Publié dans Défense et
sécurité internationale n°130, juillet-août 2017
« On
fait la guerre quand on veut, on la termine quand on peut ».
Nicolas Machiavel
Lancée en décembre 2013, l’opération française Sangaris était destinée à appuyer les
forces interafricaines pour mettre fin à la « faillite totale de l’ordre public, l’absence de l’état de
droit et les tensions interconfessionnelles » dans le pays. Annoncée
pour six mois, cette opération ne s’est pas passée pas comme prévu. Il n’y a eu
ni effet de sidération à la vue des soldats français ni afflux massif de
nations européennes et africaines volontaires pour participer à la mission et
les forces engagées étaient notoirement insuffisantes. Le problème est que les
forces françaises étaient aussi engagées au Sahel et ne tarderaient pas à être
lancées dans deux autres « opérations dont on ne voit
pas la fin » : au Levant en septembre 2014 puis
dans les rues de France avec l’opération Sentinelle.
Il est facile en France pour l’exécutif d’engager la force armée, il lui est
souvent beaucoup plus difficile en revanche de mettre fin à ces mêmes
engagements.
Comme aux Échecs ou au Go, les fins de campagnes
militaires ont une logique propre différente des « ouvertures », toujours plus faciles à
appréhender, et des « milieux de campagnes » où l’enchevêtrement des actions dialectiques est à son
maximum et l’issue encore incertaine. Une des différences entre les opérations
extérieures et les Échecs ou le Go réside toutefois dans le fait qu’elles se
mènent au minimum à trois avec une puissance intervenante associée à une
puissance locale, généralement un État, face à, au moins, un ennemi également
local. Du point de vue de la puissance intervenante, cette fin de campagne ne
pose vraiment problème que lorsqu’on ne perçoit plus très bien qu’elle peut en être
l’issue ou alors que celle qui se dessine n’est pas favorable.
De la difficulté de la
remise en cause
Ce point de bascule n’est pas toujours très facile
à appréhender surtout dans les opérations complexes au milieu des populations.
On peut utiliser des indicateurs chiffrés, mais ceux-ci peuvent s’avérer
eux-mêmes trompeurs. Au printemps 2004 en Irak, les attaques contre les
troupes américaines avaient considérablement diminué par rapport à l’automne 2003.
On en conclut que la situation s’améliorait. En réalité, cette diminution correspondait
à la fois à une action plus souterraine des rebelles et aux moindres risques pris
par les forces américaines quelques semaines avant la relève. Dans les bilans
présentés, la situation était bonne, dans la réalité elle se dégradait. En
avril 2004, la résistance de Falloujah, la révolte chiite mahdiste,
l’effondrement des nouvelles forces de sécurité irakiennes et la révélation des
exactions de la prison d’Abou Ghraïb constituèrent alors autant de très
mauvaises surprises. Si ces indicateurs sont utiles, ils doivent être choisis
avec soi et surtout appuyer des appréciations d’individus connaissant
parfaitement le milieu, en espérant qu’elles ne soient pas déformées par le
souci de dire ce que l’on souhaite entendre.
Pour autant malgré une bonne remontée des
informations, l’acceptation des choses peut encore prendre du temps. La Force
multinationale de sécurité de Beyrouth (FMSB), qui regroupait trois contingents
européens et un contingent américain a été déployée dans la capitale libanaise en
septembre 1982 avec pour mission d’appuyer les forces armées libanaises (FAL)
dans la sécurisation de la ville. À l’été 1983, les attaques de la milice
chiite Amal puis du Parti socialiste progressiste contre les FAL mirent en
évidence la contradiction de vouloir appuyer une force armée engagée au combat,
mais en refusant soi-même se s’engager au combat. Malgré sa neutralité
affichée, la FMSB a alors fait l’objet de plusieurs attaques et 15 soldats
français ont été tués de juin à octobre 1983. La constatation d’une telle crise
opérationnelle aurait dû logiquement amener à une remise à plat des conditions
d’exécution de la mission et à un choix de rupture, soit dans le sens d’une
transformation radicale des moyens et des méthodes, soit dans celui d’un
abandon. C’est pourtant le plus souvent la poursuite de l’opération sans
changement majeur qui est décidée.
