lundi 19 août 2013

Des léopards dans la casbah (2/3)

Les bases légales de l’action militaire

Si les relations de la division parachutiste sont excellentes avec la gendarmerie, il n’en est pas forcément de même avec les différents services de police. Une réunion quotidienne regroupant tous les acteurs de la sécurité (officiers de renseignement, sûreté urbaine, RG, sécurité militaire, PJ, DST, gendarmerie) permet toutefois de coordonner les actions. Les parachutistes donnent la liste des gens arrêtés et chaque représentant vérifie dans ses fichiers. Il est décidé ensuite quelle est la police qui va travailler en liaison avec l’armée sur tel ou tel cas. Mais comme le souligne le général Massu,  « l’obligation faite à l’armée de s’asseoir à la table de la police et de s’occuper de choses qui ne la regardaient pas jusqu’alors a provoqué quelques bris de vaisselle ». Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture d’Alger, chargé de la police, est ouvertement hostile à l’armée ainsi que la Sûreté urbaine, qui dépend de la municipalité et est donc sensible aux pressions politiques. La plupart des policiers coopèrent cependant et adoptent même souvent la tenue léopard pour les interrogatoires.

Une note d’état-major de 1957 définit les bases légales de l’action de l’armée. Trois cas sont prévus : poursuite des fuyards et des gens surpris en flagrant délit (selon des critères précis), contrôle systématique d’un groupe et opération sur renseignement. Dans le premier cas, la troupe peut pénétrer partout, dans les deux cas suivants, il faut obligatoirement la présence d’un officier de police judiciaire (OPJ) porteur d’un mandat de perquisition pour pouvoir pénétrer dans une habitation privée. Chaque régiment à Alger a donc un certain nombre d’OPJ qui vivent en permanence au sein du corps. Le général Massu, nommément désigné, a le pouvoir d’ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit.

D’après cette note, les individus arrêtés doivent être remis à l’autorité judiciaire ou à la gendarmerie dans les 24 heures mais en cas d’opération importante et longue, les préfets peuvent déléguer à l’autorité militaire le droit d’assignation à résidence surveillée sans dépasser un délai clairement fixé (en principe pas plus d’un mois). Trois centres de triage sont créés (en général pour 10 jours) puis un centre de transit pour la ville. Dans ces centres de triage et de transit, des éléments d’interrogatoire communs à l’armée et à la police sont mis en place.

Cette assignation à résidence est une prérogative précieuse qui permet d’arrêter de simples suspects et de constituer ensuite le dossier qui permettra éventuellement de les présenter au parquet, à l’inverse des méthodes de la Police Judiciaire. Le tribunal militaire du corps d’armée de la région peut également juger les affaires de flagrant délit suivant une procédure très rapide, dite de traduction directe, où un simple procès-verbal de gendarmerie suffit. Le tribunal militaire peut également revendiquer les poursuites exercées par les tribunaux civils et de fait, dans la presque totalité des cas, les HLL (« hors-la-loi ») sont présentés devant lui.

Guerre de surface et guerre souterraine

Fort de ces pouvoirs, la division parachutiste met en place progressivement et de manière pragmatique plusieurs structures. La première action consiste à organiser un système dit « de surface ». Plus de 200 points sensibles sont gardés, parfois avec l’aide des Unités territoriales. La ville est surtout parcourue quotidiennement de 180 patrouilles à pied de jour et 30 patrouilles motorisées de nuit. Les régiments sont affectés à des quartiers particuliers qu’ils finissent par connaître parfaitement. Un nouveau plan de circulation routière est mis en place permettant un meilleur contrôle du trafic. Ce contrôle constant de la part de soldats ayant « de la gueule » en impose et rassure la population, tout en entravant les mouvements du FLN. Ces patrouilles et embuscades permettent d’appréhender quelques suspects et, peu à peu, cette action en surface cède la place aux actions sur renseignement. Celles-ci font l’objet d’une « directive sur l’extirpation de l’organisation rebelle » édictée par le 2e bureau de la 10e DP et très inspirée par le lieutenant-colonel Trinquier, un des théoriciens de la guerre révolutionnaire.

