Après vingt-cinq ans de crise et malgré le hiatus de 2017-2018 les forces
armées françaises ont repris des couleurs après avoir été à deux doigts de
l’effondrement. Il faut quand même rappeler que nos dirigeants avaient
sérieusement envisagé en 2013 de ramener le budget annuel de la Défense à
environ 31 milliards d’euros jusqu’en 2019 et moins encore si affinités avec
Bercy. Les attentats terroristes de 2015 ont finalement inversé la tendance et
en 2019 le budget était en réalité de 35,9 milliards, pour atteindre 44
milliards en 2023.
Cet effort
louable se poursuit puisque 413 milliards d’euros sont annoncés dans la
nouvelle Loi de programmation militaire 2024-2030, soit 50 milliards de plus de
ce que souhaitait Bercy. On rappellera que les LPM respectées sont l’exception,
mais comme celle qui se termine en est déjà une, faisons confiance pour la
suivante. Faisons aussi confiance à l’inflation, désormais plus élevée, pour
ronger au moins 20 % de la somme mais cela reste quand même un effort
important. Est-ce le plus important depuis les années 1960 et la création de la
force nucléaire, comme on l’entend parfois ? Nullement. Si on faisait le
même effort qu’à la fin des années 1980 en termes de % de PIB, cette LPM
2024-2030 représenterait plus de 480 milliards d’euros.
Est-ce une LPM
de « transformation » comme cela est annoncé ? Pas vraiment non
plus puisqu’elle est assez largement dans la continuité de la précédente, comme
si la guerre en Ukraine n’avait pas lieu. Cela peut se comprendre, on ne sort
pas de 25 ans de crise en quelques années et on se trouve toujours dans la
réparation des dégâts, et puis les programmes d’équipements sont des grands
paquebots budgétaires que l’on a toujours du mal à lancer, à dévier une fois
lancés et encore plus à stopper lorsqu’ils s’avèrent mauvais.
Il faut bien
comprendre dans quelle situation on se trouvait en 2015 après 25 ans de crise.
Faisons simple. La force de frappe nucléaire a été réduite (4 SNLE au lieu de
6, moins de 300 têtes nucléaires au lieu de 600), mais les sous-marins et
missiles sont modernes et l’ensemble remplit toujours parfaitement sa mission.
Il faudra juste y consacrer une part croissante du budget pour, en particulier,
financer le remplacement des SNLE.
Au total, en
25 ans la Marine nationale s’est contractée de 40 % de ses effectifs, a perdu
un peu de tonnage avec un seul porte-avions au lieu de deux, six sous-marins
nucléaires d’attaque au lieu de 12, a conservé sensiblement le même nombre de
frégates de premier rang (15) et trois porte-hélicoptères d’attaque au lieu de
quatre grands navires amphibies. Le déficit le plus important réside plutôt
dans les navires de second rang. Cette réduction de volume a été compensée par
des moyens plus modernes qui autorisent au bout du compte une puissance de feu
(une « projection de puissance » en termes plus technocratiques) plus
importante. La Marine nationale peut toujours assurer toutes ses missions mais
a perdu une certaine capacité de présence.
L’Armée de
l’Air et de l’Espace a perdu la moitié de ses effectifs et la moitié de ses
avions de combat. L’excellence et la polyvalence de l’avion Rafale a compensé
en grande partie cette perte de volume mais si les Rafale peuvent faire
beaucoup de choses et même à longue distance, ils ne peuvent être partout. La
capacité de renseignement aérien s’est accrue. Celle de transport et de
ravitaillement en vol s’est amoindrie jusqu’à devenir critique (lire : on
est obligé de faire appel aux Américains lorsque cela dépasse un certain
seuil). Les choses s’améliorent mais restent insuffisantes.
Le véritable
effondrement a touché l’armée de Terre. Plus exactement, on a détruit son corps
de bataille. Revenons encore en arrière. Lorsqu’on décide de disposer d’une
force de frappe nucléaire au début des années 1960, on admet aussi très vite
que c’est insuffisant en soi pour assurer réellement une dissuasion complète.
Le nucléaire, c’est très bien pour dissuader du nucléaire. Si le « bloc
totalitaire ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement » décrit
par le général de Gaulle lance des missiles thermonucléaires sur nos villes,
nous faisons la même chose sur les siennes. Et c’est parce que nous avons
toujours la possibilité de riposter – et cela quelles que soient les tentatives
de l’ennemi de détruire notre force nucléaire – que cette attaque n’aura pas
lieu.