On continue dans la même voie d’abord et simplement
parce que peu de décideurs, depuis les officiers sur le terrain jusqu’au chef
de l’exécutif, se remettent rarement en cause. Changer radicalement c’est
admettre que l’on s’est fourvoyé. C’est d’autant plus compliqué que l’on agit
en coalition et que la mobilisation préalable de l’opinion publique a été
forte. Il est difficile d’annoncer que l’on va renoncer à combattre avec des
ennemis que l’on a présentés comme le mal et que l’on s’était promis de
détruire. La durée des guerres au milieu des populations dépasse souvent celui
des tours opérationnels et des mandats électoraux, il est donc toujours tentant
lorsqu’on perçoit des difficultés de laisser le soin de la rupture aux
successeurs. On effectue bien des adaptations, mais celles-ci sont généralement
plutôt destinées à réduire les risques, en maintenant les troupes dans les
bases par exemple ou en faisant appel à des forces aériennes, ce qui réduit
encore la capacité à influer sur les évènements.
Durer et espérer
En réduisant au maximum les risques et l’exposition
médiatique, il peut être possible de durer ainsi longtemps, sans effet, mais aussi
avec peu de pertes. Dans le meilleur des cas, le contexte politique local peut
changer radicalement ou une mission des Nations-Unies peut accepter de prendre
le fardeau. Il est alors possible de se replier dans l’honneur ou à défaut, de
rester en deuxième échelon. Dans le pire des cas, la situation se dégrade. Persister
sans changer radicalement consiste alors à attendre la catastrophe. Au début du
mois d’octobre 1983, le Président Mitterrand déclarait encore aux Nations-Unies
que « La France
n’a pas d’ennemis au Liban ». Quelques jours plus tard,
le 23 octobre, deux attaques-suicide tuaient 58 soldats français et
241 Américains.
Il est alors difficile d’admettre devant l’opinion
publique que les choses vont dans le bon sens et l’incitation au changement de
posture devient très forte. Paradoxalement, cette nouvelle pression s’exerce
plutôt là aussi, au moins dans un premier temps, dans le sens d’une
continuation au nom du principe des coûts irrécupérables qui incite à
poursuivre une activité, même négative, parce que l’on a déjà payé pour pouvoir
effectuer cette même activité. En termes militaires, cela signifie considérer
que les soldats tombés ne doivent pas être morts pour rien. Il s’y ajoute
généralement aussi, comme aussi après un attentat terroriste, le désir de
vengeance. À moins de se contenter d’opérations aériennes sans risques (et
parfois sans cibles), cela équivaut à faire tomber des soldats sans ressusciter
ceux qui sont déjà morts. L’Histoire retient le nom de l’adjudant-chef Franck
Bouzet, dernier soldat à tomber au combat en Afghanistan le 7 juillet
2012, alors que la force française était en train de se replier. En réalité, il
n’était que le dernier d’une série de morts devenus inutiles à partir du moment
où l’échelon politique avait compris que la poursuite de l’opération ne
donnerait pas de résultats politiques et qu’aucun changement radical n’a été
tenté pour qu’ils en aient.
Lorsque le repli commence véritablement, les « morts pour rien » ne sont plus d’un seul
coup ceux du passé, mais ceux du futur. On assiste alors à une sorte
d’emballement, entre alliés au sein d’une coalition et à l’intérieur même du
pays à une pression politique interne. La date de la fin de mission française
en Kapisa-Surobi a ainsi glissé de 2014 à 2012 au gré des surenchères des
candidats à la présidentielle.