L’objectif est « la destruction de l’infrastructure politico-administrative » du FLN qui sera obtenu, à court terme, par la mise en place de réseaux de renseignement et d’influence et, à plus long terme, par la création d’une élite musulmane fidèle à la cause de l’Algérie française. Les régiments, voire les compagnies, où tout officier doit se considérer comme un officier de renseignement, sont les premiers acteurs, très autonomes, de cette guerre souterraine. Une équipe spéciale est mise en place au niveau du général Massu, sous la direction du commandant Aussaresses, pour coordonner et exploiter l’action des régiments en liaison avec les polices et la Justice. Les renseignements proviennent de plusieurs sources. La première est la documentation, c’est-à-dire les fichiers, registres administratifs ou documents du FLN qui présentent l’avantage d’être écrits en français. La population est la deuxième source, mais les langues ne commencent à se délier que lorsque l’emprise du FLN se desserre et que la population est administrée. En attendant, on s’appuie surtout des interrogatoires de suspects qui sont souvent synonymes de torture. Il est vrai que l’aumônier de la 10e DP, le père Delarue, a donné sa caution :

Entre deux maux, faire souffrir passagèrement un bandit, et, d’autre part, laisser massacrer des innocents, il faut, sans hésiter, choisir le moindre : un interrogatoire sans sadisme mais efficace.

Quadrillage

Cette action souterraine trouve son efficacité multipliée par la mise en place d’un système dit de « quadrillage de la population ». L’idée du lieutenant-colonel Trinquier est de faire participer la population à sa propre sécurité, volontairement ou non, en organisant un dispositif d’auto-surveillance baptisé Dispositif de Protection Urbaine (DPU), très inspiré des méthodes communistes. Celui-ci consiste en un maillage pyramidal d’arrondissements, îlots, buildings ou maisons ayant chacun à leur tête un chef désigné chargé du contrôle des habitants de sa zone de responsabilité. L’ensemble représente environ 7 500 membres et il fallu deux mois pour le mettre en place. L’encadrement de la population européenne est réalisé rapidement et les consignes des chefs de buildings (liste à jour des locataires, surveillance des mouvements, signalement des suspects, diffusion des consignes) sont strictement appliquées. Cela permet au commandement militaire (les autorités civiles furent toujours réticentes avec le DPU) d’avoir un lien souple avec la population européenne, de recueillir ses sentiments mais aussi de réfréner en partie ses mouvements de foule.

L’organisation des populations musulmanes est plus délicate. Elle est l’œuvre des gendarmes mobiles, qui commencent par numéroter à la peinture tous les bâtiments des bidonvilles de la périphérie et de la Casbah. Ils entreprennent ensuite d’en recenser les habitants qui reçoivent tous un certificat comprenant, outre une photo et les renseignements d’état-civil, le numéro du lieu d’habitation. Une fiche comportant le nom de tous les membres d’une maison est également établie et un exemplaire est remis à un chef de famille désigné. Celui-ci doit porter la fiche sur lui en permanence en cas de contrôle et prévenir de toute modification. Il devient alors difficile de rentrer ou sortir de la Casbah sans être décelé et être contrôlé pendant un couvre-feu sans avoir le certificat sur soi est un exercice dangereux.

Un organisme est créé au centre de la Casbah sous les ordres du capitaine Léger.  Chaque soir, il réunit les chefs d’îlots pour leur donner ses instructions, recevoir des renseignements et écouter leurs doléances. Le capitaine Léger devient rapidement le chef officieux de la Casbah. Le DPU est une source de renseignements inestimable pour éradiquer le terrorisme et peut-être plus encore pour empêcher son retour. Il est aussi un instrument de guerre psychologique.

Pour remplacer l’OPA du FLN, quatre sections administratives urbaines (SAU) sont créées sur les modèles des sections administratives spéciales (SAS) des campagnes. Elles contribuent au réseau de renseignements mais aussi à « la bataille des cœurs et des esprits » par leurs actions sociales et économiques. Une nouvelle élite musulmane est mise en place progressivement sous l’impulsion de l’armée qui ne fait pas confiance à la bourgeoisie locale. Elle se fonde sur les anciens combattants ou les responsables du DPU qui reçoivent une formation administrative, et parfois militaire, sommaire. Des centaines de jeunes musulmans sont envoyés en formation à Issoire. Les femmes sont regroupées en « cercles féminins » pour y recevoir un enseignement pratique sous l’impulsion d’équipes médico-sociales féminines (comprenant obligatoirement des musulmanes). L’armée organise l’information générale de la population (radio, journaux, cinémas itinérants, photos, affiches, tracts, hauts-parleurs, réunions publiques hebdomadaires).

( à suivre) 

3 commentaires:

  1. Mon Colonel,

    Quelques commentaires :

    1 / la méthode de recensement des logements et des populations était d'abord inspirée par la méthode utilisée par Bonaparte en Rhénanie. Donc davantage par Bonaparte et son ministre Joseph Fouché que par les communistes.

