mercredi 5 décembre 2012

Le concept de pause stratégique : le cas américain (1945-1950)


Fiche au chef d'état-major des armées, juin 2008

En 1945, les Etats-Unis disposent de la plus puissante armée du monde, bénéficiant du monopole atomique et du soutien d’une économie qui représente 50 % du PIB mondial. Pourtant, à peine cinq ans plus tard, cette hyperpuissance première version est sérieusement mise en difficulté en Corée par la petite et néophyte armée nord-coréenne, puis par des paysans chinois. Cet échec, parfait exemple de surprise stratégique, témoigne du risque que l’on prend à accepter des impasses majeures dans son outil de défense quand simultanément on prétend à des responsabilités internationales.

La pause stratégique américaine

En 1945, les Américains sont persuadés qu’avec l’arme atomique et avec les plus puissantes flottes navales et aériennes du monde, ils sont à l’abri de toute agression directe. Ils peuvent donc se permettre de faire passer les effectifs militaires de 12 millions en 1945 à 1,5 million en 1947, et de réduire l’effort de défense de 40 % du PIB à 4,3 %, en sacrifiant délibérément les forces terrestres. On estime alors que si un conflit survient à nouveau, il sera forcément mondial et que, comme en 1942, il sera toujours possible de reconstituer des forces d’intervention à partir d’une Army et d’un Corps des marines réduits en attendant à des structures de mobilisation.

Avec la montée des tensions, les Américains comprennent toutefois rapidement qu’ils ne peuvent rester indifférents au sort du monde, comme pendant l’entre deux guerres, mais comme l’exprime la doctrine Truman (1947), on espère contenir les visés expansionnistes communistes en faisant l’économie d’un affrontement direct. Le containment n’est d’abord conçu que par le soutien aux pays alliés menacés et, au maximum, en engageant des moyens aériens ou navals. En 1949, le traité de l’Atlantique oblige les Américains à aller beaucoup plus loin et à s’engager, dès le temps de paix, en Europe. La reconstitution du corps de bataille nécessaire est cependant un processus de plusieurs années, ce qui laisse une fenêtre d’opportunité aux Soviétiques.
Surprises en Corée
Le 25 juin 1950, à la surprise générale, l’armée nord-coréenne, entraînée et équipée par l’Union soviétique, franchit le 38e parallèle et envahit une Corée du Sud pourtant sous « protectorat » américain (mais que le secrétaire d’Etat Dean Acheson a omis, dans un discours, d’inclure parmi les zones d’intérêts majeures des Etats-Unis). L’arme atomique n’a donc pas dissuadé un petit pays de défier ouvertement la détermination américaine.

Les Etats-Unis, qui n’ont aucune troupe sur place, sont obligés d’intervenir en catastrophe depuis leurs bases au Japon. La surprise stratégique se double alors d’une surprise tactique lorsque les premiers engagements des forces terrestres américaines mettent en évidence leur état d’« impréparation honteuse », selon les mots du général Ridgway. Beaucoup de munitions ne fonctionnent pas, des équipements de base comme les chaussures ou les piles font défaut, les moyens antichars sont inefficaces contre les chars T-34. Surtout, on s’aperçoit que l’infanterie américaine manque singulièrement de mordant et de rusticité.

Alors qu’ils font face à une armée sans expérience opérationnelle, Américains et Sud-Coréens sont refoulés jusque dans la région de Pusan, au sud-est du pays, où ils parviennent, dans une improvisation totale à concentrer plusieurs divisions pour former la VIIIe armée. L’armée nordiste, en permanence sous le feu aérien américain, est stoppée puis complètement détruite à la fin du mois de septembre grâce au débarquement américain sur le port d’Inchon qui coupe sa logistique.

Début octobre, la décision de poursuivre l’offensive des Nations Unies jusqu’au fleuve Yalu séparant la Corée de la Mandchourie est l’occasion de nouvelles surprises. La première est, encore une fois, stratégique, puisque malgré les nombreux signaux envoyés par Pékin, les Américains sont persuadés que les Chinois n’oseront pas affronter sinon le feu atomique, qui n’a pas été déclenché jusque là, du moins l’écrasante puissance de feu conventionnelle des Nations Unies.

Cette première erreur se double d’une erreur d’appréciation de nouveau opératif lorsque les Chinois parviennent à faire pénétrer près de 300 000 hommes en Corée à l’insu de l’aviation et des moyens de renseignement américains. Même lorsque les renseignements se font plus précis et que des accrochages ont lieu à la fin du mois d’octobre, le Pentagone et Mac Arthur restent persuadés qu’il ne s’agit que de quelques démonstrations de force très limitées.

