vendredi 3 août 2012

Zara comme modèle opérationnel


Dans le monde de la confection, la plupart des maisons conçoivent leurs produits avec une double saison d’avance avec le risque que, dans un contexte aussi volatil que celui de la mode, les vêtements qui arrivent dans les magasins plusieurs mois plus tard ne plaisent pas autant qu’anticipé. Outre la gestion de stocks de plusieurs mois, les magasins doivent donc également gérer des invendus, le plus souvent en les soldant. Les maisons essaient de rattraper ces coûts ex post en réduisant ex ante au maximum leur coût de fabrication grâce à la production de masse par une main d’œuvre étrangère bon marché. Mais si cette externalisation réduit les prix de production, elle engendre aussi des coûts de transaction, en particulier des délais, qui entretiennent le système dans son homéostasie.

Dans les années 1930, John Maynard Keynes avait révolutionné la science économique en considérant simplement que c’était la demande qui créait l’offre et non l’inverse. En 1975, Amancio Ortega a organisé Zara sur le même principe. Comme le kanban de Toyota, lui-même inspiré de la distribution alimentaire, chez Zara tout part du client avec l’obsession de le satisfaire au mieux et surtout au plus vite. Pour cela les gérants des 2 600 magasins envoient tous les jours au bureau de conception des comptes rendus quotidiens de ce que les clients achètent, dédaignent ou demandent sans être satisfaits. A partir de ces comptes rendus mais aussi de l’observation de la concurrence ou des grands stylistes, les concepteurs définissent très vite de nouveaux produits tests dont la fabrication est confiée non pas à des sous-traitants étrangers mais à 14 usines très automatisées en Espagne qui travaillent 24h/24 puis, pour la finition, à 300 ateliers d’artisans de Galice et du Nord du Portugal. On associe ainsi la vitesse de production et la qualité. Dix à quinze jours après la conception, des lots tests sont envoyés dans les magasins. S’ils se vendent bien, la production de masse (mais pas plus de 30 000 exemplaires) est lancée, s’ils ne se vendent pas en revanche ils disparaissent vite des étagères et la perte reste limitée.

Zara livre ainsi ses magasins deux fois par semaine et sort jusqu’à 30 000 produits par an, soit des dizaines de fois plus que ses concurrents. L’entreprise n’a pas plus d’un mois d’inventaire (au lieu de trois pour Gap par exemple) et très peu d’invendus. Il n’y a pas besoin non plus d’un budget publicitaire important puisqu’on ne cherche pas à imposer des produits particuliers qui, de toute façon, disparaîtront quelques semaines plus tard des rayons. La faiblesse de ces coûts périphériques permet en retour de maintenir les prix à un niveau bas, ce qui accroît encore la satisfaction du client. La vitesse a créé ainsi un cercle vertueux qui a fait la fortune de Zara et de son fondateur.

Cette boucle OODA (observation-orientation-décision-action, chère aux aviateurs de chasse) rapide a été possible grâce à un « service de renseignement » dense et au plus près du terrain. Par le biais de l’observation, de l’écoute et, comme dans tout marché, par le prix, Zara a réussi à coordonner son comportement sur celui des consommateurs alors qu’elle n’a qu’un faible contrôle sur eux. Du côté de l’offre, Zara ne contrôle pas non plus complètement ses fournisseurs autrement que par le marché (par le biais de contrats). En revanche, assurer cette double coordination entre la production et la demande impose une coordination interne précise et rapide, qui exclut toute externalisation et la friction clausewitzienne que celle-ci suscite inévitablement (incompréhensions, délais, manque de réactivité, etc.).

