mardi 11 mars 2014

Le Triangle des Bermudes africain par Marc-Antoine Brillant


De toutes les zones de tensions ou de conflits dont regorge notre belle planète, il existe une vaste région dans laquelle semblent disparaître autorités étatiques, frontières protectrices, et illusions de développement. De ce trou noir, émergent criminalité organisée, mouvements terroristes et rébellions en tous genres. Se nourrissant de trafics et capitalisant sur la corruption et la pauvreté, ces menaces que l’on appelle pudiquement « transnationales » s’attaquent désormais aux intérêts des Etats occidentaux dans la région. Et selon une règle bien connue des diplomates, ce n’est malheureusement que lorsque l’odeur nous dérange que l’on va s’intéresser à la gangrène du voisin…

Véritable « Triangle des Bermudes » sécuritaire, la région ouest du Sahel, élargie à la Libye et au Nigéria est devenue la zone grise la plus inquiétante pour les  années à venir. Tentons d’expliquer la formation d’un tel phénomène…

Quand la géométrie aide à la compréhension…

Tout d’abord, traçons ce fameux Triangle des Bermudes sur une carte. Pour en faciliter le dessin, intéressons-nous aux zones refuge des principaux groupes armés terroristes (GAT), pour reprendre la dénomination officielle. La Libye connaît depuis la chute du colonel Kadhafi une véritable insurrection islamiste, notamment à partir de la Cyrénaïque (Benghazi). Le groupe Ansar Al Sharia, originaire de Tunisie, s’y est installé et a entamé depuis quelques mois une véritable montée en puissance. Au Mali, la zone d’action des katibas d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) rayonnent de la Mauritanie jusqu’au Fezzan libyen. Mais leur « base de départ » se situerait plutôt dans le massif du Timétrine « élargi », entre la ville d’Arouane (Nord de Tombouctou) et le Tigharghar (Adrar des Ifoghas). Enfin, au Nigéria, Boko Haram est toujours implanté dans le Nord-Est du pays et jusque dans la province de Taraba. Le triangle aura donc pour sommets Benghazi en Libye, Arouane au Mali et la pointe Sud de la province de Taraba au Nigéria.





La surface ainsi tracée représente à peu de choses près la zone d’action potentielle de ces GAT, la Mauritanie et le Nord-Est de l’Algérie en moins. Avec 7 pays compris dans sa sphère d’influence, la mouvance djihadiste dispose donc d’une véritable aire d’opérations difficile à contrôler dans sa totalité. Mais cela a aussi un impact opérationnel pour les GAT. Du fait des distances à parcourir et d’agendas pour le moment locaux, ces groupes ont plutôt tendance à rester isolés les uns des autres, sauf certaines katibas d’AQMI qui tentent d’opérer des rapprochements de circonstance. Cette réalité explique pourquoi ces mouvements demeurent cloisonnés dans leur sanctuaire et effectuent souvent leurs opérations à proximité de leur refuge.

Mais poursuivons le raisonnement géométrique. Traçons les médianes de ce triangle. Celles-ci traversent toutes des zones difficiles d’accès pour se rejoindre au Nord du Niger. Géométriquement, l’intersection de ces points s’appelle l’isobarycentre, ou centre de gravité. Géographiquement, il s’appelle le désert du Ténéré. Géopolitiquement, c’est actuellement la route la plus sûre, empruntée par trafiquants et islamistes armés, pour passer de la Libye au Mali. Et l’explication en est assez simple : pour exister sur la durée, un mouvement qui pratique la « clandestinité » doit notamment bénéficier d’un afflux régulier d’équipements, de munitions, de vivres… ; or, compte tenu de leur localisation, de la praticabilité des routes et de la présence ou non des forces de sécurité locales, l’expédition peut s’avérer douloureuse. C’est pourquoi, groupes terroristes et trafiquants s’entremêlent pour s’assurer l’accès aux meilleurs itinéraires. Et ceux-ci se trouvent au Nord du Niger, zone de frontières poreuses et peu ou pas surveillées. 

