreSupprimerLes paragraphes "voile sur le Nil" et "Manta" sont très clairs et parlants. Difficile de ne pas abonder dans votre sens avec "rien en Ukraine". Il est possible de contester "tout en aidant l'Ukraine autant que possible" dans les 3 dernières lignes de votre conclusion. Cela va à l'encontre de "l'urgence est pour l'instant de reconstituer ces moyens perdus" et cela retarde d'autant les inévitables négociations qui vont arriver. S'il fallait apporter de l'aide à un pays tiers, ce serait plutôt à la Pologne qui va se retrouver de facto en première ligne ( jusqu'à Lviv??).
Bah c'est parfaitement dit ...
RépondreSupprimerMerci à vous d'avoir su poser les mots.
Bonjour Mon Colonnel, J'ignorais l'histoire de l'opération Caucase. M
RépondreSupprimerBonjour Mon Colonel, J'ignorais l'affaire de l'opération Caucase. Mais cela montre bien qu'un conflit peut-être laisser en dessous du seuil nucléaire, même avec une armée dotée, et surtout qu'une telle armée peut-être mise en échec, au contraire de ce que les soutiens français de Poutine avancent en prétendant qu'un pays nucléarisé ne peut être vaincu. Nous aurions certainement du mettre en place dès le 24 février 2022, une no-fly zone, si ce n'est plus. Aujourd'hui n'est-il pas envisageable de le faire pour protéger les populations civiles, sans exposer outre mesure des forces au sol?
RépondreSupprimerMerci!!
RépondreSupprimerL'intervention des Mig-15 soviétiques (64ème escadre de chasse des VVS) au-dessus de la Mig Alley au Nord de la RPD de Corée n'est-elle pas un autre exemple, complémentaire de Caucase et Manta ?
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimerl'envoi des Mig-15 soviétiques (64e corps de chasse des VVS) pour défendre la "Mig Alley" à la frontière sino-coréenne durant la guerre de Corée n'est-elle pas une opération similaire ? Cela coûta la vie à 120 pilotes soviétiques.
J'opterai pour une intervention ou l'aspect qualitatif et quantitatif est favorable à l'OTAN.
RépondreSupprimerUne intervention pour défendre le ciel ukrainien à l'ouest du Dniepr : cette intervention permettrait au moins trois choses.
Sauver des vies ukrainiennes
permettre à l'industrie ukrainienne de se reconstruire et de se développer
permettre à la défense anti-aérienne ukrainienne de se focaliser sur la défense du front.
Intervention limitée dans un premier temps à l'ouest du Dniepr: protéger l'intégralité du ciel ukrainien demanderait aux forces aériennes de l'OTAN d'aller chercher les batteries sol air en Russie ce qui serait entrer dans un engrenage supplémentaire.
Qu'en pensez vous?