samedi 19 janvier 2013

L’opération Serval ou l’échec de la dissuasion


Avant d’évoquer les perspectives de l’engagement militaire au Mali, il n’est pas inutile de revenir sur le passé récent et de mettre l’accent sur une évidence : si les djihadistes ont lancé une offensive vers le Sud du Mali, c’est qu’ils n’ont pas été dissuadés de le faire.

La dissuasion repose sur toujours sur une capacité de destruction multipliée par une probabilité d’emploi. La capacité de frappe rapide de la France, à partir des bases au Tchad ou au Burkina Faso, voire même depuis la métropole, était évidemment connue de tous. Cette capacité n’était peut-être pas très importante en volume si on la compare aux campagnes aériennes menées par les Etats-Unis, avec ou sans l’OTAN, ou Israël depuis 1999 mais elle était suffisante pour faire face à la plupart des adversaires sur le sol africain, d’autant plus qu’elle combinait la puissance des avions avec la permanence et la souplesse des hélicoptères.

La faiblesse se trouvait donc dans la probabilité d’emploi. Plusieurs éléments psychologiques et politiques peuvent l’expliquer. En premier lieu, la force de frappe (la projection de puissance en terme moderne) reste une menace virtuelle et lointaine. La perception de l’ennemi potentiel n’est pas la même lorsqu’il a en face de lui des soldats, incarnation de la volonté politique et de la prise de risques. C’est le même principe qui présidait à la présence d’un corps de bataille français en Allemagne dont l’action était le moyen d’éviter le choix entre la reddition et la montée immédiate aux extrêmes mais aussi la justification par le sacrifice de cette montée éventuelle. La prise de risques de quelques-uns contribuait ainsi à éviter la mort de tous. Concrètement, il est probable qu’à la manière de l’opération Manta au Tchad en 1983 ou de l’opération Noroit au Rwanda en 1990, la présence d’un groupement tactique dans le Mali vert aurait sans doute suffit à dissuader toute offensive sérieuse en attendant la lente montée en puissance de la MISMA.

Car, et c’est là un autre principe de la dissuasion, la mise en place d’un dispositif de forces qui risque de faire basculer les rapports de force est évidemment une source de tension et une incitation pour le futur perdant à agir avant l’achèvement du processus. Un principe stratégique élémentaire consiste donc à protéger le futur par des mesures de précaution immédiate. En France, la force dotée de missiles balistiques nucléaires, longue à mettre en place, a ainsi été couverte par la mise en place rapide des Mirage IV. Une offensive du Nord pour s’emparer de Bamako ou au moins d’y provoquer une déstabilisation politique avant la mise en place de la MISMA en septembre 2013 (soit, avec EUFOR Tchad, une des générations de forces les moins dynamiques de l’Histoire) était donc non seulement possible mais même hautement probable. Il était stratégiquement élémentaire de la couvrir et on revient encore à l’intérêt qu’il y aurait eu à déployer une force terrestre en bouclier. Or, cette hypothèse (pourtant préparée par nos états-majors) n’a jamais été évoquée.

Cet oubli peut-être le résultat d’une sous-estimation de l’ennemi mais on peut y voir aussi le résultat contradictoire de la mise en œuvre du processus de création de la force africaine. En d’autres termes, la mise en place d’un bouclier français aurait peut-être eu comme effet de ralentir encore la réunion déjà difficile d’alliés africains et européens peu motivés, se reposant dès lors sur les Français pour remplir la mission. Entre le lâche (et silencieux) soulagement chez certains et l’accusation (ouverte) d’ingérence chez d’autres (ou parfois les mêmes), la position française, qui aurait été qualifiée d’enlisement au bout de quelques heures, n’aurait certes pas été facile. Au bilan, on a offert à Ansar dine et AQMI, non seulement une raison d’agir mais aussi l’opportunité de la faire pendant plusieurs mois.

Il est vrai enfin que les déclarations du Président de la république, répétant qu’il n’y aurait ni troupes au sol françaises, ni frappes aériennes au Mali, ne pouvaient que conforter nos actuels adversaires dans leur volonté d’agir. Dans la Ve république, pour paraphraser François Mitterand, « la dissuasion, c’est le Président de la République ». Sa capacité discrétionnaire à employer la force armée en fait évidemment le paramètre premier de sa probabilité d’emploi. Il est donc observé et écouté par ceux qui pourraient subir la foudre française. A l’instar des Soviétiques et des Nord-Coréens méjugeant la personnalité du Président Harry Truman et déclenchant la guerre de Corée, les organisations rebelles au Mali ont sans doute sous-estimé la capacité de réaction (ou volatilité, c’est selon) de l’exécutif français et ils sont en train de le payer.

En conclusion, cette offensive rebelle, sinon cette guerre de toute façon inévitable, aurait pu être évitée par l’organisation d’une dissuasion adaptée. Cela n’a pas été le cas mais c’est peut-être mieux ainsi. Ce raid de quelques dizaines de kilomètres d’une poignée d’hommes montés sur pick-up est, peut-être et il faut l’espérer, le point de bascule qui va permettre d’inverser la spirale d’inefficience dans laquelle nous étions engagés depuis vingt ans. 