Une mosaïque ethnique et religieuse sous tension

Lorsque les pays européens se réunirent pour la Conférence de Berlin en 1885, ils ont déterminé les règles qui régiront par la suite le partage de l’Afrique…et par ricochet son avenir lors de la vague d’indépendances de la seconde moitié du XXème siècle. La phase de colonisation qui a suivi cette conférence, a entériné un tracé arbitraire des frontières, sans prise en compte de la réalité ethnique des populations. Et c’est bien ce dernier point qui pose problème aujourd’hui. Les tensions un temps dissimulées ont fini par rejaillir de plus belle. Dans certains pays, celles-ci s’étaient tues sous la matraque de régimes plus qu’autoritaires sans jamais s’effacer. Au Mali par exemple, la population majoritaire au Nord du pays, les Touaregs, ne se sent pas malienne. En Libye, Tripolitaine et Cyrénaïque se sont toujours opposées. Dans ces deux pays, comme dans d’autres, l’antagonisme historique entre peuple nomade (pastoralisme) et population sédentaire (agriculture) est et restera très marqué. Et, même si le récent avènement de l’idéal démocratique a soulevé les peuples, ceux-ci ont été contraints de se rassoir aussitôt faute de projet commun et de territoire sur lequel s’épanouir.

De plus, la question religieuse s’invite dans le débat. Au Nigéria où les tensions entre chrétiens et musulmans sont exacerbées par les massacres des radicaux de Boko Haram. Mais aussi au Mali, où la pratique de l’islam diverge selon l’appartenance ethnique, les croyances s’opposent entre le soufisme islamique (qui reconnaît les saints de l’Islam) et le sunnisme obédience wahhabite. Sans parler de nombreux habitants toujours animistes. En Libye, la région de Benghazi (Cyrénaïque) est aujourd’hui aux mains de rigoristes musulmans pas forcément enclins à accepter la diversité pour employer un mot à la mode. Ainsi, le premier critère constitutif de l’Etat au sens du droit international, une population unie partageant une culture, des valeurs et l’envie de vivre ensemble, est inexistant.

La malédiction du pétrole, ou le tombeau de la bonne gouvernance

Il existe une loi non-écrite mais souvent vérifiée. Celle de la malédiction qui touche les pays chanceux du point de vue de la présence de ressources en hydrocarbures dans leurs sols. En effet, les pays bénéficiaires de fortes réserves naturelles en pétrole ont tendance à focaliser leur développement sur cette unique ressource, sans rechercher de solution à la question de la raréfaction. Cette vision à court terme tend à se coupler avec la captation étatique des richesses produites (enrichissement personnel des dirigeants) et les retards en matière de développement (absence de redistribution des richesses). Le cas le plus parlant est celui du Timor Leste, mais de nombreux exemples existent en Afrique.

Il est d’ailleurs assez « amusant » de constater que les 3 principaux pays qui composent le triangle sont tous des producteurs de pétrole. Le Nigéria est le premier producteur du continent africain. Suivi de près par la Libye, et l’Algérie. Pour enfoncer le clou, ces 3 pays ont aussi la « chance » d’héberger sur leur territoire trois des plus néfastes mouvements terroristes à idéologie religieuse : AQMI pour l’Algérie, Ansar Al Sharia pour la Libye et Boko Haram pour le Nigéria comme cela a été dit précédemment. De là à faire le raccourci entre pétrole, cupidité politique et insurrection islamiste, il n’y a qu’un pas…Le deuxième critère qui fait l’Etat, un gouvernement légitime disposant de l’autorité sur l’ensemble du territoire, disparaît alors soudainement.

Les OPMI, révélateurs de la déliquescence

Capitalisant sur les divisions intercommunautaires et la fragilité du politique, un certain nombre d’organisations tentent l’inimaginable : se substituer à l’Etat central. Ces « OPMI » (objets profitant des misères identifiées), pardon pour l’affreux néologisme, se ruent dans les espaces laissés à l’abandon et imposent leurs lois dans des zones de non-droit. Curieux paradoxe mais finalement la nature aura toujours horreur du vide. Parfois même avec la bénédiction tacite de certaines autorités locales ravies de toucher quelques subsides supplémentaires. Quand on regarde une carte du Sahel et des routes de trafics, trois questionnements viennent à l’esprit. Tout d’abord, l’ampleur du phénomène. Pour arriver à ce niveau de « mondialisation » du crime, il est certain que les barrières idéologiques entre trafiquants, djihadistes et insurgés ne doivent pas être trop rigides. Le fameux Mokhtar Belmokhtar en est un bon exemple. Et toute la difficulté réside aujourd’hui dans la détection et la compréhension des réseaux de soutien de ces mouvements. Ensuite, la porosité des frontières. C’est une réalité peu compréhensible pour des Européens dont les ancêtres ont fait tant de guerres pour les protéger. Enfin, l’immensité de la tâche pour arriver à stopper les flux.