Mais si
l’ennemi ne dispose pas d’armes de destruction massive susceptibles de nous
frapper, que faisons-nous ? Nous utilisons nos armes nucléaires en
premier ? Si cet ennemi menace nos intérêts vitaux – par une invasion par
exemple - et qu’il n’est pas doté de l’arme nucléaire, cela se justifie
pleinement. S’il ne menace pas nos intérêts vitaux et qui plus est si la guerre
se déroule hors du territoire français, c’est plus compliqué voire impossible
tant la réprobation internationale, et peut-être même intérieure, serait forte.
Des pays « dotés » ont ainsi subi des échecs parfois lourds face à
des pays non dotés sans oser utiliser l’arme nucléaire. Les États unis en 1950
en Corée ou plus gravement au Vietnam, la Chine contre le Vietnam en 1979.
Si les enjeux
vitaux sont menacés par une puissance nucléaire, frapper en premier en étant
certain d’une riposte de même nature est également très délicat. Valéry Giscard
d'Estaing admettra dans ses mémoires qu’il aurait encore préféré une France
occupée par les Soviétiques, dans l’espoir que cela soit provisoire comme en
1940-1944, plutôt que détruite par des échanges nucléaires.
C’est
essentiellement pour éviter autant que possible d’être placé devant le dilemme
de l’emploi en premier ou du renoncement que l’on a formé aussi à côté de la
force nucléaire un corps de bataille constitué de la 1ère armée
française et de la Force aérienne tactique. En 1984, on regroupera également
toutes les grandes unités terrestres sur le territoire métropolitain
n’appartenant pas à la 1ère armée dans la Force d’action rapide
(FAR). La FAR, formée de divisions légères est alors destinée à venir renforcer
très vite le corps de bataille en Allemagne en cas d’attaque du Pacte de
Varsovie. En 1989, la 1ère Armée et la FAR regroupent ensemble
82 régiments de mêlée (infanterie/cavalerie) ou d’hélicoptères d’attaque, prêts
à entrer en action en quelques jours au complet à nos frontières. En arrière,
la Défense opérationnelle du territoire dispose en plus de 55 régiments de
mêlée, pour l’immense majorité composé de réservistes. C’est un ensemble
cohérent et solide, même si financement du nucléaire oblige, il n’est pas aussi
costaud que celui de la République fédérale allemande. Il a un gros
défaut : puisqu’on refuse d’engager les soldats appelés et les réservistes
dans des opérations extérieures, on est obligé de puiser dans les seuls
régiments professionnels pour assurer ces missions. On forme parfois des unités
de volontaires service long (VSL), en clair des appelés qui acceptent de servir
quelques mois au-delà de la durée légale de service, pour les compléter dans
les missions « autres que la guerre », mais tout cela ne représente
pas un volume important. Jusqu’au 1990, on ne déploie jamais plus de 3 000
hommes dans une opération de guerre ou de confrontation à l’extérieur.
Tout semble
cependant aller pour le mieux jusqu’à ce que survienne l’imprévu, ce changement
complet des règles du jeu international qui intervient fatalement toutes les
quinze à trente ans depuis deux cent ans. À l’extrême fin des années 1980, la
présence soviétique que l’on pensait immuable en Europe orientale disparaît
devant la volonté des peuples et l’Union soviétique elle-même se décompose
rapidement. La guerre froide se termine. Le Conseil de sécurité peut à nouveau
prendre des décisions, comme par exemple condamner l’invasion du Koweit par
l’Irak en août 1990. Les États-Unis peuvent désormais prendre la tête d’une
grande coalition et déplacer en Arabie saoudite le corps de bataille qui était
déployé en Allemagne face au Pacte de Varsovie, plus de nombreux autres
renforts. Les Britanniques qui ont également une armée professionnelle font de
même et déploient plus de 50 000 hommes. Pour nous, c’est plus compliqué.
La participation à la coalition paraît obligatoire, mais malgré le précédent de
la confrontation avec la Libye et même de l’Iran dans les années 1980 ou encore
le spectacle de la guerre des Malouines en 1982 nous avons abandonné l’idée
d’avoir à mener une guerre de haute-intensité contre un État hors d’Europe.
