mardi 13 octobre 2015

Les nus et les mots

Nous y voici donc. Le piège sémantique s’est refermé. En août 2008, au lendemain des combats de la vallée d’Uzbin en Afghanistan et alors que dix de nos soldats et peut-être soixante-dix ennemis étaient tombés, un journaliste demandait au ministre de la défense si cela signifiait que nous étions en guerre. Hervé Morin, refusant l’évidence, répondit que ce n’était pas le cas et il se trouvait ensuite bien ennuyé pour qualifier les événements. Le politique refusant de prendre ses responsabilités, c’est donc au juge que certaines familles demandèrent d’expliquer pourquoi leurs fils étaient tombés.

Lorsque nous avons commencé à effectuer des frappes en Syrie contre l’Etat islamique, ce qui n’était que la continuité de la guerre que nous menions depuis un an en Irak, nous avons invoqué, pour la première fois semble-t-il (ce fut peut-être le cas lors de la guerre contre la Tunisie en 1961) l’article 51 de la Charte des Nations-Unies, qui autorise la légitime défense. Il n’y avait pas de résolution des Nations-Unies (la Chine et surtout la Russie s’y opposant, même contre Daesh, rappelons-le) autorisant une intervention en Syrie et il n’était pas question, comme en Irak, de se fonder sur l’appel d’un gouvernement avec qui nous n’entretenions plus de relations diplomatiques. Restait donc l’article 51. 

On pouvait déjà arguer que c’est nous qui avions déclaré la guerre « aux égorgeurs de Daesh » « menace qu’il fallait détruire » (Laurent Fabius) et non l’inverse. Après onze ans d’existence (et huit sous le nom d’Etat islamique), un groupe se revendiquant de cette organisation a tué pour la première fois un Français quelques jours après et non avant que nous ayons rejoint la nouvelle coalition dirigée par les Américains. Alors que l’Etat islamique ravageait l’Irak, en particulier dans l’année 2006, nous considérions que cela ne nous concernait pas. Nous avons d’un seul coup changé d’avis. Il faut en assumer les conséquences. Nous avons désigné un ennemi, c’est-à-dire une entité politique, et nous avons décidé de lui faire la guerre. Il n’est en rien étonnant que celui-ci nous combatte en retour. Cela serait sans doute arrivé un jour mais en l’occurrence, c’est plutôt l’Etat islamique qui pourrait invoquer (et le fait d’ailleurs) la légitime défense. Bien entendu, nous nous sommes aussi lancés dans une guerre sans avoir les moyens de la gagner, ce qui nous laisse donc totalement dépendants de ce qui ont fait l’effort de se doter des moyens nécessaires mais c’est une autre question.

La guerre de la coalition contre l'EI s’est donc déroulée en Irak à la manière américaine avec les résultats mitigés, par ailleurs totalement prévisibles et prévus, que l’on connait. Les Américains ont au moins eu la cohérence d’appliquer leurs efforts sur l’ensemble des moyens de l’ennemi désigné, c’est-à-dire aussi en Syrie. Nous avons fini par suivre, sans doute pour essayer exister dans les débats avec notre frappe hebdomadaire. Et c’est là que tout s’est emmêlé. Au lieu de continuer à assumer la guerre (qui, rappelons aussi cette évidence, ne peut se faire contre un mode d’action fut-il le « terrorisme » mais seulement contre une entité politique), on a voulu justifier à tout prix la légitime défense en évoquant la prévention des attentats en Europe et en France. Cela est évidemment absurde dans un contexte de guerre, comme si, en 1939, on avait déclaré ne frapper en Allemagne nazie que ceux dont on avait la preuve qu’ils préparaient quelque chose contre la France mais cela a un sens lorsqu’il s’agit d’une action policière, le deuxième emploi possible de la force légitime. 

Le discours de justification politique a donc subrepticement requalifié l’action que nous menions de guerre à mission police, ce qui n’est pas du tout la même chose en particulier lorsqu’il s’agit d’employer la force. Tuer un combattant reconnu comme ennemi est normal, tuer un délinquant ne peut se faire qu’en légitime défense. Nous sommes en légitime défense, nous n’avons donc en face de nous que des délinquants. Le problème est toutefois que ces délinquants, que nous avons tués en Syrie, en étaient encore au stade de l’intention. Nous les avons neutralisés donc préventivement, ce qui peut encore se concevoir, mais pas en les tuant. Comme on peut difficilement considérer que les pilotes étaient agressés et en légitime défense, il s’agit donc, si nous restons dans ce cadre, d’une application préventive de la peine de mort, ce qui peut susciter le débat. Comme il y a semble-t-il des Français parmi eux, on peut même se retrouver à nouveau avec des familles, non plus cette fois de soldats mais au-contraire de djihadistes, demandant au juge d’expliquer pourquoi leur fils ou leur fille est morte.