Cette criminalité n’est peut-être pas à l’origine de la lente déliquescence de cette région d’Afrique, mais elle en a assurément accru les effets. Le dernier critère constitutif de l’Etat, un territoire délimité par des frontières marquées et intangibles, manque lui aussi à l’appel.

Et l’Occident dans tout ça…. ?

Dans son essai Petrocratia, la démocratie à l’âge du carbone le politologue britannique Timothy Mitchell estime que les évolutions politiques des sociétés sont liées avant tout à leur mode de consommation énergétique. La révolution industrielle a notamment vu l’Angleterre piocher dans le charbon l’énergie nécessaire à la libération de sa société des limites naturelles. Aujourd’hui, la pétrocratie (pouvoir ou société du pétrole) repose sur un mode de vie énergivore, combinant politique de masse et redistribution plus ou moins égalitaire des ressources à domicile, et surtout délégation de la gestion des pays producteurs à des régimes autoritaires et inégalitaires pour en garantir l’approvisionnement. Tel est le terrible constat dépeint par ce chercheur anglais. Même s’il est certain que cet argument n’est pas responsable à lui seul de la situation actuelle, les pays occidentaux ont une responsabilité qu’il ne faut pas éluder. La relative mansuétude de certains pays à l’égard du colonel Kadhafi et de son maintien au pouvoir pendant de nombreuses années ne plaide d’ailleurs pas en faveur de la lucidité occidentale…

Quelles leçons ?

Le phénomène « zone grise » ne peut être expliqué en seulement quelques lignes. L’évolution des sociétés a généré d’autres facteurs plus complexes et qui pourraient mériter une étude à eux seuls. C’est le cas de certaines multinationales aux activités parfois peu claires, de certaines administrations (civiles ou militaires) soufflant le chaud et le froid, et même du jeu trouble de certaines tribus africaines.

Les trois GAT cités dans ce billet ont des agendas différents. Mais des signaux indiquent qu’ils cherchent actuellement à rompre leur isolement en vue de mener des actions communes, et si possible d’ampleur dans la zone sahélienne. Le pire pourrait être même d’assister à l’ouverture de plusieurs fronts grâce à l’apport de combattants étrangers fraîchement aguerris en Syrie. Le centre de gravité du triangle est le point de passage obligé des katibas et caravanes de ravitaillement de ces OPMI. Pour se coordonner, elles sont obligées de passer par cette zone. Il faudra donc les y attendre et frapper sans états d’âme.

Enfin, cette fameuse zone de transit appartient au territoire revendiqué par les Touaregs. Ceux-ci ont à la fois servi de garde rapprochée à Saif al Islam (un des fils de Kadhafi) en Libye, fourni les rangs d’Ansar Eddine (groupe terroriste Touareg commandé par un des leaders de la tribu des Ifoghas, Iyad Ag Ghali et lié à AQMI) et forment aujourd’hui une autorité « crédible » sur laquelle s’appuyer au Nord du Mali.  Certes, des familles touarègues influentes ont eu et ont encore des liens avec des groupes terroristes. Mais elles possèdent aussi un jeu de cartes complet, que l’on ne pourra voir si et seulement si la mise sur la table est assez intéressante. Et par les temps qui courent, un tien vaut mieux que deux tu l'auras...

13 commentaires:

  1. Article très intéressant qui soulèves quelques questions.
    Comment les puissances européennes 'ont-elle pas vu venir la crise ? La focalisation sur le moyen-orient étendus à l'Asie mineure peut-il a lui seul justifier cette ombre jetée sur l' Afrique ?
    Ensuite : "Il faudra donc les y attendre et frapper sans états d’âme. "
    Comment pourrait-on justifier d'aller "les y attendre", puis de "frapper sans états d'âmes" ?
    Sans oser la comparaison avec les frappes américaines dans les zones reculées de divers pays abritant des gens peu recommandables, les opinions publiques européennes (rêvons donc a une europération, pardon pour le néologisme) ne crieraient-elles pas au scandale, ou tout simplement non ?
    Enfin, la reconnaissance des Touaregs comme "interlocuteurs privilégiés" peut-elle être une solution a envisager pour résoudre cette crise sans heurts ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Peut-être est-il intéressant de VOIR et de SAVOIR et de ne pas réagir pour en jouer plus tard, au bon moment, lorsqu'il est bon de détourner l'attention des uns et des autres.

      Supprimer
  2. et au bord du centre de gravité, il y a Arlit.