Réussir sa sortie
Changer radicalement les choses peut consister à changer
de posture et engager d’un seul coup beaucoup plus de moyens. Au mieux, on peut
espérer arracher un succès et au pire négocier dans de meilleures conditions. C’est
ce que tente le général de Gaulle avec le « plan Challe » en Algérie en 1959 ou le Président Nixon au Vietnam en 1972,
en appuyant massivement l’armée sud-vietnamienne contre l’offensive de celle du
nord et en lançant une grande opération de bombardement de Hanoï. Si le premier
cas ne donne pas les résultats politiques escomptés (et maintient même
l’illusion cruelle d’« avoir gagné militairement »), le second permet effectivement de négocier un retrait « dans l’honneur ». Le seul cas moderne de
« sursaut » réussi est celui réalisé
en Irak en 2007 avec le renforcement important de 30 000 hommes et la généralisation des meilleures pratiques
de contre-insurrection. Surtout, cet engagement a accéléré la transformation du
paysage politique local en accompagnant le changement d’alliance de la guérilla
sunnite. Le rapport de forces a alors été suffisant pour vaincre les groupes
djihadistes puis l’armée du Mahdi de Moqtada al-Sadr. Les forces américaines
ont pu ainsi se replier en 2010 plus facilement que si cela s’était réalisé en
2007, comme cela était envisagé.
À défaut de pouvoir injecter de nouvelles forces, il
est possible pour peu que l’on dispose encore d’une certaine marge de manœuvre
de considérer « où s’arrête ce qui suffit ». L’engagement français au Tchad de 1969 à 1972 peut être
considéré à cet égard comme un modèle. À partir de 1971, on comprend que la
poursuite de l’opération Bison dans
le nord du pays ne parviendra pas à détruire le Front de libération nationale
(Frolinat), ou alors à un coût très important. On se contente donc d’avoir
pacifié le sud du pays, réorganisé l’administration et les forces armées
tchadiennes (FAT). En accord avec le gouvernement local, le Président Pompidou
déclare alors la mission accomplie et en marque symboliquement la fin par un
voyage officiel sur place. Les forces françaises sont retirées à l’exception
d’un petit bataillon qui reste pendant trois ans en appui des FAT. En réalité,
le conflit n’est pas terminé, mais les choses sont suffisamment stables pour
introduire un « délai de décence » qui fera qu’une nouvelle dégradation de la situation ne
pourra être imputée à l’abandon des Français.
De fait les forces françaises interviennent à
nouveau six ans plus tard avec l’opération Tacaud.
Le contexte politique est cependant beaucoup plus instable et les succès
tactiques ne permettent pas de stabiliser la situation comme en 1972. Au bout
de deux ans, l’opération est abandonnée, fait exceptionnel, par l’exécutif qui l’a
déclenché, facilité il est vrai par une faible exposition médiatique. Il en est
sensiblement de même pour l’opération Noroît
lancée au Rwanda en 1990 afin d’aider les forces armées rwandaises à lutter
contre le groupe Front patriotique rwandais (FPR). La discrétion totale
(l’opération n’est toujours pas classée dans la liste officielle des opérations
extérieures) permet de la démonter facilement en 1993 après la signature des
accords d’Arusha.
Il est désormais difficile, y compris pour la
France, de lancer une opération discrète. Cela incite dans le meilleur des cas
à assumer les choses de manière réaliste comme le Président Hollande en lançant
l’opération Serval au Mali en 2013 ou
le Président Bush lorsqu’il annonce que l’année 2007 sera « sanglante et violente ». Mais cela peut inciter
au contraire à recourir à l’hyperbole, comme les discours du ministre des Affaires
étrangères Laurent Fabius, ou au contraire à la recherche de
l’invisibilité totale avec l’emploi des forces spéciales ou clandestines. La
narration initiale est importante, car elle engage l’avenir, mais la narration
finale l’est également. S’il est rare de pouvoir clamer victoire, comme après
la guerre du Golfe en 1991, il peut être possible de démontrer que la mission
a, malgré tout, été remplie.
La réussite d’une opération réside dans la
transformation favorable d’un contexte politique local. Cela nécessite d’emblée
une concordance entre le réalisme des objectifs, l’adéquation des ressources et
la pertinence des méthodes. L’examen rétrospectif de toutes les opérations « enlisées » depuis cinquante ans
tend à montrer que cette concordance était possible avec une bonne analyse
initiale de la situation. À défaut, le déficit de l’analyse doit être compensé
par du courage politique, une narration réaliste et l’acceptation d’un changement
radical de stratégie. Le même examen tend à prouver que c’est encore plus rare
que les bonnes analyses initiales.