jeudi 17 janvier 2019

Objectif Raqqa ?

Publié le 8 novembre 2016

Croyant qu'il n'y trouverait aucun intérêt stratégique et qu'il ne disposerait pas des moyens nécessaires, je pensais que le Parti de l'union démocratique (PYD) serait réticent à lancer une grande offensive sur Raqqa. Apparemment, je me trompais. Les Américains ont su se montrer convaincants.

La capitale de l’Etat islamique, première ville importante tombée sous sa coupe, est évidemment un objectif important, voire décisif, dans la guerre contre l'organisation. Sa prise, en parallèle de celle de Mossoul, mettrait fin de fait à Daesh comme territoire, les autres zones encore sous son contrôle pouvant difficilement subsister comme un ensemble cohérent sans ces deux grandes villes. Cela ne signifierait sans doute pas pour autant la destruction de l’organisation, prête à un retour à la clandestinité. Cela déboucherait aussi sur la mise en place d’un nouveau paysage politique régional très incertain, mais marquerait aussi incontestablement la fin d’une période stratégique. C’est probablement la recherche de la coïncidence de cette fin avec celle de la présidence Obama qui explique cette hâte et par voie de conséquence la pression exercée faite sur le PYD, hégémonique dans le Kurdistan syrien (Rojava) et dans l'alliance des Forces démocratiques syriennes (FDS), pour organiser une telle attaque.

D’un point de vue opérationnel, l’attaque presque simultanée ou, légèrement décalée (normalement avec attaque de fixation sur le front secondaire suivie de l'attaque principale) des deux principaux bastions ennemis est logique. Daesh ne peut tout défendre en même temps et, sachant que les bascules de troupes d'un front à l'autre sont désormais très difficiles, on peut espérer que s'il a fait un effort particulier pour défendre une de ses deux capitales, il se soit affaibli pour l'autre. Le risque de cette posture est cependant, à l’inverse, la dispersion des forces de l’attaquant. Au contraire de l’Etat islamique qui peut agir en Syrie comme en Irak, il existe un cloisonnement politique dans l’emploi des forces anti-Deash. On n’imagine pas, pour l’instant du moins, l’armée irakienne poursuivre l’ennemi sur l’Euphrate syrien. On n’imagine pas non plus, quoiqu’il y ait parfois coopération entre les différentes (et opposées) mouvances kurdes, les FDS pénétrer en Irak. La seule force militaire pouvant basculer d’un théâtre à l’autre est celle de la coalition menée par les Etats-Unis. Or, celle-ci n’est pas extensible non plus et elle est pour l’instant concentrée sur la bataille difficile de Mossoul. Peut-être considère-t-on qu'il est possible de faire basculer une partie de la capacité de frappes, moins utile dans un combat urbain imbriqué, vers l'appui à la progression des FDS en terrain plus ouvert.

Au point de vue tactique enfin, la prise de Raqqa représente un défi presque aussi difficile que celui de Mossoul. La ville, peuplée de 240 000 habitants avant-guerre mais beaucoup plus depuis l’arrivée de réfugiés, ressemble dans sa géographie à Falloujah. A titre de comparaison, pour s’emparer de Falloujah au printemps 2016, les Irakiens ont déployé 40 000 hommes et bénéficié pleinement de l’aide de la coalition. Il leur a fallu néanmoins plus d’un mois de combat pour conquérir la ville face à, au maximum, 4 000 combattants de l’Etat islamique. Au contraire de Raqqa, Falloujah n’était pas un enjeu vital pour Daesh qui a certainement l’intention d’y résister fermement avec, peut-être le double ou le triple de combattants. Les FDS, création des Etats-Unis il y a un an, constituent une force assez hétéroclite qui associe les Unités (kurdes) de protection du peuple, très majoritaires, à des groupes turkmènes et arabes sunnites ou chrétiens. L’ensemble représente peut-être une force totale de 40 000 hommes et femmes armés, mais avec beaucoup de combattants temporaires attachés à un secteur. La force permanente mobile et offensive, aidée et conseillée par les forces spéciales américaines, est plus réduite. Il n’y avait ainsi qu’environ 4 000 hommes pour s’emparer de Manbij en août dernier.

