Face à un ennemi, prendre une bonne décision tactique c’est bien mais prendre une décision rapide c’est encore mieux. Si on croit les analyses de Jim Storr, si, toutes choses étant égales par ailleurs, deux adversaires ont chacun 80 % de chance une bonne décision (c’est-à-dire une décision qui influence positivement et significativement le cours d’une bataille), il y a évidemment autant de chance que chacun l’emporte (16 % exactement, pour 68 % d’un résultat nul). Maintenant si le chef A et son état-major sont suffisamment performants pour produire 95 % de bonnes décisions face à B qui n’est bon qu’à 60 %, A a 10 fois de chances de vaincre que B.
Maintenant si B est deux fois plus rapide à prendre ses décisions, la tendance s’inverse et même en diminuant la qualité de ses décisions à 50 % (contre toujours 95 % à A), B l’emportera dans 51 % des cas pour 23 % pour A. Il ne s’agit cependant là que d’une analyse mathématique simple. En réalité, celui qui peut agir une deuxième fois avant que son adversaire ne réagisse bénéficie de l’expérience de la première action. La deuxième décision aura donc de plus grandes chances d’être de meilleure qualité que la première et la probabilité de victoire augmente encore pour le plus rapide. Au bilan, après une analyse statistique de la Grande guerre patriotique, les Soviétiques ont ainsi établi qu’une capacité de réaction deux fois plus rapide que l’adversaire donnait 5 chances contre 1 de l’emporter.
Obtenir un tel décalage dans la vitesse de décision impose d’abord d’inverser au moins deux équations :
- l’action ne doit pas forcément suivre la décision, elle peut la précéder ;
- la qualité de la décision n’est pas proportionnelle à la quantité d’informations, en réalité relativement peu d"informations suffisent pour être efficaces.
Le premier principe peut être illustré par la méthode utilisée par l’opposing force (OPFOR) du National Training Center de Fort-Irwin développée de manière pragmatique dans les années 1980 selon les principes soviétiques face à des dizaines de brigades de l’US Army. L’OPFOR ne s’en remettait pas à un mode d’action (MA) choisi par le chef avant l’action après une planification précise mais à trois ou quatre MA, dont un était choisi en cours d’action. Durant le processus de planification, les unités avaient reçu toutes les informations nécessaires (mission générale, structures, intention du chef, description rapide des MA envisagés, rôle succinct de chacun dans le cadre de chaque MA et les points clefs qui permettront de différencier les MA). Le choix s’effectuait ensuite en fonction de l’attitude de l’ennemi. Celle-ci était d’abord déterminée par les moyens de renseignement disponibles puis influencée par l’action de la compagnie d’avant-garde, très renforcée, qui exploitait les opportunités décelées par les éléments de reconnaissance ou qui avaient été créées par les éléments infiltrées. Le choix définitif du MA s’effectuait à ce moment-là et consistait généralement, là aussi, à exploiter une opportunité créée par les éléments de tête. Les ordres, le plus souvent sous forme graphique, étaient rapides et simples. Au niveau de la compagnie, la conception des ordres était sommaire et les chefs de section ne faisaient que de la conduite. Ce système privilégiait considérablement la vitesse et l’opportunisme sur la coordination, qui se faisait suivant des procédures automatiques ou suivant des arrangements rapides entre gens qui se connaissaient bien. A l’époque de ces entraînements de haute intensité, l’OPFOR l’emportait généralement sur la « force Bleue » malgré son infériorité numérique et matérielle. Cette méthode du MA retardé évoque également la campagne napoléonienne de 1814 en France, une des plus brillantes.
Le second principe peut être illustré par une expérience de Stuart Oskamp datant de 1965 consistant à fournir à des psychologues des dossiers afin des informations de plus en plus abondantes sur les patients. L’expérience a montré qu’à partir d’un certain seuil la quantité d’informations n’améliorait pas la qualité des diagnostics mais seulement la confiance dans ceux-ci. Quelques années plus tard, Paul Slovic a repris la même expérience avec des bookmakers de course auxquels il proposait de choisir 10 informations sur les chevaux parmi 98. Après leur avoir demandé leurs prévisions, il leur proposait 10 autres informations. Il s’aperçut alors que comme pour les psychologues, les informations supplémentaires ne changeaient pas les prévisions mais les confortaient. Mais psychologues et bookmakers ne font pas face à des ennemis. Prenons l’exemple de deux chefs de guerre : Erwin Rommel et Sir Neil Ritchie pendant la bataille de Gazala en Libye en mai-juin 1942.
Jim Storr, The human face of war, Birmingham War Studies, 2009.