13 commentaires:

  1. pour eclairer bien des lanternes ,a propos des commentaires du post precedent,le quotidien liberte algerie publie un article sur les ramifications (d hommes d affaire)du sahara,sous le titre revelation sur une attaque,a prendre avec des pincette mais plus evidente que la religion

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  2. Quelle dissuasion possible face à des kamikazes, des gens qui rêvent du "paradis d'Allah" et de ses "houris", qui disent "aimer la mort"? Ce n'est pas la première fois que l'on voit des kamikazes à l'oeuvre. Certes tous les djihadistes ne le sont pas, mais il en existe : jeunes ayant subi un véritable lavage de cerveau dans des écoles coraniques, néo-convertis plus "royalistes que le roi"...L'idéologie mortifère de ces personnages fait peur, surtout quand ils sont proches d'armes de desruction massive. Quelle autre stratégie que la neutralisation avant qu'ils puissent agir ?

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    1. Bonjour,

      Les combattants d'AQMI ne sont kamikazes qu'au niveau individuel.
      En tant que groupe, ils sont soumis au diktat de la stratégie, où seuls les rapports de force prévalent. La réalité étant un tyran pour les idéologies, AQMI et Ansar Dine sont donc "dissuadables", à condition qu'ils soient persuadés d'être collectivement perdants.
      Il y a donc d'autres stratégies que la destruction, le tout c'est qu'elle soit claire pour la cible que sont ces groupes, afin qu'ils fassent (ou ne fassent pas) ce que nous souhaitons.

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    2. J'aimerais être sûr que ces groupes partagent peu ou prou notre rationalité. Certains, sûrement,tout particulièrement ceux qui habillent de religion leurs actes délictueux ou ceux qui ne sont là que parce qu'on les paie (argent des rançons, de la drogue...). Néanmoins quand on voit le culte des "martyrs" dans les zones touchées par l'islamisme radical, on peut se poser ds questions. Que les "dirigeants" de ces groupes soient contraints de prendre en compte les rapports de force dans leur stratégie, je n'en disconviens pas, mais dans la course à l'échalotte du radicalisme, on trouve toujours plus radical que soi. Un bel exemple avec Gaza où le Hamas est concurrencé par des groupes plus radicaux. Alors, rétablir son autorité par la force? Par expérience, ils savent ce que cela peut entraîner. Un espoir peut-être, mais hélas à long terme : faire entrevoir aux populations concernées un espoir d'une vie "terrestre" meilleure. Je crains que pour certaines zones, cela ne relève que du voeu pieux.

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  3. Une dissuasion volontairement inefficace n'est-elle pas le synonyme de l'incitation ?

    Pearl-Harbor bis ?

    Cette offensive islamiste se révèle être potentiellement bénéfique sur tous les plans.

    Heureusement que les Japonais ont attaqué, ça a permis de gagner la guerre.
    Heureusement que les islamistes ont attaqué, cela permettra probablement de pacifier la moitié nord du Mali et d'éliminer la menace islamiste dans le Sahara.

    Stratégie, ruse ou imbécilité et opportunisme ?

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    1. vous avez raison , cette opération ( a l'image de la guerre en Libye,loin d'avoir été aussi inutile en nous débarrassant d'un pays qui aurait pu basculer d'un bloc ( Kadhafi n'aurait pas été éternel !) )ressemble à tout sauf à de l'improvisation ,en quoi somme nous vraiment surpris , quand on voit ce déploiement quasi optimale de nos troupes sous couvert de force spécial et d'action aérienne ? ( je ne mentionne pas le transport aériens,qui demeure sous le bon vouloir des states et de la Russie , mais c’était déjà le cas pour Manta et bien d'autre opérations ,merci les généraux combattants !)
      Que dire de ces commentaires quotidien sur l'impossibilité a une coalition d'agir ,au mieux, avant cet automne et une France pas très chaude à l'action ; ces terroristes sont peu être bien équipé et savent être foudroyant , mais ils ont manqué leur objectif, ont du se découvrir et passent désormais clairement comme des agresseurs .
      Cerise sur le gâteau , notre intervention est unanimement approuvé ! Alors pour cette première phase , je dirais bien joué , mais la parti ne s’arrête pas la ! espérons que si le nord est reconquis , qu'un appui léger au mali suffira a conserver un minimum de tranquillité, mais c'est pas gagné .