Sans l’appui plein de la coalition, la prise de Raqqa semble pour l’instant, un objectif hors de portée des FDS. On notera qu’après les déclarations initiales sur la « grande offensive », les discours des FDS se sont orientés plutôt sur l’idée d’ « isoler » la ville plutôt que de la prendre. A moins d'un effondrement inattendu (ou disparition volontaire) de l'Etat islamique, on peut donc s’attendre, au mieux, à une pression exercée sur le nord de Raqqa et un effort sur l’axe venant de Hassaqué en direction de l’Euphrate. Le contrôle de la zone entre Raqqa et Deir ez Zor, dans la région de la petite ville de Madan, serait déjà un résultat remarquable. Dans un deuxième temps, avec l'appui total de la coalition après de la chute de Mossoul, on pourra alors envisager véritablement la prise de Raqqa [Ce sera le cas en octobre 2017].

L’opération offensive des FDS est d’autant plus difficile que, contrairement aux forces irakiennes concentrées sur Mossoul, elles doivent prendre en compte aussi la région d’Al-Bab, cette zone stratégique tenue par l’EI coincée, à l’ouest et à l’est, entre les deux zones kurdes syriennes, et au nord et au sud, entre la Turquie et ses alliés rebelles arabes dont les forces poussent vers le sud et l’armée d’Assad assiégeant Alep. C’est cette région qui constitue l’enjeu stratégique premier pour les Kurdes syriens, bien plus que la ville arabe de Raqqa. On peut certes imaginer que la chute de Raqqa et l’éventuel effondrement de l’Etat islamique, sous sa forme actuelle, facilitera la prise d’Al-Bab (mais aussi la progression antagoniste des Turcs et de leurs alliés rebelles arabes). On peut imaginer surtout que le PYD, branche syrienne du PKK, ennemi déclaré d’Ankara, aura, à long terme, besoin de l’aide américaine, diplomatique et militaire, pour atteindre son objectif ultime d'unification et d’autonomie. La prise de Raqqa, ou du moins l’offensive dans cette direction (qui n’est pas la première annoncée non plus), est peut-être le préalable obligé de cette protection.

Le problème est que les Kurdes syriens, s’ils parviennent à s’emparer de la ville, en seront ensuite embarrassés. Leur présence dans la région suscite la colère de la Turquie, qui a déjà mis en garde contre la « transformation démographique » de la ville (la « kurdisation » du peuplement, déjà mis en œuvre dans d’autres endroits de la région). Il est possible aussi qu’elle suscite également un rejet local. L’hypothèse la plus probable est donc le transfert d’autorité sur la ville conquise à la branche arabe des FDS sans que l'on sache si ces groupes armés et milices tribales seront capables alors de tenir les positions. Cela constituera avec le Front sud, près de Deraa à la frontière jordanienne, une deuxième zone sous contrôle de groupes rebelles, alliés des Etats-Unis [Zone reprise par le régime en juillet 2018].

Il est possible aussi que régime d’Assad, allié de fait pour l’instant avec le PYD et occupé loin de l'Euphrate, sauf en partie en Deir ez-Zor, s’y intéresse à nouveau une fois la prise d’Alep assurée. Sous la pression, peut-être commune, de la Turquie et du régime syrien, les Kurdes syriens et les rebelles arabes des FDS verront alors s’ils peuvent toujours compter sur les Américains, dès lors que ceux-ci auront atteint leur objectif d’effacer Daesh de la carte, sinon de le détruire. 

8 commentaires:

  1. Vous avez raison de mettre un conditionnel à une pression commune Damas Ankara sur les libérateurs kurdes.Le rapprochement d'Erdogan avec Poutine a obligé la diplomatie turque à modérer son violent antagonisme vis à vis de Bachar el Assad.Ce rapprochement n'exclut pas des divergences de fond.Ankara souhaiterait la fermeture d'un bureau de représentation du PYD à Moscou qui pour l'instant n'en a cure et donne beaucoup moins de publicité à cette revendication qu'à celle adressée aux EU pour l'extradition de Gulen.Le gouvernement Erdogan publie de nombreux communiqués victorieux sur son action militaire dans le nord syrien pour mettre en avant l'efficacité de forces armées certainement traumatisées par la répression qui a suivi le putsch qui a fait pschitt en juillet dernier.Je me permets, mon colonel, de vous recommander la lecture d'un article récent du site Hurriyet Daily News sur la situation de l'armée turque.Il s'git d'une analyse d'un ancien officier supérieur turc devenu comme vous chercheur.Ce Goya turc s'appelle Nihat Ali Ozcan.