Les enseignements opérationnels à tirer de cette expérience sont nombreux. En voici quatre qui viennent à l’esprit :

Le premier est que lorsqu’on observe une tendance aux rendements décroissants, il est peut-être utile de se demander, comme Dick Fosbury avant de sauter sur le dos, si en faisant l’inverse de ce qui est habituellement fait ou de ce qui paraît évident ou intuitif on ne réussirait pas à faire mieux. Lorsque la logistique devient trop lourde, une troupe à pied peut être plus rapide et mobile qu’une troupe motorisée (l’infanterie chinoise dans la guerre de Corée par exemple) ; lorsque la protection devient trop encombrante et lie les hommes aux routes et aux bases, il est peut-être moins dangereux d’être plus léger mais sur le terrain et imprévisible ; lorsqu’une préparation d’artillerie de plusieurs jours ne permet pas d’obtenir une destruction de l’ennemi, peut-être qu’une préparation de quelques minutes suffira pour obtenir la surprise et être plus efficace, etc. Ce n’est pas toujours vrai mais il faut régulièrement se poser la question.

Comme la quantité, la vitesse est aussi une qualité opérationnelle. Intervenir chirurgicalement sur un blessé en moins d’une heure, réagir à une nouvelle menace, déclencher une opération militaire en quelques jours dans une zone en crise, gérer tout de suite la stabilisation d’un pays après le renversement d’un régime, permettent souvent d’être plus efficace. Les délais dus à un processus de décision complexe ou à des problèmes d’organisation entraînent des coûts supplémentaires humains et financiers. La précipitation peut toutefois être dangereuse, aussi la capacité d’action rapide doit être associée à une connaissance précise de ce qu’il y a à faire, et donc faire appel à un réseau de renseignements, d’expertises, etc.

Nous concevons nos équipements majeurs comme les magasins de confection traditionnels conçoivent leurs vêtements, en anticipant non pas six mois à l’avance mais dix ou quinze ans avant leur emploi et lorsque nous recevons finalement le marteau commandé quinze ans plus tôt nous sommes obligés de raisonner nos problèmes en termes de clous. Pendant ce temps, les gens que nous affrontons achètent sur étagères et utilisent des avions de ligne comme missiles de croisière.

Nous devons enfin nous efforcer de coller aux besoins futurs mais aussi et avant tout aux besoins immédiats. Externaliser certaines fonctions permet de faire des économies immédiates et visibles, mais, on le sait au moins depuis Ronald Coase (1937), engendre aussi des coûts de transaction moins visibles mais qui peuvent être parfois très pénalisants. La société Blackwater a rendu de nombreux services en Irak, elle a aussi largement contribué à la dégradation de l’image des occupants. Au passage, externaliser n’est pas synonyme de privatiser. Quand on retire des capacités de soutien autonomes aux unités de combat, c’est déjà pour elles de l’externalisation. Quand les unités de soutien ont été retirées des divisions israéliennes pour être regroupées dans des bases régionales, cette externalisation a permis de réduire le nombre de personnel de soutien et de faire quelques économies. Le système a fonctionné un peu plus lentement qu’avant mais tant que les opérations restaient très limitées, cela n’a pas porté à trop de conséquences. En revanche, lorsque Tsahal a engagé l’équivalent de l’armée de terre française contre le Hezbollah en juillet 2006, le système a complètement explosé. Plus personne ne savait qui soutenait qui alors que les combats se déroulaient à quelques kilomètres des bases.

La logistique organique de Zara est plus efficace que les bases de soutien de Tsahal et les grandes entreprises qui réussissent ont beaucoup à nous apprendre ou nous réapprendre. 

10 commentaires:

  1. J'au cru qu'il s'agissait de Zara...von Pikendorff!

    Bientôt de retour en France. A plus

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  2. On n'arrive pas à développer ou à daigner adopter une approche asymétrique dans nos programmes de matériel , qui restent effectivement suspendu à une logique de haute couture.
    Quand un ingénieur off-shore comme René Loire propose un Frappeur Low Cost réalisant l'almagame entre une plateforme faite de tubes pour l'offshore tirant une munition de haute technologie , l'affaire est reprise aux States et devient un DDG-1000 hors de prix.
    Et comme on fait tout comme les américains on se refuse à adopter une approche qui voudrait que l'on couvre 80% du besoin pour 50% du coût ...
    Avec les problèmes budgétaires actuels, on va laisser de ce fait se créer des pertes capacitaires faute de pouvoir financer suffisamment d'éléphants blancs pour remplir tous les trous que leur surcoût va créer.
    Le seul domaine où l'on soit à cycle court, c'est les missiles comme on a pu le voir avec les développements rapides par le Complex Team Weapons et MBDA.
    Comme il se trouve qu'il s'agit de la composante la plus cruciale, on pourrait peut être écouter ce que disait le CNO récemment, en vantant des munitions sophistiquées mais des plateformes plus pérennes que high tech !
    Certes, il pensait surtout à défendre le F-18 contre le F-35 mais il y aurait là matière à creuser....
    Pour revenir à René Loire , il proposait même le "Frappeur d'opportunité" en proposant des missiles de croisières chargés sur un porte container .... Ce qui serait un vrai pied de nez à des adversaires justement apte à le faire pour des actes de terrorismes !

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  3. AMHA, Le problème du "textile", c'est l'évolution de la mode, qui est celle du besoin perçu.
    Ce besoin perçu pousse à changer de formes/de coupe, de couleurs, de motifs ou de tissus de vêtements qui persistent à remplir le même usage.
    Cet usage, qui ne change pas vraiment, est le besoin réel.
    Un vêtement bien que de bonne coupe et fait dans un beau tissu, remplissant parfaitement ce besoin réel, ne satisfera pas le besoin perçu et sera écarté des étagères.

    La chose militaire connais aussi ses modes, mais subi en plus le poids d'une doctrine qui est produite de manière plus ou moins centralisée (contrairement au textile qui subit des influences divergentes et souvent contradictoires).

    ce qui me fait adhérer totalement à votre problématique :
    "Nous concevons nos équipements majeurs comme les magasins de confection traditionnels conçoivent leurs vêtements, en anticipant non pas six mois à l’avance mais dix ou quinze ans avant leur emploi et lorsque nous recevons finalement le marteau commandé quinze ans plus tôt nous sommes obligés de raisonner nos problèmes en termes de clous."

    Belle phrase, sera citée de nouveau.

    Maintenant, j'attends vos solutions :)

    mad

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  4. Ingénieur méthode dans un grand groupe international de logistique, j'ai souvent eu l'occasion de remarquer que ces opérations sont mieux maîtrisées par des entreprises de tailles moindres que par des gros groupes où les erreurs sont supportées par un réseau pléthorique de fournisseurs et sous-traitants.

    Parmi les clients, un très gros constructeur européen d'aéronautique présente le plus d'incoherences. Notamment au niveau décisionnel où le morcellement des opérations confiées à des prestataires concurrents conduit à des aberrations.
    Pour faire simple, on ne sait plus qui décide vraiment entre le constructeur, les consultants, les opérateurs.
    Curieusement (vraiment ?) c'est sur la portion française de l'activité qu'on constate ces disfonctionnements organisationnels.
    On peut se demander si l'allongement des délais décisionnels est le fait des opérateurs institutionnels ou dûs à la taille de ces monstres bureaucratiques.

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  5. ..."On peut se demander si l'allongement des délais décisionnels est le fait des opérateurs institutionnels ou dûs à la taille de ces monstres bureaucratiques." ... ou de la culture même d'échange dans lequel s'insère la chaîne industrielle/institutionnelle.

    Dans un tout autre exemple, classique mais éloquent, prenez l'organisation administrative des collectivités françaises, ainsi que son armature urbaine. Macrocéphalie, multiplication des étages ("millefeuille administratif") et des intermédiaires, distribution peu claire des prérogatives, le tout dans un bouillon juridique ultra complexe sous-tendu par une prégnance d'un principe de précaution aveuglant... et d'une peur du changement viscérale.

    Dans cette culture, ériger des dolmens plutôt que tatonner pragmatiquement en commençant par remettre tout en question devient plus facile.

