Opération Haboob...et si la France s'était engagée en Irak en 2003

L’opération Haboob (« Tempête de sable » en arabe) est le nom de l’engagement des forces françaises dans le Sud irakien de 2003 à 2009 dans le cadre de la coalition menée par les Etats-Unis. L’opération est évidemment imaginaire et le nom est inventé. Pour autant, si on en croît, entre autres, les documents révélés par Wikileaks, avec un autre Président de la République que Jacques Chirac et jusqu'au pouvoir actuel cette opération aurait pu avoir lieu. Il n’est donc pas complètement inutile d’en faire l’uchronie.

Il est probable que le volume du contingent français engagé aurait été assez proche de celui des Britanniques, sans doute un peu inférieur du fait de nos moyens un peu plus limités et de nos engagements ailleurs. Comme les autres contingents alliés, une fois le régime de Saddam Hussein abattu nous aurions été installés dans le Sud, mais probablement pas à Bassorah réservée aux Britanniques, alliés privilégiés et anciens occupants de la ville. Compte tenu de notre volume de forces et de la qualité de nos états-majors nous aurions pu prendre la tête de la division multinationale Centre-Sud à la place des Polonais, entre Bagdad et les zones pétrolifères. Outre le noyau dur de l’état-major de division qui aurait pris en compte une vingtaine de contingents aux règles d’engagement plus complexes et restrictives les unes que les autres, nous aurions fourni également deux ou trois groupements interarmes pour sécuriser les lieux saints de Nadjaf et Kerbala et les axes logistiques en provenance du Koweit.

Compte tenu du faible soutien de l’opinion publique française à cette opération celle-ci aurait été « blanchie » en faisant appel à toutes les vertus de l’action humanitaire. Les forces auraient reçu des consignes strictes de prudence ainsi que des moyens « au plus juste » et surtout pas « agressifs ».  Comme les autres, nous aurions donc pris de plein fouet la révolte mahdiste de 2004. Rappelons qu’à l’époque, les contingents alliés n’avaient pas combattu et avaient fait appel aux Américains pour réduire les forces de l’armée du Mahdi. En admettant que nous ayons été plus combatifs, ce que je crois, nous aurions été engagés, seuls ou plus probablement aux côtés des Américains, pendant plusieurs mois de combat (la crise a duré d’avril à octobre 2004). Nous aurions perdu entre 100 et 200 tués et blessés dans ces combats.

Par la suite, nous aurions, comme les Britanniques à Bassorah, sans doute assisté impuissants à la mainmise des provinces chiites par les différentes milices et, en seconde ligne, à la guerre civile de 2006. A l’approche des élections présidentielles françaises de 2007, les forces auraient été priées de quitter le moins possible les bases et d’adopter un profil bas. Une partie d’entre elles auraient même été rapatriées, à des fins électorales. Les dernières unités françaises auraient discrètement quitté le pays en 2008, profitant de la réussite inattendue du Surge américain.

Au bilan, en comparant avec les autres alliés notamment britanniques, nous aurions eu aux alentours de 150 soldats tués et 1000 blessés, plus des coûts humains indirects (suicides, troubles psychologiques graves, non renouvellement de contrats, etc.) du même ordre, soit l’équivalent de deux régiments complets perdus. Financièrement, en cumulant les coûts militaires et l'aie civile cette opération aurait coûté entre 5 et 10 milliards d’euros à l’Etat, sans parler des coûts indirects (pensions pour les blessés, remise en condition du matériel, etc.) difficilement calculables mais probablement supérieurs.

Pour ce prix, le nombre d’armes de destruction massive aux mains de malfaisants n’aurait pas diminué dans le monde, ni le nombre de terroristes. La France aurait contribué à l’élimination d’une tyrannie, ce qui est loin d’être négligeable, et à l’établissement d’une démocratie, imparfaite, corrompue et très fragile. Son image auprès des Américains aurait été préservée mais peut-être pas dans le reste du monde.

Mais bien entendu tout cela n'est qu'imagination. 

jeudi 22 décembre 2011

Mad Men

Au début des années 1960, le directeur du grand magasin newyorkais Macy’s confiait son désappointement devant le succès inattendu de la branche électroménager qu’il venait d’ouvrir. Les bénéfices de l’électroménager tendaient à dépasser ceux de la branche traditionnelle et prestigieuse de l’habillement et cela n’était pas « normal ». Il concluait que la seule chose à faire était de diminuer les ventes de l’électroménager « pour les remettre à la place qui est la leur ». Il témoignait ainsi du début de sclérose du modèle taylorien-fordiste de management américain fondé sur une grande centralisation, une structure pyramidale et une intégration verticale des fonctions. Ce système qui avait parfaitement fonctionné pour la production de masse s’avérait de moins en moins adapté aux évolutions de la société et cela personne dans les grandes entreprises américaines ne le voyait.

A tous les étages le système se rigidifiait et perdait de son efficacité. Les ouvriers et les employés, satisfaits dans leurs besoins de base et plus éduqués que leurs prédécesseurs aspiraient à autre chose que le « travail en miettes » de la chaîne. Cela se traduisit par une insatisfaction générale, un absentéisme croissant et de nombreux défauts de fabrication. Au milieu de la pyramide, les cadres avaient surtout pour fonction d’analyser et de faire monter l’information. Jugés sur cette information plus que sur des actes, ils étaient bien évidemment incités à ne montrer à leurs chefs que ce que ceux-ci voulaient voir. Une étude de 1962 établissait ainsi le lien direct entre le degré d’ambition et la dissimulation des problèmes aux supérieurs. Le problème était encore exacerbé par le travail par réunions qui fonctionnait surtout comme une machine à produire des solutions consensuelles et l’énorme étagement hiérarchique. Au sommet, les quelques dirigeants WASPS, tous issus du même milieu et des mêmes écoles, étaient confortés dans leurs décisions par les rapports édulcorés de leurs subordonnés et l’habitude du succès.