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    1. Vous auriez un lien par hasard ? Merci d'avance !

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    2. Ce doit être cet article.
      http://www.hurriyetdailynews.com/post-coup-attempt-restructuring-means-turkish-army-may-no-longer-be-functional-ozcan.aspx?pageID=238&nID=105805&NewsCatID=338

      Intéressant, merci.

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  2. Merci de ces informations et commentaires comme toujours intéressants.
    Les Kurdes du PYD n'ont réellement rien à faire à Raqqa. Sauf en ce qui concerne la protection de leurs 2 cantons. Selon ce que disent les responsables kurdes, les attaques et attentats de Daesh visant, d'ouest en est, le région de Kobané et celle de Hassaké, prenaient leur source à Raqqa. Ils n'ont rien à y faire et ils disent qu'ils remettront la ville à un comité ou autre organisation locale civile après la "suppression" de Daesh. Il est probable, comme à Manbij, qu'ils assureront une garde éloignée de la ville, mais sans se mêler de sa gestion. Je crois qu'il faut leur faire confiance. Ils le méritent. Cependant leur crainte principale provient de la Turquie: ils ont peur d'un "coup de couteau dans le dos". Et je crois leur crainte justifiée. Erdogan chaque jour ou presque émet des revendications ou des interdictions, sans crainte de leurs cohérences ou du simple respect des pays en cause, Irak et Syrie. Mais son principal moteur est sa haine des Kurdes turcs et syriens. Elle atteint des sommets... Tout est donc possible.

    Enfin, les liens entre HPG/PKK turc et PYD/YPG-YPJ syriens sont évidents mais sans subordination. Leurs intérêts ne sont pas les mêmes. L'organisation syrienne n'est pas la branche de l'organisation turc. En particulier, les syriens n'ont jamais été agressifs vis à vis des forces turques; ce n'est que depuis peu de temps qu'ils répondent aux pilonnages turcs, sans d'ailleurs employer des moyens correspondants. Ils n'ont pas d'armes lourdes. A l'opposé le PKK livre un véritable combat de guérilla contre les forces turques en Turquie.

    Au plan tactique ou opératif, il me semble que les kurdes du YPG-YPJ ont réussi un miracle militaire intéressant: ils sont très disciplinés, sans hiérarchie apparente. Ils sont efficaces, les forces US le disent assez. Leur sens tactique est très certainement défaillant ou sommaire (avis d'un français sur place), ajouté à cela un équipement individuel sommaire -pas de casque- et une instruction médicale nulle (avis d'un anglais qui s'emploie à donner une instruction de secourisme de base), ils ont logiquement un taux de perte élevé- de 1/3 à 1/5 environ. Et cependant ils gardent le sourire et un véritable entrain. Mystère, si on oublie la mystique kurde qui leur est inculquée... Sans oublier non plus l'appui aérien, vital.

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  3. Bonjour
    Si Daesh disparait en tant que structure "terriorialo-étatique" comme vous le soulignez, soit sous le feu de ses ennemis, soit volontairement, à quoi peut-on s'attendre ensuite : une résurgence du mouvement ailleurs (maghreb ? bande sahélienne ?), une action souterraine (terrorisme ?), les deux ?

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    1. Certainement au retour à la guérilla ponctuelle dans les campagnes et aux terrorisme dans les villes comme auparavant lorsque ces fondateurs avait était traqués par les forces américaines avant le retrait de celle ci d'Irak. On l'oublie souvent, mais la Syrie a, au minimum, fermé les yeux lors de l'occupation de la Coalition en Irak aux passages de djihadistes. La, comme je l'ai écrit déjà quelques fois, Damas subit un retour de bâton.

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    2. Ils vont tous finir dans les ordres bien-sûr, hare krishna ou hara kiri. Mais plus sérieusement, c'est un risque à prendre même si ils s'éparpillent, avant qu'ils ne pullulent...

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  4. Ce deuxièmes fronts c'est bien joué, c'est une surprise de taille pour la "principauté" islamique.

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