Il est encore peut-être temps de se retirer de ce conflit sans doute inutile et en tout cas mal-engagé, en estimant que les centaines de combattants djihadistes que nous avons tué depuis un an sont une punition suffisante pour les pertes que nous avons subi. Je crains toutefois qu’il soit trop tard et qu’il faille poursuivre, acteur faible ballotté par les décisions de plus forts et cohérents que nous. Assumons au moins pleinement l’état de guerre et dans ce cas réjouissons-nous non pas d’avoir évité un attentat (si c’est le cas tant mieux) mais d’avoir éliminé de nombreux combattants ennemis, réjouissons-nous encore plus s'il s'agit de traîtres

8 commentaires:

  1. Merci pour cet article. Par ailleurs, si l'on en croit cet article, cette "guerre contre le terrorisme" est inefficace depuis 14 ans :

    https://www.rt.com/news/318448-terrorist-attacks-increased-years/

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  2. Merci pour cette excellente analyse sur cet état de guerre éludé et sur les moyens engagés.

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  3. Sur la "crise de Bizerte" il y avait bien une situation de légitime défense puisqu'il y a eu un assaut armé des Tunisiens dans la nuit aux premières heures du 20 juillet 1961, mais sauf erreur pas de recours formel à la légitime défense devant l'ONU.
    ONU qui a été plutôt froid, de mémoire, à l'égard de la France dans cette affaire.

    Effectivement, la France ne s'est pas laissée agresser sur ce qui étaient ses bases militaires concédées, sans réagir.
    En trois jours il y avait une vingtaine de morts coté Français et plus de 600 (on est allé jusqu'à 1300 dans les estimations) coté Tunisien, et la base Française a été dégagée par la force armée (Française).

    En passant, dans les escalades verbales, on n'avait pas atteint le mot de "guerre", les Tunisiens se contentant de "Bataille de Bizerte" qu'ils qualifient de succès... Alors qu'ils ont clairement militairement perdu, et plus encore diplomatiquement.
    Mais l'écriture de l'histoire permet parfois d'assaisonner la réalité de telle façon que la sauce y remplace le ragout.

    Nous verrons bien comment l'épisode "Etat Islamique" sera qualifié par des historiens ou pseudo-historiens, suivant leur bord, dans quelques années.

    Espérons que l'on se souviendra de la phrase du Général De GAULLE à PEYREFITTE parlant de Bizerte :
    "Il faut que le monde sache que l'armée française, c'est quelque chose. Si on s'attaque à elle, dès lors qu'elle est bien commandée, bien équipée, et qu'elle n'hésite pas devant son devoir, et bien, tant pis pour l'agresseur !"

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  4. Votre texte me laisse un peu perplexe. Nous sommes certes un état de droit et il y a des règles internationales à respecter : nous ne sommes pas si nombreux à le faire et les grandes puissances agissent d'abord en fonction de leur intérêt. Mais dans le cas qui nous intéresse, DAESH pose problème : ce n'est pas un état, même s'il s'en donne le nom et il n'est pas très facile de deviner ce qu'ils veulent exactement : le califat à l'échelle mondiale (cela motive) ou un nouvel état sunnite au Proche et Moyen Orient? Agir en Irak contre est plus clair, en Syrie cela l'est moins : ce sont les mêmes, mais va-t-il falloir les considérer comme des ennemis d'un côté de la frontière et des criminels de l'autre ? Leur statut changerait selon qu'ils se fassent tuer d'un côté ou l'autre de la frontière. Avouez que l'on commence à tomber dans un juridisme qui interroge. Cela pose effectivement le problème de la guerre à notre époque : vous même, à de nombreuses reprises, dites que les règles et les pratiques ont changé. Ont-elles changé vraiment d'ailleurs avec la guerre urbaine : le sac des villes était bien une réalité autrefois. Ce qui m'inquiète un peu, c'est que je ne voudrais pas que l'on cache notre démission (ou autre chose) derrière le "droit" comme beaucoup le font derrière ce qu'on appelle "l'angélisme". C'est peut vrai pour quelques uns sans doute, mais j'ai toujours considéré que cela servait de "cache sexe" à des attitudes moins avouables : le "je m'en foutisme", pire la lâcheté. Je ne voudrais pas en permanence rappeler l'attitude des Français pendant la dernière guerre, mais je préfère De Gaulle à Pétain. Que nous ne fassions pas n'importe quoi et nous lançions dans n'importe quelle aventure est une chose, mais il y a des principes sur lesquels nous ne devons pas céder.