Comme François Mitterrand s’oppose absolument à envoyer des appelés (un
interdit qui date la fin du XIXe siècle rappelons-le) et comme
personne n’a songé à pouvoir faire monter en puissance notre corps
professionnel avec une forte réserve opérationnelle d’hommes et d’équipements,
on réussit à regrouper péniblement 16 000 hommes pour constituer la
division Daguet associée à une petite force aérienne de 42
avions de combat. Petit aparté : tout le monde est alors persuadé que
l’affrontement contre l’armée irakienne, inconcevable quelques mois plus tôt,
sera meurtrier pour nos soldats et on s’attend à des centaines de morts. La
chose est pourtant acceptée par l’opinion publique, ce qui paraissait tout
aussi inconcevable.
Au bout du
compte, nos soldats au sol et en l’air font le travail mais relégués à une
mission secondaire avec des moyens très inférieurs à ceux de nos alliés,
l’expérience est un peu humiliante. Qu’à cela ne tienne, après Mitterrand qui
refusait tout changement, Jacques Chirac conclut que pour redonner une capacité
de haute intensité lointaine, il faut professionnaliser complètement les forces
et les regrouper dans une nouvelle FAR. On envisage de pouvoir déployer en 2015
plus de 60 000 hommes et un peu plus d’une centaine d’avions de combat
n’importe où dans les trois cercles stratégiques, France, Europe, Monde.
Et c’est là
qu’interviennent les « dividendes de la paix ». Si on avait
simplement maintenu l’effort de Défense de 1989, une époque pas forcément
florissante par ailleurs, on aurait pu réaliser ce « plan 2015 ». On
peut imaginer rétrospectivement ce que l’on aurait pu faire, les morts que l’on
aurait évités, les résultats supérieurs que l’on aurait obtenus et quel aurait
été le poids de la France, jusqu’à aujourd’hui l’aide à l’Ukraine, si on avait
eu cette nouvelle force d’action rapide. On ne l’a pas eu. On a préféré faire
des économies.
Ces économies,
on l’a vu, ont surtout porté sur l’armée de Terre qui a perdu presque 70 % de
ses effectifs et à peu près autant de tous ses équipements majeurs, en
conservant des échantillons : une petite artillerie sol-sol, une toute
petite artillerie sol-air, une petite force de chars de bataille, etc. A titre
de comparaison, on représente entre 10 et 20 % de la capacité de déploiement de
l'armée ukrainienne au début de 2022 alors que le budget de cette armée
ukrainienne représentait 10 % du notre. Si au
moins, on avait prévu une remontée en puissance avec des régiments de réserve,
des équipements en stock avec du rétrofit, mais même pas. C’est même ce que
l’on a supprimé en premier, au nom du juste suffisant en flux tendus et de la
même réticence à engager des réservistes en opérations qu’auparavant des
appelés.
Au bout de ce
processus de fonte, la capacité de projection de forces diminuait de moitié à
chaque livre blanc de la Défense, 30 000 en 2008, 15 000 en 2013 avec
45 avions de combat, dont ceux de l’aéronavale. Autrement-dit on est revenu à
la situation de Daguet, après s’être lamenté à l’époque sur la
position secondaire de nos forces et la dépendance aux Américains (qui eux ont
continué à faire un effort sérieux de Défense). Tout ça pour ça. Le pire est
qu’à l’époque, derrière Daguet il y avait le reste de la FAR
et tout le corps de bataille. Désormais, il n’y a plus qu’un équivalent Daguet.
Au lieu des 82 régiments d’active et des 55 régiments de réserve de 1990, on
est maintenant sûr d’équiper complètement six structures équivalentes,
peut-être le double en s’arrachant les cheveux comme on l’avait fait pour Daguet,
en cherchant surtout cette fois les équipements réellement disponibles derrière
les chiffres de dotation, car oui, non seulement on a moins d’équipements qu’à
l’époque mais leur disponibilité réelle est également très inférieure :
trop vieux pour certains, trop sophistiqués pour d’autres et de toute façon pas
assez de sous-systèmes pour les équiper tous en même temps, sans même parler de
les alimenter en munitions sur une durée supérieure à quelques semaines.
Soyons clairs,
il n’y a pas eu beaucoup de réflexions approfondies derrière cette destruction
transformée en « transformation ». On considère rapidement dans les
années 1990 qu’il n’y a plus de menace sur nos intérêts vitaux hors la menace
nucléaire, et qu’on ne saura donc plus jamais placés devant le dilemme du
« tout au rien ».