    RépondreSupprimer
  3. Merci pour l'article.
    Le prof de math va pinailler (pour rien). Ce qui est tracé sur la carte ne sont pas les médianes du triangles mais les médiatrices des côtés du triangle. Et le point d'intersection n'est du coup pas le centre de gravité mais le centre du cercle qui passe par les trois sommets du triangle (cercle circonscrit).
    Cela n'enlève rien à la valeur de l'article, c'est juste une déformation professionnelle de ma part....

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il est bon de consolider cet écrit des explications complémentaires de Mr Bernard LUGAN, un très grand spécialiste de l'Afrique. Son Blog est très intéressant comme celui-ci.

      Supprimer
    2. +1 pour le prof de maths. D'ailleurs , on pourrait interpréter ceci en disant que le centre du cercle circonscrit est le point équidistant des sommets du triangle des Bermudes, tandis que le centre de gravité indique le centre de décision ou l'endroit où il y a le plus de centres de décision en probabilité.

      Supprimer
  4. Vous devriez inclure le Cameroun (base arrière de Boko Aram) et le Centrafrique qui génère de fortes turbulences dans toute la région Tchad-Cameroun-Soudan.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Vous avez raison. Pour autant quand on analyse la situation décrite dans les écrits des différents spécialistes du domaine africain, nous nous apercevons que le Cameroun fait partie d'un autre triangle tout aussi dangereux. Si la situation venait à se détériorer dans ce triangle, elle pourrait alors mettre à mal des axes logistiques extrêmement importants, des plateformes portuaires et aéroportuaires majeures ainsi qu' un espace aérien dimensionnant.

      Supprimer
    2. D'ailleurs,je pense que Boko Haram (ou AQMI?) ou les Shebab?? sont à l'origine de la disparition du vol MH370!!!!!!

      Supprimer
  5. Très intéressant article qui ramène à un pays : le Niger.
    Le Niger, le seul pays du Sahel où la France a de réels intérêts miniers (l'uranium d'Arlit plus, en 2015, d'Imourarene)
    Le Niger ou les Touaregs revenant de Libye en 2011 ont été désarmés après négociations, et où si le Président est un Haoussa/Zarma, le Premier Ministre est un Touarègue ... dialogue politique réussi pour l'instant, là où la classe politique malienne voit toujours son pays en "pays des Bambara" (sous entendu : dominant les Peuls, Touarègues, Arabes, Shonghaï, ... du nord).
    Le Niger et son massif de l'Aïr, au nord d'Agadez, qui ressemble comme deux grains de sable à l'Adrar des Ifoghas ... à surveiller donc, pour éviter qu'il devienne une base de la "nébuleuse" ...
    Le Niger et Niamey où sont basés les Harfang et Reaper français (arrivés directement des USA pour les 2 Reaper) ; où sont aussi basés des drones et des "contractors" américains
    Le Niger, encore et toujours, qui a demandé il y a quelques mois une assistance technique et financière internationale pour remettre en état la piste de Dirkou, une piste bitumée de 1 600 mètres exactement située à l'intersection des trois droites, i.e. sur l'isobarycentre. Avec comme objectif affiché d'en faire un point relai et une base d'opérations pour l'armée nigérienne, en plein cœur du trou noir.
    Le Niger, ...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Le Niger est un bien beau pays.

      Mais une chose qu'il faut quand même garder à l'esprit, c'est que l'exploitation de l'uranium et l'exploitation du gaz/pétrole sont deux choses très différentes, pour une question de poids.

      La consommation d'uranium de la France pendant dix ans, cela représente en volume un petit immeuble. Mais, en gaz, beaucoup beaucoup plus.
      Aussi est-ce (je pense) bien plus facile à défendre.

      Et, de l'uranium, il y en a bien ailleurs dans le monde sous forme solide :

      http://en.wikipedia.org/wiki/File:World_Uranium_Mining_Production_2012.png

      ou, sous forme dissoute...dans l'eau de mer.

      Supprimer
  6. Il va falloir me trouver les guguss de Boko Haram dans le Taraba. t puis, avec une documentation un peu plus à jour sur les trafics en Afrique de l'ouest, comme cette étude des Nations Unis
    http://www.unodc.org/documents/data-and-analysis/tocta/West_Africa_TOCTA_2013_FR.pdf

    RépondreSupprimer
  7. question à "1000 francs": depuis combien de temps AQMI n'a-t-il pas frappé en Algérie? Je ne suis pas sûr non plus que les Touareg soient majoritaires dans le nord du Mali (peut-être uniquement dans certaines villes.......)

    RépondreSupprimer