    Et dire que Descartes était français...

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  6. L'armée ne produit rien c'est pourquoi les meilleures stratégies de développement du civil ne s'appliqueront pas au domaine militaire. Je constate que là ou il y a des impératifs de résultats,de rentabilité et de bénéfices, les acteurs sont sous pression et trouvent les meilleures solutions pour satisfaire les investisseurs. Dans le cas de l'armée on complique de plus en plus les choses parce qu'il n'y a pas de volonté réelle d'éfficacité autre qu'à l'échelon tactique (finalement le niveau bénéficiaire)...sauf qu'à ce niveau de responsabilité il n'y a pas de décideurs (assez logique)...et c'est pareil pour l'administration. Pour faire évoluer l'affaire il faudrait "débloquer" l'ascenceur social ce qui permettrait d'élargir plus le cercle de recrutement et le profil des futurs décideurs. la sécurité de l'emploi et l'assurance d'un profil de carrière conduit à l'état de léthargie pour les uns et de fatalisme pour les autres.

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  7. @anonyme2

    L’industrie de la mode aussi subit une doctrine centralisée : les bureaux de style présentent tous les mêmes tendances pour la saison, découlant directement des collections d’une poignée de grandes entreprises de prêt-à-porter de luxe.
    Uniformité appliquée ensuite dogmatiquement par les acheteuses, sans beaucoup d’alternatives possibles pour le client (couleur, coupe, matière…).

    (en passant, en tant que client-et-pas-forcément-utilisateur-final, le traditionnel rythme de programmation de la distribution textile me semble largement périmé : vouloir acheter en magasin un pull ou un collant chaud en janvier/février est un vrai défi ; vendre les vêtements de printemps en plein hiver… qui planifie encore à ce point ses achats ?)


    @anonyme4
    « L’armée ne produit rien »

    Certaines activités millénaires ne produisent effectivement rien en terme de résultats mesurables économiquement, mais restent indispensables dans une démocratie moderne :
    le médecin, l’infirmière, la sage-femme,
    le poète, le philosophe, l’écrivain, l’artiste, le musicien
    l’historien, le chercheur, le savant, l’astronome,
    l’avocat, le juge, le policier, l’instituteur, l’éducateur,
    … sans oublier la prostituée.

    Le vrai danger est bien de perdre à terme le contact avec le besoin, qui est la mission de défense - on présuppose ici que la défense du citoyen coïncide avec celle de l’État (au sens large, traduction : au delà de ses frontières).

    Dit autrement, perdre le contact avec le besoin, c’est perdre le contact avec le consommateur/utilisateur final, donc avec le citoyen/l’électeur.
    Lequel reste un individu libre avant tout - en France et en Occident, du moins- donc parfois fidèle, parfois changeant. Voire imprévisible.

    Comme les menaces, d’ailleurs. Nous ne sommes pas différents du monde dans lequel nous évoluons, et nos ennemis non plus.

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  8. Merci de cette note !

    Bon, le cas Zara est enseigné, et depuis longtemps, dans toutes les business schools de la planète. Une sorte de tarte à la crème, maintenant - ce qui n'empêche pas d'y trouver des leçons.

    De loin, une des caractéristiques les plus différentes de l'armement ou de l'aéronautique (citée plus haut) est qu'il y a peu de conséquences à faire une erreur. Un vêtement arrivé en retard, une pièce de mauvaise qualité, une erreur de livraison: aucun dommage dramatique. Un avion qui s'écrase, c'est différent.

    Un des cas les plus intéressants à regarder serait l'informatique. Les chaînes d'approvisionnement sont à l'opposé de la centralisation et de la concentration de Zara; pourtant, les lignes de produits changent tous les mois.

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  9. Mon cher Goya vous êtes prêt à entrer au comité Logistique Civilo-Militaire ...je puis vous en ouvrir les portes ...

    "Davout"

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    1. J'en suis flatté mais de quoi s'agit-il ?

      goyamichel@gmail.com

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