Le 24 novembre 1950, Mac Arthur lance son opération « Noël à la maison » destinée à terminer la guerre par l’occupation totale de la Corée du Nord. Le lendemain, 30 divisions chinoises que personne n’a vu venir s’élancent à leur tour dans une gigantesque contre-offensive. Les Américains, stupéfaits, sont complètement débordés par des troupes à pied très mobiles qui profitent du terrain pour s’infiltrer sur les arrières de leurs lourdes colonnes motorisées. La puissance de feu américaine est impuissante face à des troupes qui exploitent à fond les possibilités du terrain, de la météo hivernale et de la nuit pour échapper aux vues. Les troupes américaines, sud-coréennes et des Nations Unies, pourtant supérieures en nombre, sont bousculées. Trois divisions américaines sont prises dans de gigantesques embuscades et subissent de fortes pertes. La VIIIe armée évacue en catastrophe la Corée du Nord après avoir subi la plus lourde défaite de l’histoire militaire américaine. Séoul est reperdue en janvier 1951 puis reconquise quelques mois plus tard. Les combats s’arrêtent progressivement à partir de novembre 1951 lorsque les belligérants s’entendent sur une ligne de démarcation aux alentours du 38e parallèle.
Enseignements
Ce cas est riche d’enseignements sur la manière dont les principes de dissuasion peuvent faillir lorsque des cultures très différentes sont en confrontation. Les Américains se sont trompés sur leur capacité à dissuader la Corée du Nord puis la Chine par l’arme atomique ou leur puissance conventionnelle. Inversement, les Soviétiques se sont aussi gravement trompés sur les Américains, persuadés que ceux-ci n’engageraient pas leurs forces terrestres dans un théâtre secondaire au moment même de la montée en puissance de l’OTAN. Les Soviétiques n’ont pas cru non plus que les Chinois interviendraient et ont tout fait pour les en dissuader. Les Chinois, de leur côté, ont été incapables de faire comprendre aux Américains qu’ils interviendraient à coup sûr si ceux-ci allaient trop loin. Chacun de ces trois acteurs a en fait prêté aux autres le raisonnement qui aurait été le sien et toutes ces erreurs cumulées stratégiques, opératives ou tactiques, ont abouti une guerre inutile, terminée là où elle avait commencé, après plusieurs centaines de milliers de morts.

D’un point de vue militaire, le déséquilibre qui avait été imposé à leurs forces armées a non seulement placé les Américains dans une situation délicate mais a même réduit leur capacité de dissuasion face à des armées continentales qui raisonnaient surtout en termes de guerre terrestre. L’idée d’une armée cadre que l’on regonflerait par la mobilisation, à l’instar de l’armée française de l’entre deux guerres, s’est avérée une nouvelle fois désastreuse. Des unités squelettiques, disposant de peu de moyens et absorbées par la gestion administrative du quotidien, sont en effet souvent incapables de maintenir les savoir-faire individuels et collectifs à un niveau suffisant.

La situation a été sauvée par les Américains par quatre éléments qui avaient été préservés :

-     Une forte capacité de projection de puissance grâce à l’USAF et la Navy. L’écrasante supériorité aérienne a cependant été incapable d’avoir seule un effet décisif sur les opérations.
-       Une force d’intervention réduite mais solide fournie par le corps des Marines, qui avait réussi à maintenir ses petites unités à un haut niveau d’entraînement. 
-     Des états-majors bien organisés et armés par un personnel ayant l’expérience de la guerre. Le débarquement d’Inchon qui engage 70 000 hommes et 230 navires dans une zone très difficile est organisé en un mois. La constitution sous le feu et à plusieurs milliers de kilomètres des Etats-Unis de la VIIIe armée et la réorganisation simultanée de l’armée sud-coréenne sont également des succès remarquables.
-    Des stocks d’équipements importants et une industrie de défense qui, à cinq ans seulement de la Seconde Guerre mondiale, n’a eu aucune difficulté à remonter ses chaînes de montage.

Il faut noter que les Etats-Unis se seraient évités bien des pertes et des ennuis, s’ils avaient pris la peine, de 1945 à 1950, d’aider à la constitution d’une solide armée sud-coréenne à l’instar de ce qu’on fait les Soviétiques au Nord et qui eux n’ont pas eu besoin de s’engager.