C’est
évidemment une insulte à l’histoire. Petit florilège d’avant-guerres
mondiales : en 1899, le jeune Winston Churchill écrit qu’il ne connaîtra
jamais de gloire militaire, car il n’y aura plus de guerre en Europe. En 1910,
Norman Angell publie La Grande Illusion, un essai dans lequel il
explique que toute grande guerre est impossible entre États modernes aux
économies interdépendantes. C’est alors une opinion communément admise. En
1925, les accords de Locarno normalisent les relations entre la l’Allemagne et
ses vainqueurs de 1918. Trois ans plus tard, toutes les nations du monde
signent le pacte Briand-Kellog qui met la guerre hors la loi. En 1933, Norman
Angell publie une nouvelle version de La Grande Illusion où il
réaffirme la folie que représenterait une nouvelle guerre mondiale. Il obtient
même le Prix Nobel de la paix pour cela. Cette année-là, alors qu’Adolf Hitler
arrive au pouvoir, la France réduit son budget militaire. En août 1939, le
capitaine Beaufre publie un article sur le thème de la « paix-guerre », on
ne parle pas encore de « guerre hybride » ou de
« confrontation » mais c’est la même chose et c’est plutôt bien vu.
Il conclut en revanche qu’il n’y aura plus de guerre en Europe. Les horizons
visibles sont toujours victimes d’obsolescence programmée. L’«
Extremistan » dont parle Nassim Nicolas Taleb revient toujours, là et à un
moment où on ne l’attend pas, y compris éventuellement près de chez nous. Cela
peut donner des choses inattendues positives comme la fin de l’URSS et du Pacte
de Varsovie ou dangereuses comme le basculement d’une démocratie dans une
dictature nationaliste.
En réalité,
même si c’est la « fin de l’histoire » et même si les intérêts vitaux
ne sont pas en jeu, on peut être amené à mener une guerre contre un autre État
ou une organisation armée de la puissance d’un État. En fait c’est ce qu’on a
fait une fois tous les quatre ans de 1990 à 2011 en affrontant successivement
l’Irak, la République bosno-serbe, la Serbie, l’État taliban et la Libye. Avec
un autre président que Jacques Chirac on y aurait même ajouté l’Irak une
deuxième fois. On peut ajouter aussi et cette fois à coup sûr la guerre contre
Daech qui même s’il n’était pas un État en droit en présentait toutes les
caractéristiques lorsque l’organisation s’est territorialisée et a formé une
solide petite armée.
Donc oui, la
guerre contre des armées puissantes est toujours possible puisqu’en réalité on
n’a jamais cessé de la faire. Pour autant, on n’a jamais cessé aussi pendant
tout ce temps de réduire nos forces. Pour justifier ce paradoxe, on a sorti la
carte magique « projection de puissance », accompagné peut-être de
quelques petits raids de Forces spéciales pour faire moderne. En se contentant
de lancer à distance des projectiles sur des gens, on peut obtenir la victoire
sans grand risque à une époque de suprématie aérienne occidentale et sans
utilité d’employer des forces terrestres.
Le premier
problème est que pour avoir un effet stratégique sur un ennemi comme tout ceux
de la liste évoquée plus haut, il a fallu non seulement des frappes précises
mais aussi beaucoup de frappes. Or, ce n’est pas avec les 45 avions de combat
déployables, en comptant l’aéronavale, et une capacité de frappes aériennes de
10 à 15 projectiles par jour sur une durée de six mois, comme au Kosovo en
1999 et en Libye en 2011, que nous allons seuls faire plier un État ou même un
proto-Etat. Les thuriféraires de la projection de puissance oublient que dans
ce cadre, ce sont les Etats-Unis qui ont seuls la masse critique pour faire
quelque chose de très important en la matière. Dans les combats cités plus
haut, nous n’avons été que des seconds, peut-être brillants mais surtout
lointains. Que l'on doive augmenter notre capacité d'action dans le ciel est
une évidence, mais dans tous les cas ce ne sera jamais suffisant.
On oubliait enfin
aussi que le ciel seul, même massif, obtient rarement d’effets décisifs sans
des combattants au sol, qui prennent des villes, plantent des drapeaux, percent
des dispositifs ennemis, occupent le terrain. Dans la guerre contre l’Irak en
1990-1991, le mois de campagne aérienne a fait des ravages dans l’armée
irakienne mais ce n’est pas ça qui l’a chassé du Koweït. Mais au moins à
l’époque, on a eu le courage d’engager une division. Par la suite, nous n’avons
plus eu ce courage, et à une échelle bien moindre, qu’en Afghanistan puis au
Mali contre des organisations armés. Pour les gros ennemis, on a laissé faire
les locaux, armée bosno-croate, UCK, Alliance du nord, rebelles libyens, armée
irakienne, Kurdes, à la fortune de leurs capacités militaires très aléatoires,
ce qui avait souvent pour effet de prolonger les guerres. Pour le reste, les
forces terrestres ont fait des missions sans ennemis - interpositions,
opérations humanitaires armées – ou du « service après-guerre » -
stabilisation – sans forcément beaucoup de réussites mais quand même des morts.