    2 / Vous passez sous silence le fait que l'action du commandant Aussaresses était aussi d'éliminer et faire disparaître ceux que le dispositif jugeait "trop coupables" ou "trop abimés pour être relâchés". Le nombre exact, on ne le sait pas : de +/- 200 personnes aux 3000-4000 "manquants" évoqués par le préfet TEITGEN ... Même Paul Aussaresses reste ambigu aujourd'hui sur le nombre.

    3 / Massu a toujours eu un problème avec l'utilisation du mot "torture", contrairement à Trinquier. Il utilisait le terme usité au sein de l’Église catholique, à savoir la "question par force" qui était issu de l'Inquisition. Il avait d'ailleurs bien besoin d'une validation spirituelle ("entre deux maux ....")

    4/ Il me semble que deux périodes se sont suivies, que vous télescopez dans votre article : le binôme Col. Trinquier / Cdt. Aussaresses (janvier - juin 1957), puis le binôme Colonel Godard / Capitaine P.A. Léger (juillet-...), beaucoup plus axé sur la manipulation, l'infiltration, et beaucoup moins sur la torture (et hostiles aux tortures systématiques). Bref davantage "Abwehr" que "Gestapo". C'est ce 2ème binôme qui a réussi à arrêter Yassef SAADI, éliminer Ali La Pointe, infiltrer la ZAA jusqu'à en prendre le contrôle de fait.

    5/ Le dispositif Trinquier / Aussaresses a abouti à ce qu'un sous-officier ou du moins un officier subalterne ait droit de vie ou de mort sur n'importe qui, sans dispositif de contrôle a priori. A l'opposé de la mise en garde du Colonel Lacheroy à la même époque : "l'emploi tactique des troupes de pacification suppose qu'à tous moments on commande, c'est-à-dire qu'on ne se laisse jamais gagner à la main en particulier pour des questions d'autorité même par ses meilleurs subordonnés.
    Les meilleurs souvent vous gagnent à la main dans certains problèmes de pacification parce qu'ils y vont trop fort ou parce qu'ils vont trop loin alors que ce n'est pas politique à ce moment donné ou sur ce point donné.
    Les faiblesses de certaines de nos organisations en guerre révolutionnaire viennent de ce que nos réglementations sont mal adaptées à cette guerre, ce qui fait qu'on tolère certaines choses qu'on ne peut pas, qu'on n'ose pas mettre dans les règlements, et, les ayant tolérées, on ne sait plus où s'arrête la tolérance. Eh bien, c'est aux chefs à prendre la responsabilité de la tolérance, à accepter, mais à s'en tenir là et rien que là, et à ne jamais se laisser dépasser" (2 juillet 1957).

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  2. @ LL

    Merci pour avoir rappelé ces cinq points importants concernant la " bataille d'Alger ", et notamment les 2, 4 et 5. En ce qui concerne le 4, il y a bien eu changement-rupture de méthode à partir de Juillet 1957 et cela sous l'impulsion du colonel Godard. Ce dernier d'ailleurs s'était quasi mis en quasi "congé " pendant la première période, car opposé à l'emploi d'unités de la 10° DP dans Alger et surtout à la pratique massive de la torture.

    Certes le colonel Trinquier fut le théoricien et concepteur des méthodes appliquées entre Janvier et Juin, et le commandant Aussarresses leur exécuteur. Mais ils avaient à minima l'accord tacite de la hiérarchie militaire ( et pas qu'au niveau du général Massu ), ainsi que de celle civile : gouvernement général d'Alger et principaux ministres à Paris. Un fait longtemps occulté le confirme : dès le début de la " bataille d'Alger " François Mitterrand alors ministre de la justice, il fait détaché auprès de Massu un procureur chargé de lui rendre compte de ce qui se passe.

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  3. Mon Colonel,

    Vous citez à juste raison l'onction officielle du père Delarue à la "question par force", mais il convient de replacer cela dans le contexte d'un certain catholicisme fort droitier d'alors. Il est fort possible que cet aumônier militaire a diffusé et officialisé un raisonnement, que de plus habiles et discrets lui avaient instillé.

    A Paris dans le monde des officiers supérieurs, entre autre à l'Ecole de guerre, le mouvement " La Cité catholique " ( animé par un ex proche de Charles Maurras en 1940 /44 ) exerçait une influence ou plus précisément un lobbying actif. Ses propagandistes avaient même inventé une justification théologique de la torture, ou plutôt repris un des fondamentaux feu la Sainte Inquisition. Elle pouvait se résumer ainsi : la souffrance endurée par le pêcheur lui permet d'expier ses fautes et d'accéder à sa rédemption, Dieu lui en sera gré et l'accueillera au ciel.

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