mercredi 25 mars 2015

Le mystère de la 88e division d'infanterie

Understanding War: History and Theory of Combat, est une tentative très impressionnante de Trevor Dupuy de modéliser et donc aussi d’anticiper le comportement des unités de combat modernes. Dans un des chapitres, l’auteur s’efforce de mesurer l’efficacité de vingt-quatre divisions de trois nationalités différentes engagées dans la campagne d’Italie de 1943 à 1945. 

Selon l’échelle de Valeur d’efficacité au combat définie par Dupuy, les divisions allemandes s’échelonnent de 0,82 pour la plus mauvaise à 1,49 pour la meilleure (la division Hermann Goering) ce qui est assez représentatif, à la fois de la bonne valeur moyenne des unités allemandes, supérieure à celle des Américains ou des Britanniques mais aussi à leur disparité. Les cinq divisions britanniques se partagent, elles, entre les unités novices, plutôt en bas de l’échelle, et celles qui ont déjà eu l’expérience du combat, notamment en Afrique du Nord, qui se situent dans la moyenne générale.

Le phénomène le plus intéressant concerne les divisons américaines. On constate d’abord chez elles une grande stabilité de valeur puisque six divisions sur sept s’échelonnent de 0,72 à 0,86. Cela n’est pas étonnant de prime abord car les divisions américaines sont toutes formées sur le même modèle, avec la même (faible) expérience, le même recrutement à base de gardes nationaux puis de conscrits, les mêmes structures et les mêmes équipements, et toutes soutenues de façon à conserver sensiblement le même potentiel. Le plus surprenant est en fait le classement de la septième division, la 88e division d’infanterie (DI), qui bien qu'apparemment identique aux autres obtient une Valeur d’efficacité de 1,14, ce qui la place très loin devant les autres unités alliées étudiées et même devant des unités allemandes réputées comme la division Panzer Lehr. Dans les documents saisis sur la Xe armée allemande, la 88e DI y est classée comme troupe d’élite. Du côté américain, pour les 344 jours de combat (et 15 173 pertes) en Italie, les hommes de la 88e DI ont reçu 3 Medals of Honor, 40 Distinguished Service Crosses et plus de 4 200 Silver et Bronze stars, soit un taux très supérieur à la moyenne.

Pour Dupuy, tout autre paramètre équivalent par ailleurs,ce niveau d'excellence ne peut venir que de la qualité du commandement et en premier lieu de son chef : le général John Emmit Sloan, officier atypique issu de l’Académie navale et obligé d’obtenir une dérogation d’âge (il a alors 55 ans) pour pouvoir commander une division en juillet 1942. Celui qui s’était fait remarqué comme un excellent instructeur au cours d’état-major de l’US Army à Fort Leavenworth dans les années 1930 est obsédé par la qualité de la formation et de l’entraînement des hommes, qu’il pousse très loin en s’inspirant de ce qui se fait de mieux à l’époque, notamment chez les Allemands. Surtout, il parvient par son exemple et son obstination à faire partager cette obsession par le reste de la chaîne de commandement. Sloan obtient de la division un grand professionnalisme et une rigueur peu commune alors dans l’US Army. La discipline est stricte et les cadres incompétents, en particulier ceux qui à rechignent à montrer l’exemple, remplacés très vite. En compensation, un grand souci est porté sur le bien-être et le repos des hommes dès lors qu’ils ne sont ni au combat, ni en exercice et un accent particulier est porté sur l’information dans les missions tactiques, à tous les échelons. La 88e division obtient les meilleurs résultats parmi les divisions formées de l’été 1942 à l’été 1943 et elle est engagée en Italie en février 1944. Le 4 juin, elle est la première unité alliée à pénétrer dans Rome après une série de combats remarquables. Il s’ensuit alors un cercle vertueux où le prestige grandissant de l’unité entretient un esprit de corps particulier qui permet à son tour de maintenir l’exigence et le professionnalisme tout au long de la campagne. En Italie, les unités de la 88e division sont les unités américaines qui s’entraînent le plus, dès qu’elles le peuvent et ce jusqu’au plus petit niveau.

On a donc ici, par comparaison, un exemple parfait de l’influence que peut avoir un excellent chef sur une organisation, ce qui n’est pas aussi évident que cela à démontrer scientifiquement, mais aussi de la nécessité qu’il soit vraiment très bon pour obtenir des résultats sensibles. Personne ne se souvient des autres commandants des divisions américaines étudiées, ils auraient pu être interchangeables.

Trevor N Dupuy, Understanding War : History and Theory of Combat, Nova Publications, 1987
John Sloan Brown, Draftee Division: The 88th Infantry Division in World War, http://uknowledge.uky.edu/upk_military_history/11

8 commentaires:

  1. Mister Trevor Dupuy aurait-il oublié ses origines françaises? En effet, quid des divisions de l'Armée d'Afrique française ?

    RépondreSupprimer
  2. J'ai évidemment la même question que Tralle, car le Garigliano est indiscutablement une victoire Française, parfaitement reconnu par nos ennemis.
    Et si la 88 th DI est entrée la première dans Rome, il a été dit que nos troupe avaient dû s'arrêter pour la laisser passer... ce qui n'enlève rien à ses hommes et à ses officiers.

    RépondreSupprimer
  3. J'ai évidemment la même question que Tralle, car le Garigliano est indiscutablement une victoire Française, parfaitement reconnu par nos ennemis.
    Et si la 88 th DI est entrée la première dans Rome, il a été dit que nos troupe avaient dû s'arrêter pour la laisser passer... ce qui n'enlève rien à ses hommes et à ses officiers.

    RépondreSupprimer
  4. A transposer de nos jours dans le monde professionnel.
    Il y a beaucoup de conclusions pertinentes (et quelques impertinentes) à en tirer.
    Sans oublier que Peter DRUCKER (1909 - 2005) n'avait pas écrit "L'avenir du Management" en 1944, mais qu'il existait déjà.
    Bel exemple historique, bien présenté et facile à suivre... Pour ceux qui veulent et qui en veulent.

    RépondreSupprimer
  5. Le Général SLOAN semble donc être de ces chefs que l'on aime : exigeants et humains.
    F.L.

    RépondreSupprimer
  6. "Le Général SLOAN semble donc être de ces chefs que l'on aime : exigeants et humains." je suis d'accord avec vous. Un chef surtout qui montre l'exemple et qui prend soins de ses hommes. Son exemple doit être suivi encore aujourd'hui.

    RépondreSupprimer
  7. Merci pour ce post, intéressant et inspirant.

    Je pinaille sur un détail : la Medal of Honor est remise "in the name of Congress", mais ne s'appelle jamais "Congressional Medal of Honor" pour autant, seulement Medal of Honor.

    RépondreSupprimer
  8. Je crois savoir que les chefs de petits groupes dans l'armée française sont (ou étaient) sélectionnés sur simulation de combat : on fait des équipes et il y a une tâche à réaliser. Puis on fait réaliser la même mission par la même équipe ou une équipe équivalente en changeant juste le chef... La capacité à prendre de bonnes décisions pour minimiser les pertes donnerait, si je me souviens bien, des résultats assez disparates...
    Mais vous le savez sûrement mieux que moi.

    RépondreSupprimer