Tout cela est
à la fois lâche et contre-productif. L’État islamique a cessé d’être une base
d’attaques terroristes de grande ampleur et au loin, comme par exemple en
France, quand il a cessé d’être un territoire. On aurait engagé les quelques
brigades que nous avons encore en Irak et en Syrie contre Daech avant 2015 on
aurait peut-être évité les attentats de novembre, et si on les avait engagés
après cela aurait au moins servi à les venger et empêcher qu’il y en ait
d’autres.
Un pays voisin
aurait envoyé un commando en France pour tuer 131 personnes dans une grande
ville, on aurait – on peut espérer en tout cas - envoyé notre FAR et notre
corps de bataille à l’attaque, à condition qu’il y en ait eu encore. On ne l’a
pas fait contre l’État islamique. Michel Debré disait qu’on n’est pas crédible
dans notre capacité à défendre nos intérêts vitaux en utilisant l’arme
nucléaire si on ne l’est pas dans la défense de nos intérêts secondaires. Être
crédible, c’est être fort, or nous ne sommes ni l’un, ni l’autre, si on ne peut
rien faire d’important sans les Américains et si on n’a pas des divisions à
jeter sur l’ennemi sur très court préavis et sans faiblir. L’opération Serval au
Mali était remarquable en tout point, de la volonté politique à la mise en
œuvre tactique des forces aéroterrestres. Le problème est qu’on le veuille ou
non, on n’aura pas éternellement à n’affronter que des petites organisations
armées regroupant au total 3 000 combattants légers. Il faut donc au moins
dans un premier temps reconstituer complètement nos brigades existantes avec tous
leurs équipements, reformer des régiments de commandement et de soutien, remettre
le soutien dans les régiments, créer des montagnes de fer de munitions et de
toutes les choses nécessaires pour combattre à grande échelle. Il faut reformer
au plus vite des corps de réserve, qui pourront éventuellement être engagés en
opérations. Pour faire du vite, fort et loin, il faut aussi repenser nos équipements de transport, des hélicoptères lourds au avions de transport stratégique, un énorme chantier négligé.
Et puis, il y a la révolution à faire dans nos équipements. Sans doute serait-il plus souple et plus économique que chaque armée s’occupe des équipements qui lui sont propres, avec un budget d’investissement spécifique, en laissant à la DGA la gestion de programmes communs. Il faut faire exploser les normes et contraintes, les soldats réguliers meurent autant que ceux du Commandement des opérations spéciales qui bénéficient de dérogations. On n’est pas obligé d’attendre neuf ans, entre la décision et l’achat sur étagère, pour remplacer un fusil d’assaut. Il faut sortir de l’artisanat de luxe pour retrouver un centre de gravité coût-efficacité, c’est-à-dire sophistication-masse, plus rationnel que l’achat de missiles antichars 17 fois plus chers que ceux qu’ils remplacent. Sur notre incapacité à produire des drones armés qui ne soient pas aussi chers et complexes que des avions de chasse. On n’a visiblement fait aucun retour d’expérience de la guerre en Ukraine pour cette LPM, sinon on aurait découvert que c’est le rétrofit qui a permis aux deux adversaires de combattre à cette échelle et à cette durée. Peut-être qu’un jour à apprendra aussi à en faire. Il parait qu’on se penche enfin sérieusement sur toutes ces questions, c’est la meilleure nouvelle du moment.
En résumé, une
armée n’est pas qu’une accumulation de programmes d’équipements, mais un
ensemble de forces destinées à faire face aux scénarios d’emploi les plus
probables et/ou les plus graves pour la France. Le plus probable, c’est la
confrontation sous le seuil de la guerre ouverte et nous n’y sommes pas
préparés correctement, oubliant les leçons du passé et ne constituant même pas
les stocks et réserves pour remonter en puissance très vite ou aider
militairement à grande échelle un pays allié. Le plus grave, c’est la guerre à
haute intensité contre un État, et là nous sommes encore moins prêts.