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    1. Qu'est-ce que vous connaissez à l'attitude des Français pendant la dernière guerre ? Et qu'est-ce qui vous permettrait de "rappeler" quoi que ce soit sur cette période ?

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    2. Tourt simplement par les analyses les historiens qui ont abondamment traité de cette période, mais aussi les témoignages de ceux qui l'ont vécu et il reste encore bien des témoins vivants (dans ma famille par exemple et dans bien d'autres). Pendant l'occupation, les Français dans leur majorité n'aimaient pas les Allemands. Quand à leur attitude, elle était variable : de l'indifférence à l'attentisme pour la grande majorité( (on n'aimait pas les "boches"), de la collaboration ouverte (pour une petite minorité) à la collaboration grise (plus importante, car il s'agissait de faire du fric avec l'ocupant), enfin la résistance pour une autre minorité grandissante avec le temps (je ne parle pas des nombreux "résistants de la dernière heure" dont l'acte de bravoure à consister soiuvent à tondre de pauvres femmes; Ce n'est pas une attitude propre aux Français, c'est très humain et cela concerne bien d'autres pays. Si vous croyez que les peuples sont naturellement portés à l'héroîsme, vous vous faites bien des illusions. Quand une population se révolte de manière radicale, c'est souvent parce qu'elle n'a pas le choix : révolte du gettho juif de Varsovie (Mordechaj Anielewitz), population et soldats russes pendant " la grande guerre patriotique" ("il fallait être courageux pour être lâche dans l'armée rouge" disait-on à l'époque). Les attitudes actuelles ne m'ont jamais surpris, elles sont vieilles comme l'histoire.

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  5. les politiques français et en particuliers la gauche ont peur des "mots" qui décrivent une réalité qu'ils refusent de voir .......

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  6. Clin d'oeil cinématographique par Marc Pierre

    Bonjour,
    Les Nus et les Morts, dont le titre original en anglais est The Naked and the Dead, est un roman de Norman Mailer publié en 1948. À cette époque, l'auteur âgé de vingt-cinq ans a déjà vécu la guerre en tant que combattant au sein du 112ème Régiment de Cavalerie. Son récit réaliste transpirant la révolte met en scène des G.I. (Government Issues) envoyés en mission derrière les lignes japonaises pour conquérir la petite île d'Anopopei dans le Pacifique Sud. La guerre décrite par Mailer, où le feu et le métal déchirent les corps et les âmes, est une horreur, y être entraîné une abomination, les jeux de pouvoir et les échecs prévisibles soulèvent l'indignation. Le lecteur est convié à se mettre dans la peau de chacun des personnages qui, tour à tour, sont décrits dans leurs rapports avec les femmes, les groupes raciaux, religieux ou de pensée et les différentes classes sociales. La narration puissante de Mailer est servie par un ton juste et une écriture sans fioriture. Assez récemment, Éric Neuhoff a résumé ainsi cette œuvre dans les colonnes du Figaro : « Sept cents pages de bruit et de fureur racontées avec un stylo en guise de lance-flammes ». Les nus et les morts connaît un retentissement immédiat. Traduit en vingt-cinq langues et récompensé par le Prix Pulitzer, il marque l'entrée en littérature d'un des plus grands auteurs américains dont le coup d'essai est considéré comme l'un des plus importants romans en langue anglaise du XXe siècle. Le roman est adapté au cinéma en 1958 sous le titre éponyme par le grand réalisateur hollywoodien Raoul Walsh qui dirige les acteurs Raymond Massey, Cliff Robertson et Aldo Ray. Si, dans la préface française, André Maurois affirme qu'il s'agit du meilleur roman sur la 2ème Guerre mondiale, le San Francisco Chronicle y voit « le plus grand roman sur la Seconde Guerre mondiale … et peut-être sur toutes les guerres ».
    Salutations à tous

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