Le résultat fut un processus de production de plus en plus lent (15 réunions dont une avec le PDG pour décider du dessin d’un phare chez General Motors), des choix désastreux, comme l’Edsel de Ford, une diminution constante du nombre d’innovations puis un tassement de la productivité. Lorsque le problème devint enfin évident au début des années 1970, la réaction fut une fuite en avant bureaucratique avec un surcroît de centralisation, que l’on croyait facilitée par l’informatique, un accroissement de la réglementation afin, pensait-on, d’avoir un contrôle plus fin sur l’emploi de chaque dollar, une rationalisation par regroupement des fonctions, le remplacement des hommes par les machines et l’organisation matricielle. Tout cela ne fit qu’ajouter des fils autour de Gulliver. Dans une entreprise décrite dans Le prix de l’excellence, une idée devait désormais suivre 223 voies pour être acceptée.

Pendant ce temps, les sociétés japonaises, à l’imitation du système de Taiichi Ohno chez Toyota, prenaient le problème à l’envers, en s’intéressant d’abord aux clients pour le satisfaire avec des produits adaptés et de qualité. Pour y parvenir, on donna plus d’autonomie et de responsabilités aux simples ouvriers et employés, tout en leur apportant un environnement social très sécurisant. Leurs avis et idées furent même sollicitées (plusieurs millions de propositions furent ainsi produites dans les années 1980 chez Toyota). On mit en place des méthodes très simples, comme le Kanban, pour, par une simple circulation d’étiquettes, ne produire que ce qui était nécessaire et éviter ainsi les stocks. On simplifia enfin les structures (5 échelons hiérarchiques chez Toyota contre 15 chez Ford). Les Japonais parvinrent ainsi à créer en moyenne deux fois plus vite que les Américains des produits de meilleure qualité et mieux adaptées aux besoins.

Les grandes entreprises américaines furent au bord du gouffre à la fin des années 1970 et n’eurent plus d’autre choix que de se transformer en profondeur et de miser à leur tour sur l’humain plutôt que sur la bureaucratie. Un nouveau modèle apparut dans la Silicon Valley, avant que toute cette embellie de management ne soit à son tour annulée par la dérégulation de la finance.

samedi 17 décembre 2011

Gulliver ligoté

http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=1457


Je viens de retrouver un article d’août 2003 où je décrivais ma vision de l’avenir de la présence américaine en Irak. Je sous estimais la capacité d’adaptation des Américains et surtout la capacité d’Al Qaïda en Irak à se faire détester mais globalement c'était pas complètement idiot. 

La loi de Pareto et les tranchées

Quand on examine de près les statistiques des combats de la Grande guerre, on constate que les fantassins français, en quatre ans, ont tué ou blessé environ 1 100 000 soldats allemands (sur un total de 4 millions de pertes sur le front de France). Si on écarte les pertes qui résultent de tirs de saturation de mitrailleuses (au moins le tiers) et en considérant qu’environ six millions de Français ont porté les insignes de l’infanterie et que quelques autres des autres armes ont eu à faire usage d’armes individuelles, on en conclut que seul un soldat sur dix a visé et touché un homme avec son fusil ou, plus rarement, une grenade.

Environ 40 % des pertes allemandes dues à l’infanterie ont eu lieu pendant les années de guerre des tranchées, de 1915 à 1917. En combat défensif, l’infanterie y utilisait surtout ses mitrailleuses ; en combat offensif, c’est la grenade qui prédominait largement. Le fusil Lebel était tellement peu utile et encombrant que l’on a envisagé un temps son abandon. Quant aux armes blanches, leur emploi a largement relevé du mythe (seulement 1 600 Allemands tués ou blessés en trois ans par baïonnette ou couteau). Durant cette période, au maximum 150 000 soldats allemands ont été mis hors de combat en combat rapproché (à 50 mètres de distance au maximum). Avec peut-être un total de 4 millions de fantassins, cela donne un ordre de grandeur d’un homme sur 25 qui a touché un ennemi en combat rapproché. Il est probable par ailleurs que les quelques dizaines de milliers d’hommes des corps francs ont accaparé une bonne partie de ces pertes. Autrement dit, la très grande majorité des poilus ne s’est jamais battu en duel contre des soldats adverses. Ils ont résisté aux tirs d’artillerie ou au feu des mitrailleuses et dans les attaques ils ont suivis une poignée de combattants naturels. Cela ne réduit en rien leur courage mais celui-ci était bien plus stoïcien qu’homérique.

Si on ne considère que le retour de la guerre de mouvement en 1918, chaque fantassin a tiré en moyenne 1 000 cartouches en dix mois, soit un peu moins d’un sixième de la quantité nécessaire alors pour toucher un homme. Autrement dit, dans les conditions de 1918 un poilu aurait dû combattre en moyenne pendant 58 mois pour tuer ou blesser un soldat allemand. La grande majorité des cartouches ont été en réalité tirées par des armes automatiques, rendues offensives par leur allègement et surtout leur association avec le moteur dans les chars ou les avions.

Ces chiffres confirment une nouvelle le très faible rendement d’une troupe au combat. Une petite élite y fait 80 % du bilan mais sans le regard des autres, cette petite élite ne fait rien.