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  4. La dissuasion présuppose que les deux parties ennemies partagent la même rationalité, c'est à dire des valeurs suffisamment proches pour se comprendre.
    Dans l'état actuel du monde, les Démocraties occidentales laïques et riches s'opposent à des populations (oublions la notion d'Etat inopérant en Afrique) pauvres, qu'un islam wahhabite manipule et instrumentalise.
    De dissuasion : rien !
    Serval est le prodrome d'une guerre entre les castes riches de (et dans) l'Empire occidental, face à des "barbares" jeunes, fanatiques, qui n'ont rien à perdre parce qu'ils ont déjà tout perdu.
    La moindre des choses est de conclure : Vae Victis.
    Janus

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    1. C'est tout de même un peu plus compliqué que cela : certes, il y a des zones grises en Afrique comme le Sahel, mais ce n'est pas toute l'Afrique. L'Afrique est riche de ses réserves naturelles minérales, énergétiques et d'une population nombreuse et jeune. Certains pays comme la Chine l'ont d'ailleurs fort bien compris. De plus je ne vois pas comment l'islam wahhabite pourra manipuler l'Afrique noire animiste et chrétienne. Il y a là aussi une ligne de fracture lourde de menaces pour l'avenir.

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  5. FREDERIC AUBANEL20 janvier 2013 à 10:22

    Comme souvent, on réduit la dissuasion à une affaire d'équipement: c'est tout le débat autour de la dissuasion nucléaire, avec en bruit de fond le coût financier toujours jugé trop élevé, sans jamais parler des effets obtenus. Le dernier LB identifiait le Sahel comme partie intégrante du fameux arc de crise, et pourtant la France fermait sa base militaire du 23ème BIMa à Dakar... Comme on pense "équipement", garder la seule base aérienne paraissait suffisant. La preuve que non. Comme vous le décrivez justement, les déclarations ne suffisent pas: à force d'annoncer un engagement militaire dans un délais de quelques mois, il ne faut pas s'étonner que l'initiative ait été prise par les islamistes, et que la réponse mette du temps à s'organiser, et ce au prix d'un effort logistique important. Oui, la dissuasion repose avant tout sur une volonté, celle de s'engager pour défendre ses idées, ses principes, et souvent, il faut démontrer cette volonté. Bref, volonté, initiative, on est sur les fondements même de la guerre. Mais comme cette idée de guerre est niée par nos dirigeants, nous nous dirigeons vers toujours plus de réactions face aux évènements, donc vers toujours plus de perte de l'initiative et donc de notre capacité à faire des choix.

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  6. Guerre en Irack : les américains n'ont-ils pas laissé croire à Saddam qu'il pouvait attaquer le Koweit en toute impunité ?

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  7. Je rejoins certains commentaires "optimistes" : que les autorités françaises l'ait volontairement ou non laisser évoluer, la situation est plutôt favorable : les djihadistes ont quitté la zone refuge qui leur assure depuis des années une quasi-impunité, agissent au sein d'une population qui leur est moins favorable que dans le septemtrion (sauf le MUJAO à Gao), et se sont regroupés - devenant dés lors vulnérables aux frappes aériennes. Sur un plan politique, ils peuvent difficilement céder du terrain, ce qui serait reconnaître la défaite ; tactiquement, ils ne peuvent espérer résister.

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  8. Pour ma part, je ne sais pas si le déclenchement de Serval était prémédité ou si "nécessité fait loi", mais quoi qu'il en soit je pense que cela donne à la France l'occasion de rentrer dans le conflit en limitant les accusations de néo-colonialisme, ce qui n'aurait pas manqué en cas de déploiement préventif pour géler les positions.
    En effet, les déclarations précédentes de la France et la mise au point d'une usine à gaz/force de réaction 100% africaine ont certainement incité les islamistes a lancer leur marche sur Bamako et le Mali vert.
    Les loups sortant du bois, il était désormais plus facile de frapper.
    Maintenant, pour résoudre durablement le problème, je pense qu'il faudrait allumer un contre-feu en travaillant avec les mouvements indépendantistes touaregs (MNLA)pour prendre à revers les islamistes et pour pouvoir "chasser" les groupes résiduels dans cet environnement particulier : le Sahara. Cette option ouvrant la voie à une remise en cause du principe l'intangibilité des frontières et au démantelement à terme de beaucoup d'Etats africains de cette région, je n'y crois pas.

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  9. Echec de la dissuasion, c'est vite dit...
    S'il suffisait d'être fort pour n'être pas attaqué, cela voudrait dire que les chefs militaires sont toujours rationnels, ou qu'ils espèrent toujours gagner, et surtout qu'ils sont toujours bien renseignés. Il faut aussi que les intentions de celui qui se veut dissuasif soient affichées et intelligibles. C'est le "ne faites pas ci, sinon je ferai ça", en étant explicite sur le ci et le ça.
    Cette situation était claire durant la Guerre Froide, avec des enjeux biens compris et une forme d'escrime stratégique permanente. Avec des groupes extrémises partiellement irrationnels, je ne pense pas que ça puisse marcher à coup sûr.
    Quant à la présence d'un GTIA dans un pays d'Afrique, n'avons nous pas des exemples dans des années 70 à 90 qui nous montrent que certains malveillants tentent toujours leur chance ? De plus, la dissuasion requiert une très grande constance des pouvoirs publics, car par définition les troupes ainsi employées ne sont jamais engagées !
    En somme, je pense que la dissuasion conventionnelle ne marche pas, et qu'il y aura toujours des interventions inopinées, pour le plus grand plaisir de nos camarades aventureux.

    Un blindé colo

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