Il est intéressant de voir aussi qu’après la guerre, beaucoup de responsables militaires ont estimé que si le président Truman n’avait pas employé les armes nucléaires c’était parce que l’arsenal était alors trop limité pour le gaspiller dans un confit sans enjeu vital. Ils en conclurent qu’il fallait multiplier le nombre d’ogives et en décentraliser l’usage jusqu’au niveau de l’artillerie divisionnaire, de manière à pouvoir faire face à de nouvelles vagues humaines comme celles des Chinois. Débute alors l’époque du « champ de bataille atomique », pendant laquelle l’US Army crée des divisions « pentomiques » et l’USAF propose de bombarder avec des armes nucléaires les positions viet-minhs à Dien Bien Phu. Cette voie s’avère rapidement irréaliste tant politiquement que tactiquement .

Au début des années 1960, on revient à un « contrat opérationnel » beaucoup plus classique dans le cadre de la « flexible response » juste avant d’être engagé dans une guerre au Vietnam qui, à nouveau, surprend les Américains de multiples façons.

En résumé, la parfaite corrélation entre une vision stratégique claire, un outil de défense adapté à cette vision et la société qui en fournit les moyens, est un objectif indispensable mais bien délicat à atteindre tant les interactions sont importantes entre ces trois éléments. Dans le cas américain, l’interventionnisme du gouvernement Truman s’accorde mal avec une nation recherchant les dividendes de la paix ainsi qu’avec des forces armées dont chaque service poursuit sa propre stratégie bureaucratique, et le tout face à des adversaires de cultures très différentes. Ces discordances ont créé des zones de faiblesse à différents niveaux que les ennemis des Etats-Unis n’ont pas manqué d’exploiter. 

4 commentaires:

  1. Bien, comme nous nous approchons des fêtes de fin d’année, demandons au Petit Papa Noël que cette note inspire les rédacteurs du prochain Livre Blanc …

    RépondreSupprimer
  2. La France pour ne pas dire l’Europe rentre peut être dans une période de pause stratégique ?
    Des brigades avant tout administratives sans explosivité opérationnelle, des munitions en flux tendus, un équipement de combat stocké dans des centres logistiques sous gardiennage privé, des officiers sans pouvoir, une réserves insignifiantes et pas de possibilité dans armer un plus grand nombre, un numéro vert et une cellule psychologique.
    La surprise viendra comment ?
    Une invasion armée de 600 000 djihadistes avec femmes et enfants débarqués avec tous ce qui flotte, et une belle bataille comme on les aime dans la vallée du Rhône : « 10 000 hoplites Félins, appuyés par 8 000 Gendarmes et policiers (comme Peltas) avec 20 Leclerc sont écrasés dans un combat héroïcocorico » 20 ans plus tard la CEI libère l’Europe ou se qui en reste. Les USA connaît pas.
    Ou un engagement de 10 000 hommes sur un théâtre extérieur pour des raisons politico-humanitaire, sans analyse stratégique et un nouveau Dien Bien Phu ! dans le Caucase par exemple ou une plaine d’Ukraine.
    Résulta plus d’armée ! Plus de souci ! De la gloire et le chaos pour 20 ans.
    Citoyen la pause est obligatoire.

    RépondreSupprimer
  3. L'art de la coupe budgétaire est une technique d'escrime délicate ...
    On aimerait toutefois savoir quelle cathédrale militaire à dans le même temps été sécurisée et cajolée ?
    On pense au parallèle de la très belle flotte de Georges Leygues dont les fonds auraient été mieux utilisé à contrer la menace bien évidente à nos frontières ...
    Ou à défaut à développer le bon outil :
    Le retard français dans le développement des portes avions était criant au regard de l'intense Brainstorming qui avait prévalu dans l'US Navy à partir des années 20 et qui a permis les succès de la guerre du pacifique ... Quand les cuirassés Français n'ont été qu'un objet déjà dépassés depuis la bataille du Jutland.
    Pour rebondir sur la guerre de Corée, les porte-avions ont en partie sauver la mise des troupes au sol acculées dans la péninsule de Corée .
    Comme disait mon ami Jean Charles Drouillot, un outil de défense , cela se développe 15 ans à l'avance.
    Ainsi l'exercice du LB actuel est sans doute le plus délicat , car il faudra préserver les outils cruciaux pour le futur, quand l'on connaît la tendance à racler les fonds en terminant toute une série de petit programme qui ont pourtant une valeur comme multiplicateur de force... Toujours au profit de vision cathedralesques

    RépondreSupprimer
  4. Skcnireud exagére beaucoup mais on lit qu'il fallut trois jours pour préparer les premières frappes sur la Libye car les bombes étaient à x centaines de kms des bases aériennes, on peut se poser des questions...

    RépondreSupprimer